Orpheline
C'est enfin lundi matin. Le premier jour de classe de janvier. Les adolescents se font déposer par leurs parents ou par leurs chauffeurs au petit matin. Ils se débarrassent vite de leurs valises et se ruent en cours. Devant les salles, ça débriefe des occupations des derniers jours. Certains ne se sont pas vu de deux semaines alors il y a beaucoup à raconter et surtout les cadeaux obtenus à Noël. Les professeurs sont obligés de les rappeler doucement à l'ordre. Il faut dire que les congés ont été source d'événements et que les récits des enfants favorisent la dispersion de pensées.
Il faut attendre midi pour que l'un des professeurs s'inquiète de l'absence d'une des élèves. La plus puissante de tous, Maeve Teyssier ne s'est pas présentée en cours ce matin et ne se trouve pas dans sa chambre ou quelque part dans l'école. La directrice tremble avant d'appeler Rudolf Teyssier pour comprendre ce qui se passe.
Les adolescents sont de vraies commères et tous espionnent la fenêtre ou la porte pour en savoir plus. Pourtant, personne ne l'aime cette pimbêche. Quasi tous sont curieux. Deux sont inquiets. Trois s'en fichent. Cependant, quand la directrice ressort blanc comme un linge et convoque tous les professeurs en réunion d'urgence, annulant les cours de l'après-midi, la surprise générale règne.
Maxime, tracassé, appelle son père au cas où il saurait quelque chose. Marc est aussi étonné que son fils et lui promet de se renseigner. A la demande de Thibaut, Samuel fait de même avec ses parents. Elena va à la pêche aux infos sans révéler l'absence de l'impératrice. L'agitation qui règne au sein du corps professoral n'est pas pour rassurer les adolescents. Thibaut et Lisa tentent d'utiliser leurs statuts de délégués pour aller aux nouvelles, toutefois, ils se font écarter sans ménagement. Les enseignants semblent en panique.
La gamine reparaît du mercredi matin, encore plus maigre qu'avant et les yeux cernés montrant un état de grande fatigue. La directrice est allée la chercher elle-même à la gare. La jeune fille est flanquée d'un type à l'allure bizarre qui la suit partout. Un secrétaire de la famille Teyssier. L'homme ne parle pas. Il se contente d'accompagner Maeve dans chacun de ses déplacements.
Les journalistes de la presse people ont répandu la rumeur et sont entassés au portail du lycée. Rudolf Teyssier et sa femme sont morts ce week-end dans un cambriolage sordide qui a tourné au meurtre et dont la jeune Maeve est sortie indemne par miracle. Alors qu'elle a quatorze ans, la voici orpheline et à la tête du plus grand empire financier mondial.
La nouvelle ne semble guère modifier ses habitudes. Elle garde son air de robot froid et hautain. À la pause, beaucoup d'adolescents se précipitent pour présenter leurs condoléances, afin de se faire bien voir de la nouvellement promue. Elle les snobe tous, ne perdant pas de temps à leur répondre. Une seule personne obtient une phrase de sa bouche : Maxime Bord.
— Merci de m'avoir appris à tirer quand on était gamin. Cela m'a été très utile.
Ce sont les seuls mots qui sortent de ses lèvres pendant les deux semaines qui suivirent. Elle remplit sa bouche des mets les plus gras et caloriques de la cantine pour compenser son chagrin. Elle se terre encore plus dans son antre et les mélodies d'une autre époque résonnent dans toute l'école sans que quiconque ne proteste. Personne ne sait quand et où l'enterrement eut lieu. Les gens envoient les fleurs et les cartes directement au lycée, jusqu'à ce qu'une rumeur prétende que la fillette aurait fait jeter les corps de ses parents dans une fosse commune.
Le sécrétaire dépose les plantes à la cantine ou dans le salon du dortoir. Parfois il les offre aux filles pour leurs chambres. Sans une parole. Les cartes sont lues puis déchirées en mille morceaux et jetés à la poubelle. Toutes, sauf une petite lettre sur du papier rose pailletée. Celle-ci, la jeune fille la serre contre son cœur, montrant durant quelques secondes une émotion, puis elle se rattrape, met la missive dans son sac et disparaît comme à son habitude.
C'est le soir. Maxime a du mal à dormir. Le tonnerre dehors fait un boucan d'enfer. Il tourne dans son lit sans trouver le sommeil. Alors, au bout d'une heure, il décide de se lever pour aller boire un jus de fruit dans la kitchenette à disposition dans le salon commun. Tout occupé à trouver le parfum pomme, son préféré, il perçoit un bruit qui lui fait dresser l'oreille. Il entend quelqu'un chanter faux.
