Séparation
Au matin, Maeve se réveille en sursaut. Elle frappe Maxime pour se libérer de l'emprise des bras musclés. Dès que le brun laisse un passage, elle s'enfuit en crachant au visage du garçon toujours vêtue du pyjama noir. Maxime encore ensommeillé n'a pas le temps de réagir. Si des longs cheveux noirs bouclés ne traînaient pas sur son oreiller d'un blanc immaculé, et si son premier vêtement de nuit n'était pas trempé, il croirait avoir rêvé.
Une minute après sa fuite, la demoiselle réveille les dortoirs avec du Céline Dion mélancolique. Les élèves ne savent pas trop quoi penser quand elle passe la chanson Vole puis Parler à mon père à la suite et enchaîne sur The show must go On de Queen; Someone like you d'Adèle, Con ti partiro d'Andrea Bocelli et emmenez moi de Charles Aznavour pour finir par My way de Frank Sinatra.
Le mélange des genres est à la fois étrange et harmonieux. Mais les musiques filent le cafard à tout le lycée. Le malaise est encore plus fort quand l'impératrice sort de sa chambre avec un look mi-grunge mi-gothique. Elle s'est maquillée pour pâlir sa peau et a coloré ses lèvres en noir. Ses vêtements amples et noirs ont été déchirés par endroits et ses cheveux ne sont pas coiffés. Elle ressemble à une jeune fille en pleine crise d'adolescence, sauf que là, elle n'a plus de figures parentale pour se rebeller.
Le secrétaire ne dit mot même si son visage est encore plus désapprobateur que d'habitude. Toute la journée, les professeurs se retiennent de commentaires envers la bulle de chew-gum qui éclate ou les chaussures sur le pupitre. La brune cherche clairement à se faire réprimander. Aucun enseignant ne réagit, ayant trop peur d'offenser l'héritière qui payera leurs salaires en fin du mois. C'est finalement le doux Thibaut qui calme la jeune fille quand celle-ci, assise derrière lui au dernier cours, pose ses pieds sur ses épaules.
— Mademoiselle Teyssier, auriez-vous la bonté de retirer vos divins petons de mon épaule si frêle ? Lui murmure t'il avec un grand sourire en lui tenant les chevilles
— Nope ! Réponds t'elle d'un air de défi.
— Très bien. Je suis votre éternel chevalier servant, mais puisque vous souhaitez ainsi vous servir de moi comme d'un repose-pied, alors qu'il en soit ainsi.
Thibaut pose une bise douce sur la cheville droite de la jeune fille puis place un pied sur chaque épaule et se baisse assez pour que la position soit confortable pour la donzelle.
— Pff même pas drôle. Vous faites chier Plenzo junior.
La demoiselle retire ses chaussures du garçon et se replace dans une position neutre en ronchonnant. Personne ne répond à ses provocations et cela l'ennuie. Elle cherche clairement à créer une dispute ou des réprimandes. Les professeurs et presque tous ses camarades ont trop peur de son nom de famille. Le secrétaire reste stoique malgré les coups qu'elle lui distribue régulièrement. Les cinq ados qui ne sont pas effrayés sont soit trop gentils pour chercher la bagarre, soit compatissants face à une jeune fille en plein deuil qui se retrouve orpheline du jour au lendemain dans de sordides conditions.
Elle se réfugie dans la salle de musique après les cours et se pose au piano, seul moyen de la calmer. Elle libère ses pensées par la musique et ses mains parcourent l'instrument comme une douce caresse, un acte quasi-charnel. Les mélodies attirent quelques curieux. Elle reprend des sonates célèbres ou des hits à la mode sans se soucier du public.Si elle est nulle en chant ou avec la plupart des instruments de musique, elle excelle au piano.
La grande salle ronde tout en vitre et à l'acoustique parfaite répercute les notes dans tout le lycée. Son parquet en bois semble vibrer aux sons les plus forts. La pièce tout entière est comme un cœur qui bat au rythme que lui impose la pianiste aux yeux fermés. C'est tellement beau que les badauds s'assoient et écoutent.
Les élèves sont tous en train de se poser des questions sur la jeune fille et sur son changement d'attitude. Elle vit bizarrement son deuil. Pour certains, cela rappelle de mauvais souvenirs. Un autre deuil qui a sonné la fin de leur amitié sans qu'ils ne comprennent vraiment ce qui arrivait. Comme il y a plus de cinq ans, un beau brun pose son postérieur sur le banc et regarde la jeune fille. Sauf que cette fois, elle ne le rejette pas et reste très calme. Elle continue de jouer.
