Prises de bec
Les jours s'écoulent doucement sans grande autre perturbation que les aléas d'humeur de l'impératrice. Elle s'exprime par la musique. Toutefois, si elle maîtrise plutôt bien le piano, elle a tendance à massacrer les notes avec les violons, guitare et autres instruments auxquels elle s'essaye. Un vrai tintamarre règne en dehors des heures de cours. Parfois joyeux, parfois mélancolique, parfois triste mais souvent complétement loufoque et illogique.
Un mois que cela dure. Les lycéens commencent même à fredonner du Edith Piaf ou du Yves Montand à force de les entendre à moins que ce ne soit par désespoir. La demoiselle semble s'être donné pour mission d'éduquer musicalement les adolescents ou alors de les rendre fous. Cela semble la réjouir énormément.
Elle prend également un plaisir sadique à maltraiter ses camarades. Elle leur prend leur place en classe ou à la cantine en jetant leurs affaires. La directrice lui as confié un carnet de punitions et la donzelle distribue les heures de colle au grè de son humeur et des malchanceux qui la croisent au mauvais moments. Elle dérange les cours en interrompant les professeurs qui n'osent répondre de peur d'être licenciés.
Aujourd'hui, la brune décide de faire un grand coup. Elle sait que Claudia et Fabrice Toen sont en visite au lycée ce matin. Ils sont venus présenter aux dernières années l'étendue de leur empire afin d'inciter les plus doués de les rejoindre dans leur carrière professionnelle. La voici donc qui s'invite sous les fenêtres de la grande salle et qui fait hurler les hauts parleurs avec du Jacques Brel, ces gens-là et les bourgeois.
La pique à peine dissimulée envers la famille est faite avec une grande bravoure. Maeve se pavane sans aucune gêne et grimace à travers les vitres. Il faut bien connaître les querelles entre fortunés pour comprendre. Rudolf Teyssier ayant toujours traité les Toen de bourgeois mal dégrossis et Fabrice Toen ayant été accusé enfant d'avoir tué le chat d'une petite voisine par dépit amoureux quand il avait dix ans.
Elle ose même débarquer dans l'amphithéâtre et conteste chaque société présentée, en vantant les siennes et leurs meilleurs résultats. Elle n'hésite pas à remettre l'honnêteté et la décence du couple devant leur propre fille, rappelant les attaques financières qu'ils osèrent faire dès le lendemain de la mort de René Teyssier et qu'ils recommencèrent dès l'annonce de la mort de Rudolf.
Elena est interdite devant tant de culot toutefois, elle mime la surprise, sachant pertinemment que la brune a raison et que ses parents son loin d'être des gens respectables. L'assemblée est mal à l'aise. Le couple Toen furieux. Le directeur ne sait que faire. Quoi qu'il décide, il subira des représailles.
Heureusement pour lui, un quatrième comparse s'invite à la fête. Marc Bord, ayant eu vent de la tentative de recrutement des cerveaux, vient de faire son entrée. Amusé, il regarde la jeune fille qui le défie du regard sans faillir. Celle-ci cherche de quoi le faire rager mais ne trouve pas mieux qu'une chanson de Starmania, Le blues du businessman. L'homme, au lieu de s'énerver comme les deux autres, fait un immense sourire carnassier puis murmure quelques mots à son fils.
Celui-ci, complice de son père, arbore le même sourire de prédateur. Il lance un regard au secrétaire puis sans laisser le temps à la jeune fille de réagir, s'avance, se penche en avant et la soulève sur ses épaules, pour la porter au loin. Le secrétaire suit sans intervenir dans la querelle d'adolescents. Maxime obéit à une demande de son père, lui ordonnant d'éloigner la donzelle de ces querelles d'adultes. Si seulement le jeune homme avait vu la fêlure intérieure de Marc quand celui-ci plongea ses yeux dans l'océan émeraude, retrouvant l'éclair acier si connu de René Teyssier et ravivant de douloureux souvenirs.