Curieux, il se met à chercher dans le dortoir sans succès. Puis, il comprend que les beuglements viennent de l'extérieur. Il descend donc et à l'abri du palier, il écoute plus attentivement. Une voix aiguë hurle une très ancienne ritournelle.
— I'M SINGING IN THE RAIN
JUST SINGING IN THE RAIN
WHAT A GLORIOUS FEELING,
I'M HAPPY AGAIN ... (Gene KELLY)
Maxime n'en revient pas. Une fille est en train de hurler sous le déluge. Il n'en connaît qu'une assez folle pour cela et fan de ce genre de musique. Il se précipite aussitôt pour l'engueuler de son tintamarre. Ce qu'il voit alors le choque davantage. Maeve est en train de danser, manquant plusieurs fois de tomber.
Il s'approche et son diagnostic se confirme. Elle tient une bouteille de punch à la main. Elle est soûle et pue l'alcool à des kilomètres. Ses yeux rouges indiquent au jeune homme qu'elle est en train de pleurer. Elle beugle de plus belle sa chanson, s'agitant tant et si fort qu'elle finit par être malade et se penche pour nourrir les plates-bandes de fleurs.
Se redressant trop vite, elle chute puis elle reste par terre, pleurant à chaudes larmes. La colère du brun retombe aussitôt devant la détresse de la jeune fille. Il la protège du parapluie qu'il a saisi avant de sortir puis s'agenouillant en trempant son pyjama, il lui frotte la joue doucement.
— Allez, viens princesse. Tu vas attraper un rhume si tu restes là. Je me doute bien que tu t'en fous pas mal, mais t'es insupportable quand tu es souffrante.
Il s'en veut de sortir des mots aussi pitoyables. Ce qu'elle a besoin dans ce deuil, c'est de paroles réconfortantes et de douceur. Pourtant, elle ne semble pas lui en tenir rigueur et sourit tristement.
— T'es toujours aussi doué Bord junior.
— On ne change pas quand on est parfait... Viens... Il faut te mettre au chaud...
— ...
— Princesse... Pour une fois, ne fais pas chier et écoute moi. Tu vas tomber malade.
La jeune fille se lève en boudant et titube. Elle manque de tomber de nouveau et tape le garçon avec son pied. Maxime passe un bras autour de sa taille pour la soulever et l'aide à marcher. Le jeune homme conduit de suite Maeve vers sa chambre. Il n'a pas besoin de lumière car tout est rangé à sa place. La poussant dans la douche, il va chercher dans son armoire deux autres pyjamas. Quand il revient, elle est statufiée sous l'eau chaude, mais ne pleure plus. On dirait un zombie hagard.
Doucement, il rentre dans la douche et lui enlève son pull et son pantalon trempé. Elle ne porte plus que sa chemise et ses sous vêtements. Attrapant son gant de toilette et le savon, Maxime frotte les mains et le visage de la demoiselle puis lui tend les affaires et se tourne. Elle a finit par réagir et se lave.
Il sort de la douche et se change rapidement, sans se soucier de montrer ses fesses nues à la donzelle. Maxime continue de parler et s'assure qu'elle va bien en lui demandant des petits gestes. De temps en temps, la brune tape sur la vitre ou bien passe la main et pince le dos du garçon. Une fois pour dire Oui, deux pour dire non. Au bout de quelques minutes, en reniflant toujours, elle sort et attrape la serviette que lui tend Maxime. Puis toujours dans le dos du jeune homme, elle enfile le boxer et le pyjama deux fois trop grand. Elle tire la manche du brun quand elle a fini.
Le brun se retourne et voit la jeune fille nager dans ses vetêments. Elle fait la tête et ses yeux sont rouges. Elle ne pleure plus et semble perdue dans des pensées contrariantes. Elle fixe le sol en se dandinant d'un pied sur l'autre, attendant que Maxime lui dise ce qu'elle doit faire. La serviette est sur ses épaules pour absorber l'eau qui coule de ses cheveux. Doucement, le garçon prend le peigne et démêle la tignasse méche par méche. Quand il a fini, il éponge une derniere fois la chevelure puis fait une tresse.
Attrapant une de ses mains, il l'amène vers le lit. Soulevant la couette, le brun l'allonge entre les draps chauds puis retourne dans la salle de bains ranger le bordel. Il est un peu étonné de voir que tout a bougé de place en si peu de temps. Il remet en ordre la pièce. Le brun ramasse les vêtements au sol pour les mettre dans la panière, ferme le savon et le shampoing. Le garçon retrouve sa brosse à dents en haut de létagère. Enfin, Maxime revient et s'allonge aux côtés du zombie yeux grand ouvert qui regarde le plafond comme on le ferait d'un écran de cinéma. Avec douceur, il dépose un bisou sur le front de la jeune fille et d'une caresse lui indique de fermer les yeux.
