Les Leduc
Un chapitre / Une musique
Mischa Blanos - Chatting in 21st Century
https://www.youtube.com/watch?v=qnUgSEIetXU
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Samedi 1er août 1981.
Nous sommes le samedi 1er août. Il est tout juste dix-neuf heures. Vous écoutez RTL. Page cinéma. 16 septembre. Retenez bien cette date. Sur les écrans du monde entier, sortira le nouveau film de Steven Spielberg, coproduit par George Lucas. Le nom du film : Les aventuriers de l’arche perdue, avec dans le rôle principal, Harrison Ford ! Le film est attendu avec impatience par les fans de l’acteur, devenu vedette mondiale grâce au rôle de Han Solo, dans le film déjà culte, La guerre des étoiles, sorti il y a quatre ans.
Je coupe la radio et finis de me préparer devant le miroir du lavabo de ma chambre. Je constate que j’ai bronzé et que mes cheveux se sont éclaircis. Avec ma chemise à carreaux et mon pantalon beige, je me trouve beau. Pourtant, je préférerais troquer cette tenue pour celle d’un aventurier. Faire le mur pour rejoindre Lucas plutôt que d’accompagner mes parents à un repas qui s’annonce déjà d’un ennui mortel. Ce soir, nous allons dîner chez Les Leduc.
Mon père nous l’a annoncé ce matin, après avoir reçu leur invitation. Je n’ai vraiment pas envie d’y aller. Gaspard, non plus, mais lui au moins, il n’a pas à lui obéir. Ils se sont disputés à ce propos, mon père lui reproche de ne pas faire d’effort. Mais mon cousin n’a pas cédé. Il ne veut sûrement pas, comme moi, revoir Juliette. Surtout après ce qui s’est passé avec elle mercredi dernier. Si mon père apprenait qu’elle avait essayé de l’embrasser et que cela revenait aux oreilles de Leduc, ils seraient, comme mes parents, bien embarrassés. Plus j’y pense, plus je me dis aussi que Gaspard a pu me mentir. Juliette aurait-elle vu ma mère dans les bras de mon cousin ? Cela expliquerait son départ précipité. Ma mère doit être au courant, sinon, elle n’aurait pas pris la défense de Gaspard, comme elle l’a fait à l’instant. Ce qui a contraint, dans tous les cas, à faire capituler mon père. Je ne sais vraiment plus quoi penser. Gaspard a raison, il vaut mieux que je reste en dehors de leurs histoires.
J’entends mon père me dire de me dépêcher, nous sommes déjà en retard. Je ne me presse pas pour autant, histoire de l’énerver encore plus. Lorsque je descends l’escalier, Gaspard me fait un clin d'œil qui signifie bon courage à toi, moi, j’échappe à ça ! Nous sommes à peine entrés dans la voiture qu’il se met à pleuvoir. Enfin. Les Leduc avaient annoncé un barbecue, c’est plutôt raté, ça commence bien.
La salle à manger dans laquelle nous dînons finalement est sombre et froide. Est-ce à cause de la pluie torrentielle qui s’abat à présent sur Saint-Amant ? J’opterais davantage pour l’ambiance cafardeuse que fait régner ce couple sur leur maison. La décoration beige est d’un autre âge et vraiment déprimante. Au-dessus d’un lourd buffet imposant, le portrait photographique de la famille Leduc, avec des visages rajeunis. Juliette avoisine la dizaine d’année, sourire forcé, habillée d’une chemise blanche avec un col claudine, recouvert d’un gilet noir des plus classiques, sur lequel est déposé une croix suspendue à une fine chaîne dorée. Je ne peux réprimer un sourire moqueur, Juliette me fusille du regard.
Geneviève Leduc, en hôtesse de maison protocolaire, nous place à table. Nous lui obéissons religieusement. Ma mère se retrouve en face d’elle, en bout de table. Madame Leduc pourra faire plus facilement des allers-retours en cuisine, nous précise-t-elle d’emblée. Ce qu'elle fera pendant tout le repas, malgré les propositions répétées de ma mère pour l’aider. Les époux sont placés l’un en face de l’autre, une bouteille de vin rouge posée au centre de la table, que monsieur Leduc s’empresse d’ouvrir, après un apéritif prolongé. Enfin, Juliette se retrouve bien sûr en face de moi. Je n’ai pas envie de lui faire la conversation. Elle non plus d’ailleurs. Au moins, elle semble avoir compris que je ne suis pas intéressé par sa personne. Mais pour nos parents, nous nous forçons malgré tout. Les tisanes et cafés arrivent enfin. Je n’ose pas regarder ma montre de peur d’être impoli. Je commence à être fatigué d’ennui, aussi, j’ai un peu de peine à suivre la conversation de nos parents.
— Alexandre, tu étais au courant de cette légende ? me demande ma mère.
— Hein, quoi ? dis-je, accaparé par mes pensées.
— Madame Leduc nous parlait des Cascades qui font la réputation du village.
Je me sens rougir.
— J’ai appris que madame Desbois t’avait fait peur avec ses bêtises ? dit madame Leduc en me regardant.
— Comment ça ? demande ma mère surprise.
— Ho, excuse-moi, Alexandre, je ne savais pas que ta maman n’était pas au courant.
— Mais enfin, de quoi parlez vous, intervient mon père.
Tous les yeux se tournent vers moi.
— Je ne vous en ai pas parlé, parce que ça m’est sorti de la tête.
Je vois que personne ne me croit.
— Désolé, Alexandre, je ne voulais pas te mettre dans l’embarras, dit faussement madame Leduc.