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Depuis la rentrée en douzième, Maeve s'isolait. Elle était toujours dans sa chambre. Elle assistait aux cours, mangeait dans son coin et regagnait son antre. Le peu de fois où elle pointa le bout de son nez dehors, ce fut avec un baladeur sur les oreilles pour aller à la bibliothèque travailler les cours. Elle faisait semblant de ne pas entendre quand on la hélait. Si on s'approchait, elle fuyait. Elle était solitaire et paraissait même écœurée à l'idée d'un contact tactile, elle qui était si câline avant.
La bande s'interrogea sur les raisons de ce changement total d'habitude. Leur ex amie se montrait méprisante et cinglante envers tout le monde, y compris les professeurs. Elle maigrissait à vue d'œil, perdant toutes les rondeurs enfantines peu à peu. Lisa et Thibaut se firent jeter en raison de leur manque de fortune. Samuel subit les insultes de mafioso. Les deux plus téméraires, Elena et Maxime essuyèrent des injures à l'encontre de leurs parents. L'apparence physique de Christy et son manque total de talent dans le monde des affaires furent moqués. Chacune des défaites de Marc et des victoires de Rudolf, souvent par coup bas, était relatée publiquement.
Un jour, une rupture définitive fut provoquée entre la brunette et la blondinette. Maeve osa insinuer que Monsieur Toen était amoureux de sa mère Sania dans sa jeunesse et qu'il s'était tourné par défaut vers Claudia après avoir essuyé de nombreux refus. C'est au moment où la brunette déclara à Elena que sa mère Claudia avait préférée sa carrière de mannequin au fait de porter sa fille, rappel de la naissance d'Elena par mère porteuse, que la claque partit.
La blondinette entra dans une fureur incontrôlable et deux professeurs durent la retenir de frapper la brunette qui resta de marbre, un sourire malsain aux lèvres. Ce jour-là, Elena cessa de parler à Maeve. Toute la bande espaça les tentatives. Les coups tordus de Rudolf incitèrent les parents à conseiller à leurs enfants de s'éloigner de la famille Teyssier.
Cette situation agaça fortement Maxime. Comme de toute manière leurs pères se méprisaient au plus haut point, il ne voyait pas pourquoi il n'irait pas chercher des poux à la péronnelle. Il était le seul à continuer à lui adresser la parole même si c'était pour l'engueuler. Il se dirigea vers la salle de musique où elle était toujours fourrée quand elle n'était pas dans sa chambre.
Une douce mélodie s'échappa de la pièce. Quelqu'un était en train de jouer du piano. Maxime reconnut le prélude de Bach. Doucement, il entra sans se faire repérer. C'était Maeve qui promenait ses mains sur le clavier. Elle était de dos et ne le voyait pas. Il en profita pour se placer dans un coin discret. Pour une fois, qu'elle semblait calme, il put l'observer attentivement. Bien qu'il y avait quelques hésitations et erreurs, le résultat musical était plutôt bon.
Maxime savait que la brunette aimait la musique et souvent, elle chantonnait pour l'agacer les ritournelles de René. Il ignorait qu'elle jouait aussi du piano. Alors il l'écouta passer de Bach à Louis Armstrong puis David Guetta en poussant la voix par onomatopées. Ce fut un beau moment. Elle semblait si heureuse et joyeuse, comme avant, si différente du glaçon qu'elle présentait depuis la rentrée.
Oui, Maxime en était certain. Il avait là devant lui la petite chipie qu'il connaissait si bien. Celle qui chantait comme une casserole en écorchant les mots. Alors quel était ce cinéma qu'elle leur faisait depuis la rentrée ? Le beau brun se leva dans l'intention de s'asseoir sur la banquette auprès d'elle. Il ne savait pas jouer de piano, mais au moins, il chantait plus juste qu'elle et il connaissait les paroles des trucs récents ou célèbres.
Alors qu'il prit place, l'adolescent s'aperçut que la jeune fille avait les yeux fermés. Elle pleurait silencieusement en chantonnant. Elle ne s'était toujours pas aperçue de sa présence. Le beau brun finit par comprendre pourquoi elle était ainsi dans sa bulle. Maeve portait des écouteurs sur ses oreilles, soigneusement dissimulés sous son épaisse chevelure corbeau.
Il ne put s'empêcher de la regarder secouer la tête, toute à sa chanson. Par instant, elle grimaçait, mais très vite le sourire revient. Les larmes, elles, ne s'arrêtèrent pas et trempèrent le haut de la chemise. Maxime finit par attraper son mouchoir et délicatement essuya les joues de la demoiselle. Elle ouvrit enfin les yeux et prit conscience de la présence du beau brun. Sans un mot, elle se laissa faire puis quand il eut fini, elle claqua le couvercle des touches et partit comme une furie en lui hurlant dessus :
— Laisse-moi tranquille Bord ! Tu fais vraiment chier! Disparais de ma vie!