— Bonne nuit princesse. Dors bien.
— Bonne nuit petit coq.
Ces quelques mots ravivent des souvenirs dans l'esprit du garçon pendant que la jeune fille sombre dans un profond sommeil en se blottissant contre lui. Il prend son téléphone et observe un vieux cliché. Il avait huit ans et elle six. Elle venait de gagner un concours de vente de gâteaux et surtout, elle fêtait sa victoire contre Marcel Bord avec Elena.
*************Année de dixième, peu avant les congés de Noel ***************
Lorsque Maxime était en dixième, il y eut un concours de ventes de gâteaux à son école. Pour fêter leur gloire écrasante d'écoulement des stocks de nourriture coupable, Elena et Maeve décidèrent de faire une soirée pyjama chez Lisa et invitèrent Thibaut. Ayant perdu, c'est l'argent de poche de Maxime qui fournit les sucreries. Le beau brun prit le parti de se taire et de ne pas protester afin de ne pas recevoir un gage supplémentaire. Écœuré, même son propre grand-père ayant cédé face aux deux pestes, il ronchonnait sur l'injustice de la vie tout en jalousant son meilleur pote.
Thibaut n'avait jamais de souci avec les filles et elles le chouchoutaient avec excès. Bien sûr, du haut de ses huit ans, Maxime se contrefichait bien de plaire aux demoiselles. C'est juste qu'il ne comprenait pas pourquoi les deux chipies ne cessaient de le tourmenter alors qu'elles se montraient si adorables et câlines avec son pote. Il savait que cela n'avait rien à voir avec les querelles familiales. Les deux péronnelles avaient suffisamment de caractère et de cerveau pour ne pas s'arrêter à ce genre de détails. D'ailleurs, si elles étaient influencées par les guérillas financières entre empires, elles ne se parleraient pas. Leurs mères et pères respectifs se haïssant farouchement.
Non, les deux chipies avaient d'autres raisons de tourmenter Maxime et il ignorait lesquelles. Mais cela le navrait, car malgré ses ronchonnages, le beau brun adorait passer du temps avec elles et jalousait son pote quand il le voyait recevoir des câlins. Pourtant, il ne manquait pas d'amour. Sa maman le fatiguait à lui donner sans cesse des bisous et des embrassades. Il avait et a toujours une vraie mère poule.
Maxime sourit tristement en se remémorant le surnom que lui a donné Maeve. Sa maman venait de lui redresser son col et a laissé échapper un mot tendre, un surnom de poussin. L'espièglerie de la brunette a transformé cela en petit coq. Depuis, elle ne cessait de caqueter pour se moquer. Au moins, elle savait qu'il existait. Les gens qu'elle méprisait, elle ne leur adressait même pas la parole.
Maxime baissa les yeux pour ne pas voir Thibaut couvert de bisous. Il avait envie de pleurer, mais on ne montre pas ses émotions quand on est fortunés et encore moins quand on est un Bord. Alors, il soupirait dans son coin, ce qui attira l'attention des deux démones qui lui demandèrent pourquoi il râlait encore. Il leur répondit d'un air arrogant que vu qu'il payait la bouffe, il devrait au moins être invité à la petite sauterie.
Les deux filles hésitèrent et chuchotèrent à voix basse avec Lisa. Elles ne voulaient pas mettre leur amie dans l'embarras et savaient que seul Thibaut ne la rendait pas mal à l'aise. La jeune métis regarda Maxime et sembla lire en lui. Alors, et bien qu'elle rougit d'avance à sa présence, elle incita ses copines à faire venir le beau brun. Afin qu'il se sente moins seul pendant qu'elles couvriraient de bisous Thibaut, Lisa invita également le nouveau Samuel. Heureusement que ses parents étaient hypers cools avec elle.
Voici donc toute la clique qui débarqua du vendredi soir avec une cargaison de jus de fruits, de chamallows et d'autres sucreries. La soirée entre filles se fit malgré la présence masculine et les péronnelles s'installaient déjà devant un dessin animé mièvre. Elles commençaient à se faire des coiffures et des soins de beauté, imitant les dames des salons d'esthétique.
Maxime regarda la chambre de Lisa afin de mieux connaître cette si discrète gamine. La pièce était rose pastel, pourvue de grandes fenêtres décorée de rideaux rouges à rayures blanches. La décoration était plutôt sobre. Le lit et son épais édredon fuchsia, une incitation à la sieste. Quelques babioles enfantines traînaient bien que l'ensemble fut plutôt ordonné.