Je ne la crois absolument pas. Elle en profite pour raconter à mes parents les délires répétés de madame Desbois, de son histoire de la Vierge Marie censée me sauver, à condition de rester dans le droit chemin. Je vois mon père se retenir de rire, surtout quand madame Leduc enchaîne avec la légende des cascades et le couple illégitime dont l’amant fut ressuscité , après avoir reçu une balle en plein cœur.
— Mais rassurez-vous, Charles, si je vous raconte tout cela, c’est au contraire pour vous prévenir que cette légende est et restera une légende parmi d’autres. Saint-Amant-La-Rivière n’est pas Lourdes !
— Vous pouvez en être sûr, Geneviève, je n’irai pas soigner mes patients à l’eau bénite ! Les guérisons miraculeuses, très peu pour moi, dit-il en riant.
— C’est là où vous faites erreur, mon cher Charles, intervient Michel Leduc.
— Comment ça ? dit mon père, interloqué, cessant un temps son sourire.
— Les plus anciens d’ici disent que l’eau provenant des cascades a bel et bien des propriétés thérapeutiques. Même votre prédécesseur, le docteur Fournier leur conseillait d’aller se baigner à la rivière pour leurs rhumatismes !
— Et bien, je devrais essayer alors, je ferais l’économie d’une thalassothérapie ! répond mon père, qui ne peut s’empêcher de continuer à s’en amuser.
Petit rire de tous les convives, moi y compris.
— Bon, les enfants, allez donc vous dégourdir les jambes, au lieu d’écouter nos âneries, dit monsieur Leduc. Juliette, montre donc ta chambre à Alexandre !
— Bien sûr papa, dit Juliette, ravie de quitter la table.
J’ai l’impression que ses parents sont pires que les miens. Si c’est le stratagème de son père pour que nous puissions nous retrouver tous les deux, il est grossier. À moins qu’il considère que nous ayons encore dix ans pour jouer à des jeux de construction ou à la poupée ! Me voici dans la chambre de Juliette. Une chambre de poupée justement. J’exagère à peine.
— Je suis vraiment désolée pour mes parents. Ils sont si rasoirs !
Je la sens affectée. Je ne peux décemment pas lui dire le contraire.
— C’est peut-être pour ça qu’ils s’entendent si bien avec les miens.
Ma réponse produit son effet. Elle me sourit largement.
— Je crois bien, oui ! Je suis désolée aussi d’être partie en courant mercredi. Mais je ne pouvais pas faire autrement.
Dans son regard, sa malice et sa fourberie ont disparu. Je choisis la sincérité pour lui répondre.
— Gaspard m’a raconté. C’est pour ça qu’il a préféré ne pas venir ce soir. Pour ne pas te mettre dans l’embarras.
— Me mettre dans l’embarras ? Il ne manque pas de culot ! Je n’ai rien à cacher, moi.
— Pardon ?
— Que t’a-t-il raconté exactement ?
Le revirement du ton de sa voix, soudain suspicieux, me fait repenser au pire.
— Quand tu es venue chercher ton gilet dans ma chambre, tu aurais essayé de l’embrasser.
Les yeux de Juliette s’écarquillent. C’est un mélange d’étonnement et de colère dans son regard.
— Ton cousin ment.
Le ton de sa voix est sans appel.
— Comment ça ?
— N’imagine pas non plus qu’il a essayé de m’embrasser.
— Raconte-moi, je ne comprends rien !
— T’es sûr de vouloir la vérité ?
À cet instant, j’ai envie de me boucher les oreilles, de fermer les yeux et attendre de les rouvrir en espérant que Juliette ait quitté la pièce.
— Bah, oui !
— J’ai surpris ta mère dans les bras de Gaspard. Ils s’embrassaient.
Je suis abasourdi. Elle vient de me confirmer ce que je redoutais. Estomaqué, je suis obligé de m’asseoir sur son lit.
— Je suis désolée de te l’apprendre. J’imagine que tu ne me crois pas.
Tu as raison Juliette, je n’ai pas envie de te croire. Mais vraiment pas. Et pourtant cela explique le comportement contradictoire de ma mère depuis que nous avons reçu la lettre de Gaspard nous informant de sa visite. Mes neurones s’activent dans tous les sens. Et puis non, c’est impossible. Gaspard est mon cousin. Et ma mère…reste ma mère. Ça n'existe pas ce genre de relation, bon sang ! Quant à leur différence d’âge, n’en parlons même pas ! Mon cousin a 27 ans et ma mère vient de fêter ses 40 ans fin janvier !
— Moi aussi, il m’a fallu du temps pour réaliser ce que j’avais vu. Ça va, Alexandre ?
Je suis incapable de prononcer la moindre parole. Je suis sous le choc de ce que je suis en train de réaliser. Juliette vient s’asseoir à mes côtés et prend ma main dans la sienne.
— Qu’est-ce-que tu fais Juliette ?
— Rien, je te prends juste la main, tu me fais de la peine, c’est tout. Ça va, ne me regarde pas comme ça ! J’ai bien compris que je ne te plaisais pas. Je ne suis pas idiote ! T’es peut-être comme ton cousin, finalement, tu préfères sûrement les filles plus âgées ! dit-elle méchamment.
Mais où va-t-elle chercher tout ça ? Je n’ai pas le temps de lui répondre, on frappe à la porte.
— Entrez ! dit Juliette.
La porte s’ouvre doucement, c’est madame Leduc.
— Oh, excusez-moi, je ne voulais pas vous déranger…mais tes parents sont sur le point de partir Alexandre…
— Merci madame Leduc, je descends tout de suite.
Je suis sur le siège arrière de la voiture qui nous ramène chez nous. J’ai froid. La pluie ne cesse pas de tomber. Il fait nuit noire. Je me sens nauséeux.
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