Il n'avait pas l'intention d'en rester là et lui courut après. Ils traversèrent toute l'école pour atteindre les dortoirs. Peu à peu, les grandes jambes de Maxime lui permirent de rattraper l'avance de la demoiselle. Il la rejoignit quand elle atteignit le haut des escaliers et rentra en même temps qu'elle dans sa chambre.
Ce qu'il vit le laisse incrédule. La pièce était dépourvue de couleurs. Quasiment entièrement noire, il n'y avait aucun poster, aucune peluche. Les objets étaient bien à leur place, rien ne dépassait. La pièce était sans vie, lugubre et ordonnée. Même Maxime n'était pas aussi sinistre et pointilleux. Ce n'était pas la chambre de princesse bordélique qu'elle arborait avec fierté, il y a moins d'un an de cela. Cela ressembalit à un caveau morbide.
La demoiselle le poussa de toutes ses forces sans parvenir à bouger le mastodonte que représentait un gamin de onze ans plutôt grand pour son âge face à une gamine de neuf en pleurs qui n'avait jamais été très sportive. Il la regarda pour tenter de comprendre. Il ne vit qu'une boule de nerfs qui le frappa de ses poings et de ses pieds pour le faire reculer.
Ce n'étaient plus les tapes amicales d'avant. Elle cherchait à lui faire mal. Elle cogna de toutes ses forces. Elle le gifla violemment. Elle fit une vraie crise de nerfs qui força le jeune homme à sortir de la chambre, la tête remplie de questions qui n'eurent pas de réponse. Sa princesse n'était plus ! Maxime ne comprenait pas ce changement.
Quelques mois plus tard, les grandes vacances se profilèrent. Marc appela son fils pour monter dans la voiture. Chaque parent était venu chercher son enfant. Les adultes ne se saluaient pas. Depuis l'été dernier, ils se faisaient tous des mesquineries et des coups tordus. Ils se haïssaient pour survivre. La loi de la jungle avait changé depuis que le nouveau roi avait pris son trône. Rudolf Teyssier les obligeait à devenir des charognards, ne leur laissant que des miettes.
La petite Maeve repartit pour la gare avec sa valise sans que quiconque ne fasse de mouvement en sa direction. Samuel et Thibaut rassemblèrent leur courage et se serrèrent la main cordialement devant les adultes, puis firent de même avec Maxime. Elena partit sans un geste envers quiconque. Lisa disparut au vite qu'une petite souris.
L'ambiance avait bien changé. Les congés furent épouvantables pour tout le monde. Les enfants étaient comblés d'attentions certes, cependant, les parents ayant fait de très mauvais rendements ces douze derniers mois, leurs humeurs furent exécrables et gâchèrent les vacances. Les enfants reçurent des consignes parentales sur les personnes à fréquenter et à éviter. Ils avaient douze ans. Il était temps qu'ils prennent conscience du sens du devoir et du respect de leur famille.
Une guerre sans pitié débuta dans le monde des affaires tandis qu'un fratricide eut lieu au sein du collège Washington. Teyssier contre le reste du monde, Bord contre Toen, Bjork contre Tiago et Plenzo. Si les garçons parvinrent tant bien que mal à conserver leur amitié, du côté des filles, ce fut l'implosion.
Maeve ne parla plus à personne. Elena se constitua un harem de groupies fascinées par sa richesse. Lisa redevient une petite souris invisible qui ne parlait qu'avec Thibaut.
Thibaut et Lisa se chamaillaient amicalement pour avoir la première place dans chacune des matières. Samuel et Maxime visaient le milieu du podium. Elena était parmi les cinq premières. Maeve parmi les cinq dernières. Pourtant, elle comprenait parfaitement les cours. C'est juste qu'elle rendait une feuille blanche aux examens ou répondait avec mépris aux professeurs quand elle était appelée au tableau.
Maxime et Samuel devinrent rivaux tout en restant pote, Thibaut étant la voix de la sagesse qui calmait les deux andouilles bourrées de testostérone. Les trois garçons refusèrent de se soumettre aux règles familiales et restèrent amis. Ils ne cessèrent de se chamailler et de se battre pour de faux, surtout les deux plus grands. Le blond angélique et le brun ténébreux s'adoraient et se bagarraient en usant le troisième larron de la bande, un blondinet discret et sage.
*****
La fin de journée approche et les estomacs gargouillent. Beaucoup de monde s'est installé dans la salle de musique pour écouter le drôle de concert improvisé. Non pas par amitié envers l'impératrice, mais uniquement parce que la musique est belle et que tous les enfants fortunés sont dans cette pièce. La faim fait finir la soirée de manière brusque. Maeve Teyssier claque le couvercle en manquant d'écraser les doigts de Maxime, lui fiche une claque et se rend à la cantine sans un mot. Machinalement, les autres enfants la suivent pour satisfaire leurs estomas puis vont se coucher dans le calme.
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