Colombani

6 minutes de lecture

Un chapitre / Une musique

Nathan Fake - The Sky was Pink

https://www.youtube.com/watch?v=d7zBePUZMog&list=PLIGTe-rIqEZcJOJ0Akrp2XwZfSBdmvQ-1&index=14

*

Jeudi 6 août 1981.

Nous nettoyons les traces de nos réjouissances en nous baignant de nouveau. Nous flottons sur le dos, l’un à côté de l’autre. Je me souviens alors du voeux que j’ai fait la première fois que je suis venu ici avec Lucas. Dois-je lui dire qu’il s’est réalisé, au risque de passer pour une fleur bleue ? Ce que je viens de vivre est exceptionnel. C’était si intense ! Je sens que cela a été la même chose pour lui. Nos regards ont parlé pour nous. Je me sens détendu comme jamais. J’ai envie de rester ici des heures et des heures.

Lucas me propose de sortir de l’eau pour nous sécher au soleil. J’accepte avec plaisir. Allongé sur le ventre, la tête posée sur le côté, je regarde Lucas, nu lui aussi, qui me regarde. Je pose mes doigts sur son dos et dessine des lignes et des formes inconnues qu’il imaginera comme il le souhaite. Mes dessins improvisés se transforment en douces caresses. Lucas se laisse bercer. Je le vois fermer les yeux. Ma main bientôt descend sur ses fesses puis remonte jusqu’à son cou. La fatigue me gagne, je somnole tranquillement. Lequel de nous deux s'est endormi le premier ? Je ne saurai dire.

*

Nous voilà de retour de notre baignade. Je suis aveuglément Lucas qui a choisi de nous faire passer par la forêt pour rentrer. J’ai envie de le suivre partout, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Je crois que je ne réalise pas encore très bien le moment intime que nous venons de partager. Envie de recommencer le plus tôt possible. Rien que cette idée me fait sourire, mais, comme un idiot, je trébuche maladroitement sur un branchage et m’étale de tout mon long.

— Ça va, Alex, rien de cassé ?

— Non, je crois pas, il faut juste que je regarde où je mets les pieds, c’est tout ! dis-je.

— Attends, bouge pas, je vois quelqu’un qui arrive en courant…Merde, ce sont les frères Desbois !

Comme un idiot, je reste à plat ventre. Lucas me fait signe de venir le rejoindre derrière de gros arbres. Je rampe jusqu’à lui, et m’adosse au tronc.

— C’est ridicule, pourquoi veux-tu que l’on se cache ?

— Chuut, Jacques a un fusil entre les mains !

— Quoi ??

— Moins fort.

— Mais ?

Le son de la voix d’un des frères se rapproche. Je ne dis plus rien.

— J’en peux plus, j’arrête tout. Jacques, ça ne peut plus durer !

— Putain, mais reviens, crétin. Tu n’arrêteras rien du tout. Je t’en empêcherai.

— Ah oui, et comment ? En me tirant dessus avec ton fusil ? Tu ne sais même pas t’en servir.

— Bah, justement, il serait temps de savoir se défendre, au cas où !

J’entends François qui a du mal à reprendre son souffle.

— T’es sérieux ? On n’a plus l’âge de jouer au shérif ! Tu te crois dans Starsky et Hutch ou quoi ? Tu te rends pas compte que l’on n’est que des gamins ? Et puis, merde à la fin ! Il débarque comme ça, et il faudrait faire comme avant, comme si rien ne s’était passé.

— T’es pas content de revoir papa ?

— Non. Il est parti il y a trop longtemps, il ne peut pas revenir comme ça. Regarde comment maman est devenue. Elle est encore plus cinglée qu’avant.

— Tu exagères !

— Et pourquoi on ne peut plus aller dans la grange ?

— Tais-toi.

— Je ne suis pas con, Jacques. Je sais qui papa aide à se cacher dans cette fichue grange. D’ailleurs, c’est uniquement pour ça qu’il est revenu, j’en suis sûr.

— Ah oui ? Qu’est-ce-que t’en sais ? Et pourquoi il devrait le cacher d’abord ?

— Je sais pas moi, peut-être parce que papa était avec lui en prison il y a des années et qui lui doit un service ou qu’il n’a pas le choix.

— Quelle imagination ! Et c’est moi qui regarde trop la télé ? Et tu vas faire quoi, hein, tête de nœuds ?

Soudain, ce sont des sanglots que nous entendons.

— J’ai peur, Jacques, une fois que Colombani n’aura plus besoin de nous, il nous tuera.