Très vite, le charisme de Marc Bord éclipse totalement le couple. Cet homme est très doué en société et brille tant par sa beauté que par son sens aigu de la répartie. En quelques années, il talonne de plus en plus près la famille Toen, grignotant peu à peu leur empire et consolidant le sien. Marc Bord a eu deux excellents professeurs. Son père Marcel et René Teyssier.
Tout le monde l'a oublié, mais les deux vieillards étaient amis, il y a très longtemps et se sont toujours respectés. Marc a fait ses premières armes dans les sociétés de René, pour prouver à son père ses capacités. Un jour, René a agi de manière injuste et a viré Marc pour placer son fils bien moins compétent et une querelle débuta entre les deux familles et surtout entre les deux héritiers Marc et Rudolf qui étaient amis.
Quand l'homme d'affaires solaire quitte l'amphithéâtre, il a rallié à sa cause les trois-quarts de l'assistance. Il se dirige vers les dortoirs pour retrouver son fils qui tente d'empêcher une petite furie de sortir de sa chambre sous les quolibets moqueurs de ses camarades. Elle le frappe avec tous les projectiles à sa portée. Il la repousse de son mieux. On dirait un dresseur de fauve face à une lionne râleuse. Marc félicite son fils et s'accuse du crime afin de calmer la donzelle. Mais elle ne l'entend pas de cette manière.
— Mademoiselle Teyssier, veuillez pardonner mon fils pour son geste si indélicat. Il me faisait qu'obéir à mon ordre.
— Et alors ? Il n'a pas de personnalité pour s'y opposer s'il n'est pas d'accord l'abruti ? Il est coupable.
— Comment une aussi jolie jeune fille peut se montrer aussi cruelle ?
— En perdant toute sa famille et en devant gérer des millions d'autres à quatorze ans juste à cause de son patronyme.
— Oh, mais si ce n'est que cela, revendez moi votre empire et je m'occuperais d'eux pour que vous puissiez faire votre deuil paisiblement.
— Vous pouvez crever! Je vais plutôt suivre l'enseignement de mon grand-père et récupérer la puissance d'avant. Je ne serais pas seulement la numéro Un, je serais indétrônable et toute-puissante.
— Que de promesses pour une si jeune personne.
— Et vous ? Que faisiez-vous à quatorze ans ? Ah oui, vous faisiez votre premier stage au service du roi René et vous lui léchiez les bottes.
— Vous en savez des choses. Mais tout cela ne me dit pas pourquoi vous êtes tant en colère contre mon fils.
— Votre fils est un idiot.
— C'est fortement possible, mais pourriez vous préciser que je comprenne l'ampleur du drame ?
— Il croît que vous êtes trop occupés par vos affaires pour savoir ce qu'il manigance au lycée ou le week-end avec ses potes. Et il me fait chier aussi.
— Auriez-vous des révélations à me faire ?
— Rien que vous ne sachiez déjà. Et puis c'est à lui de vous le dire quand il s'achètera du courage.
— Quel jugement sévère !
— Je ne suis pas là pour me faire des amis. Il serait temps que tout le monde le comprenne. L'amitié, c'est pour les faibles et moi, je suis une Teyssier. Je suis toute puissante. Je n'ai besoin de personne et surtout pas de cafards comme vous et votre fils.
— Je n'en doute pas mademoiselle. Sachez toutefois que votre père avait tort. L'amitié renforce. René et Père étaient bien plus puissants que Rudolf et moi. Nous avons perdu beaucoup plus qu'une amitié et permit l'avènement des autres fortunes et principalement celle des Toen.
— Je serais plus puissante que Grand-père et Marcel réunis à leur époque. Quand j'aurais les pleins pouvoirs, je ferais un ravage. J'exploserais les Toen et les Bord ainsi que tous les autres colportes. Je rétablierais la royauté et régnerais sur ce monde. Sur ce, cette discussion m'ennuie.