Le beau brun plaignit d'avance Lisa pour le bazar que ne manqueraient pas de mettre Elena et Maeve. Celles-ci étaient déjà en pyjama et se coiffaient d'improbables sculptures capillaires. Thibaut fut réquisitionné pour tenir mèches et élastiques tandis que Samuel cherchait du soutien d'un regard inquiet.
Très vite, les deux despotes féminins se chamaillèrent et se battirent avec des oreillers. Là, il put intervenir et ne prenant parti pour aucune des deux, il se joignit au combat avec un Samuel ravi. Les deux autres enfants, plus calmes et raisonnables, s'assirent dans un coin et papotèrent en attendant que les quatre fous furieux se fatiguent.
L'heure avançant, les yeux commencèrent à piquer. Il y avait trois matelas de prévu. Un sur le lit de Lisa, et deux gonflables à terre. Les filles complotèrent. Les garçons pensaient qu'elles tiraient au sort laquelle devrait dormir avec l'un d'eux. À leur grande surprise, elles avaient conçu un plan bien plus diabolique.
Lisa s'empara du bras de Thibaut qui ravi, la suivit jusqu'à la couette fuchsia. Elle se blottit contre lui et se cacha à moitié dans l'épais édredon. Il se glissa contre elle doucement sans lui faire peur. Lisa était la plus timide des trois, toutefois, elle considérait Thibaut comme son grand frère et de toutes les combinaisons de cohabitation possibles, celui ci était le plus calme et pacifique.
Elena agrippa le col de Samuel éberlué qui se fit tirer jusqu'au premier matelas. Les deux grands dadets pensaient que la blonde et la brune allaient dormir ensemble. Mais elles avaient trouvé bien plus amusant. Après une courte dispute sur l'emplacement des oreillers et sur le côté préféré, Elena s'installa confortablement et s'endormit en quelques minutes. Samuel se recroquevilla sur le restant de lit, lui tourna le dos et s'endormit également.
Maxime sourit en comprenant le traquenard. Il s'en fichait. Il avait l'habitude de se battre pour garder la couette. Il s'empressa donc d'investir le second matelas avant que Maeve ne prenne toute la place. Étrangement, ce soir-là, elle était très calme et ne cherchait ni à le faire tomber ni à le pincer ou le taper.
Au contraire, elle se tourna vers lui et posa sa tête sur son torse sans aucune gêne. Cela sentait le coup fourré à plein nez, toutefois Maxime lui caressa les cheveux. Il rigola en pensant que grâce au pyjama en pilou qu'elle portait, il avait une chance infime de ne pas finir frigorifié. Elle était si sérieuse et plissait son adorable petit nez. Elle grimpa pour monter sa bouche au niveau de l'oreille du brun et chuchota à son intention des mots qu'elle ne voulait pas que les autres entendent.
— Dis... Petit coq...
— Oui princesse ?
— Quand on sera grand, on se détestera comme nos parents, tu crois ?
— J'en sais rien. On n'est pas obligés.
— ... Je n'ai pas envie.
— Moi non plus.
— J'aime bien dormir avec toi. T'es confortable.
— Et toi, une vraie petite bouillotte.
— Ça veut dire que tu m'aimes bien ça ?
— Ça veut dire que peut-être que je t'aime bien.
— Bonne nuit, petit coq.
— Bonne nuit, princesse.
Les enfants s'endormirent tous très rapidement et tous souriants. Ils avaient encore l'innocence de leur jeune âge et étaient adorables à voir ainsi blottis les uns contre les autres. Les parents de Lisa ne purent s'empêcher d'être attendris face à la bande d'adorables petits monstres qui squattait leur domicile.
Bien qu'ils haïssaient les parents de Maeve qui étaient de vraies ordures, méprisaient la mère de Samuel qui avait des liens avec le trafic d'armes, et qu'ils avaient de nombreux différents commerciaux avec les parents des trois autres, Rodrigue et Sumiko étaient heureux de l'amitié enfantine entre les différents rejetons de leurs concurrents. Ils prirent une photo du groupe profondément endormi et l'envoyèrent par e-mail aux familles Bord, Toen, Plenzo, Bjork et à René Teyssier. Tous répondirent par une phrase de tendresse envers leur rejeton. René Teyssier osa même une citation tendre.
" Un enfant sans innocence est une fleur sans parfum." François-René de Chateaubriand ; les pensées, réflexions et maximes (1848)
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