— Mais non, tu délires, soit pas con. Papa m’a dit que c’était l’affaire d’une quinzaine de jours seulement. Histoire qu’il se mette, ici, au vert, avant de repartir.

— Comment il peut en être sûr ?

— Je lui fais confiance, c’est notre père, après tout. Il ne serait pas revenu ici pour nous mettre en danger. Il n’est pas fou.

— Je le sens pas, Jacques. Quelqu’un finira bien par l’apercevoir ou voir papa. T’as pensé à maman ? Au village, ils vont trouver ça louche qu’elle ne sorte plus de la maison, à part pour faire des courses.

— Je sais, je sais. Papa m’a dit qu’il avait fait super gaffe quand il est arrivé fin juillet. Mais c’est vrai que depuis, il est toujours sur ses gardes. Je le reconnais plus du tout.

— Ça t’étonne ? Cinq ans sans le voir ! Je te rappelle qu’il a passé une année en prison, ça doit vous changer un homme. Et dire qu’à sa sortie, il n’est même pas venu nous voir.

— C’est pour ça que tu lui en veux ? Le mieux que l’on puisse faire, c’est de continuer à sortir nous amuser, comme d’habitude, et faire comme si de rien n’était. Sinon, ils vont se poser des questions au village.

— Mais je n’y arriverai jamais !!!

J’ai du mal à rester assis dans la même position, j’ai un truc qui me gratte les fesses. Lucas me fait les gros yeux pour m'implorer de ne pas bouger.

— Encore un petit effort François…

— T’as entendu ?

— Hein ? Non, rien. Arrête de flipper mon gars. On est juste en forêt ! Si t’as peur des écureuils, tu ferais mieux de rentrer avec moi, idiot.

Nous entendons les grognements de François, puis leurs pas s’éloigner. Nous attendons encore un peu avant de sortir de notre cachette. Lucas est livide.

— Putain, j’y crois pas ! dit-il.

— Ils parlaient de Colombani, j’ai pas rêvé ?

— Non, t’as bien entendu. Mais…

— Mais quoi ?

— Philippe est revenu et pour une fois, la mère Langlois n’a pas raconté de conneries, il a bien fait de la taule ! J'hallucine.

Tout à coup, je me rappelle de ce que Lucas m’a raconté le soir de mon anniversaire. Le père de Jacques et de François est l’homme qui est parti il y a cinq ans avec sa mère.

— Qu’est-ce qu’on va faire ?

— J’en sais rien.

— On pourrait aller à la gendarmerie et…

— Et quoi ? Dénoncer Philippe ? Pour que les frangins viennent me faire encore plus chier ? Hors de question de passer pour une balance.

—Mais personne n’en saura rien.

—On voit bien que tu n’es pas d’ici.

Lucas est en colère, mais je vois aussi qu’il a peur. Je me sens démuni.

— François a raison. On est seulement des gosses. Et surtout pas des héros.

Lucas a la tête sur les épaules, seulement voilà.

— Il n’y a donc rien que l’on puisse faire ?

— T’as une idée ? Va-y, je t’en prie !! dit-il, énervé. Excuse-moi. C’est la situation qui me dépasse.

Je le vois qui réfléchit.

— Putain, le con.

— Tu m’expliques ?

— Mon père.

— Quoi, ton père ?

— Tu te rappelles quand je t’ai dit qu’il était prêt à m’aider financièrement quand je me casserai d’ici ?

— Heu oui, mais je ne vois pas le rapport…

—J’espère me tromper. Mon père et Philippe ne peuvent pas se piffrer, tu t’en doutes. Et si mon père l’avait vu arriver au village et qu’en échange…

— ... Philippe lui avait donné de l’argent pour qu’il se taise ?

— T’as tout compris. Cela expliquerait aussi pourquoi la gendarmerie a débarqué chez nous pour interroger mon père. Il doit en savoir plus que ce qu’il ne dit.

— Les gendarmes sont sûrement sur une piste et…

— Fais chier !!! J’en ai marre, mais j’en ai marre !

— Lucas, écoute-moi.

Lucas cesse d’un coup. Est-ce ma voix ou mon regard qui lui fait cet effet ?

— Et si on profitait d’être ensemble et faire comme si on n’avait rien vu. Après tout, personne ne sait que nous sommes ici…

Je n’ai même pas le temps de finir ma phrase qu’il vient m’embrasser.

— Heureusement que je t’ai, Alex. Merci d’être là.

Je vois ses joues rougir. Je me sens tout drôle parce qu’il vient de dire.

— On rentre par la rivière ? dis-je.

— Ouais, je n’ai pas très envie de passer par la ferme des Desbois.

Annotations

Vous aimez lire Tom Ripley ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0