Maeve tourne les talons et rentre dans sa chambre en claquant la porte. Elle est en colère. Marc suppose que la raison en est le blocage de son patrimoine jusqu'à ses quinze ans, révélation du testament de René Teyssier qui n'a été découverte qu'à la mort de Rudolf. L'homme s'interroge sur ce qui a poussé le vieillard à déshériter ainsi son rejeton au profit de celle qui était encore une enfant à l'époque.
Son trouble ne dure que quelques secondes. Il a un fils à martyriser. Ses amis sont là et tentent de cacher la complicité qu'ils avaient encore il y a cinq minutes. Marc sait depuis le départ pour les liens entre les garçons et Lisa. Son fils n'est pas très douée et surtout sa tendre épouse n'a aucun secret pour lui. Mais quand ils ont tiré au sort à la naissance de Maxime, c'est lui qui a hérité du rôle du grand méchant loup.
Marc s'amuse donc à questionner son rejeton et à le mettre mal à l'aise. Avec l'âge, chacun s'améliore à ce petit jeu. Maxime devient un adversaire redoutable et son père est fier de lui sans le dire. Il teste aussi les autres personnes de l'assemblée et détecte les talents de Thibaut.
Il n'avait pas fait attention, mais le jeune homme à lunettes est bien plus talentueux qu'il n'y parait. Non seulement, il tient ses secrets avec brio, mais en plus, il fait preuve d'altruisme et protège ses potes en particulier la timide Lisa. Marc ne s'en prend pas à la jeune fille. Elle est bien trop fragile et lui, il ne s'attaque qu'à ceux qui savent se défendre. En plus, il apprécie la jeune fille qui est adorable. Juste pour rire, il lui demande simplement de raconter le concert de Nadia Perez.
En fait, ce qui est drôle, c'est de voir ce qu'elle signe et ce que traduit Thibaut ou Maxime. Le filtre diplomatique et manipulateur des garçons donne envie de rire à l'homme d'affaires qui se mord les lèvres pour ne rien laisser paraître. Les deux garçons ignorent que monsieur Bord s'est familiarisé avec le langage des signes quand la jeune fille alors haute comme trois pommes, a commencé à fréquenter son fils. Au départ, il l'a fait avec sa femme pour mettre l'enfant à l'aise et enseigner cela à son fils. Ensuite, cela lui a été utile pour comprendre les messages envoyés par Sumiko à son époux Rodrigue lors de dîner d'affaires.
Très vite, Marc prend congé des adolescents. Il était venu pour casser les pieds aux Toen et pour passer un peu de temps avec son fils. Après quelques taquineries pour faire ronchonner son grincheux d'héritier, il regarde l'heure et fait mine d'être pressé alors qu'il a libéré son après midi. Son programme d'enquiquineur est fini. Il peut retourner à son bureau l'esprit léger.
Quelques jours plus tard, les commérages vont bon train dans les dortoirs. Un cambriolage a eu lieu durant le week-end chez les Toen. Fort heureusement, ils étaient tous à un gala et ne sont pas tombés sur les malfaiteurs. Elena raconte en tremblant de panique en apercevant la porte ouverte puis la maison sans dessus dessous.
Chaque pièce a été visitée. Chaque meuble ouvert et chaque tiroir ou coffre ouvert. Le bureau de son père et les chambres ont fait l'objet d'une fouille particulièrement accrue. Pour autant, rien n'a été volé. Les cambrioleurs cherchaient quelque chose. La jolie blonde est principalement choquée de savoir que des inconnus ont touché ses affaires et surtout ses sous-vêtements.
Elle tremble tout en parlant et ses amis tentent de la consoler, compatissant à son état de choc. Tout le monde a des mots gentils envers la jeune fille. Des tas de mouchoirs lui sont tendus. On la plaint, parfois sincèrement d'autres fois par calcul. Ce halo de réconfort lui fait un bien fou, jusqu'à un rire sinistre résonne :
— Eh beh ! Il t'en faut peu pour être malheureuse la bimbo!
— J'ai été cambriolé. Fiche-moi la paix Teyssier.
— Et alors ? Moi aussi, j'ai été cambriolée et j'ai perdu bien plus que toi, je te rappele. Je n'en ai pas fait tout un fromage. Il n'y a pas à dire. Les Toen sont des faibles.
La blonde se tait et tente de ravaler ses larmes. Même si la brune lui a rappelé d'une façon sèche, elle a raison. Maeve a perdu bien plus et n'a pas émis la moindre larme ou plainte en public. Elena ne sait pas comment elle fait pour se maîtriser ainsi, pour ne jamais craquer.
Bien sûr, sa façon de faire son deuil est particulière, mais Maeve ne cède pas à l'apitoiement. Elle se contrôle et semble dépourvue d'émotions sauf la colère ou la rancœur depuis ses huit ans. En perdant son grand-père, elle a également oublié d'éprouver la moindre chose. Elle est devenue un robot qui se contrefiche de ce que les autres pensent et qui prend un malin plaisir à humilier et rabaisser les autres, en particulier la fille de ses rivaux.
Une seule personne sait qu'elle est encore dotée de sentiments. Le beau brun se dirige vers les appartements impériaux et toque. Il n'a pas l'intention de la gronder ou de faire une scène. Il est simplement venu réclamer son pyjama détenu en otage depuis plus d'un mois maintenant, prétexte bien utile pour vérifier comment va la demoiselle. Cela fait deux jours qu'elle n'a pas réveillé les dortoirs ou abîmer les oreilles des autres élèves avec son répertoire musical.
Personne ne répond alors il ouvre la porte avec précaution. La demoiselle est là, assise par terre, au pied de son lit. Elle fredonne, un écouteur sur les oreilles en tentant de reproduire la mélodie sur sa guitare. Sa chambre semble enfin retrouver un joyeux désordre. Toutefois, elle reste noire et sinistre. Maxime a soudain une idée.
Il fonce vers sa chambre et récupère son panda, réplique de la peluche que Maeve lui volait quand ils étaient gosses et qu'il a perdu en douzième. Il va lui proposer un échange. Mais la demoiselle l'a devancé. Le précieux vêtement est soigneusement plié sur son lit, le panda dessus avec un petit mot. Le reste de la chambre a été retournée sans vergogne et plus rien n'est à sa place.
— À ton âge, tu devrais avoir honte. C'est pour les bébés.
Maxime enrage et jette son sac à terre. Il a pris soin d'elle et elle ne montre aucune trace de reconnaissance. Elle a cherché à l'humilier devant son père. Dès qu'on a un geste amical envers elle, la brune fait tout pour le gâcher. Elle connaît son besoin d'ordre et a chamboulé la chambre de fond en comble parfaitement consciente de ce qu'elle faisait. Le brun n'arrive pas à cerner la jeune fille. Aucune de ses réactions ne lui semble logique et cohérente. On dirait qu'elle fait tout son possible pour qu'on la déteste.
Elle ne gagnera pas. Maxime est déterminé à retrouver sa princesse. Qu'elle le veuille ou non, il s'imposera à ses côtés. Il ne la laissera pas seule. Maintenant, qu'il a regouté au plaisir de la serrer contre lui et de la voir dormir dans ses bras, il ne lâchera pas l'affaire. Il prend alors la peluche et retourne dans l'antre de la grincheuse. Calmement, et à la grande surprise de la demoiselle qui en enlève ses écouteurs pour le regarder, il range le désordre de la pièce et plie le linge, redresse les livres, ramasse les cahiers. Le secrétaire appuyé dans un coin de la pièce reste aussi immobile et impassible qu'une statue. Maxime finit son rangement en posant le panda sur le lit.
— Si c'est pour les bébés, alors il est pour toi Princesse Poucelina.
Le brun ressort en se marrant avant que la demoiselle ne réagisse à cette pique, datant de leur enfance, quand ils se chamaillaient à propos de leur différence de taille. Il reçoit sur l'arrière de la tête un emballage de gâteau usagé roulé en boule. Il a gagné. Elle va garder la peluche.
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