Tragédie
Un chapitre / Une musique
Flynn Lives - Tron: Legacy Soundtrack Extended
https://www.youtube.com/watch?v=CaZ-DsmuHkg
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Samedi 15 août 1981.
Je suis absolument trempé de partout. Mes vêtements me collent à la peau de manière très désagréable. Je me relève difficilement. J’ai perdu ma lampe de poche. Merde ! Je m’habitue à l'obscurité. Je ressens une vive douleur à ma jambe. Je constate que mon pantalon est déchiré, je sens une plaie visqueuse au-dessous de mon genou droit. A la vue du sang, je me mets à pleurer.
Un nouvel éclair illumine toute la rivière. Je m'aperçois alors que je viens en réalité de dépasser largement le pont. Devant moi, les cascades et au loin deux silhouettes. Je m’essuie le visage pour vérifier que je ne me suis pas trompé. Je suis obligé de plisser des yeux pour tenter de fixer mon regard. L’une des silhouettes ressemble à celle de Lucas, enfin, j’ai envie de croire que c’est lui, mais une autre bouge à ses côtés. Je maudis la pluie, qui m'empêche de les distinguer nettement. Finalement, difficile de dire si ce sont bien des silhouettes et non simplement un effet d’optique créé par les ombres sur la pluie. Il n’y a qu’un moyen de le savoir, je me mets à marcher et à crier le nom de Lucas. Je pousse un juron tellement j’ai mal à ma jambe. J’ai entièrement les pieds dans l’eau et ça m’est encore plus difficile d'avancer sans voir où je vais. Je me retrouve à environ cinquante mètres d’eux. C’est bien Lucas, j’en suis sûr, mais je ne comprends pas pourquoi il ne me répond pas. Et qui est la personne à ses côtés ?
Soudain, je stoppe net, car les cascades se déchaînent violemment. Les chutes bouillonnantes d'écume se brisent sur les rochers et se métamorphosent en une longue coulée de mousse. Le bruit qu’elles produisent est assourdissant. Elles débordent littéralement du grand bassin le long de la berge sur laquelle nous avions l'habitude de passer. Un phénomène étrange se produit alors, l'eau s'illumine comme par magie. Une puissante lumière éclaire ainsi les alentours. C’est tout simplement magnifique. Mais le cri strident de Lucas me ramène à la réalité.
— Aleeeex !
Je tremble de partout, terrifié. Un homme imposant menace Lucas d’un fusil. Ça doit être Colombani. La tête que je vois enfin plus nettement est celle de la photo qui a été publiée dans le journal. En tout cas, il lui ressemble beaucoup. Je vois mon ami qui se retient de pleurer. À ses pieds, gît un autre homme, immobile.
— Bouge pas gamin, sinon, je bute aussi ton copain, je suis sérieux !
— Alex, fais ce qu’il te dit, je t’en supplie, il vient d’abattre Jacques devant mes yeux ! crie Lucas en me montrant la masse noire dans l’eau boueuse.
Je tremble tellement que j’ai du mal à rester debout. Je suis obligé de m’appuyer sur ma jambe valide. Les sangles de mon sac à dos me lacèrent les épaules.
— Qu’est-ce que tu fous là, gamin ! Les autres sont avec toi, c’est ça ? me crie l’homme.
Je le sens très nerveux.
— Personne n’est avec moi monsieur !!
— Espère de sale petit menteur de merde ! Ton copain m’a dit qu’ils étaient à ma recherche et que je n’avais aucune chance de m’en sortir. Vous n’arriverez pas à m’attraper, vous m’entendez ! J’ai demandé à ton copain de me planquer, sinon il connaîtra le même sort que cet imbécile de Jacques.
— Je peux vous aider ! dis-je aussitôt.
Un nouveau coup de tonnerre me fait hurler. Quelques secondes plus tard, trois ou quatre éclairs se brisent parmi les nuages. Le contraste entre la noirceur du ciel et les cascades illuminées donnent à voir un spectacle irréel. La pluie continue de tambouriner. Mélangée au bruit de la cascade, ça devient infernal. Indécis, Colombani semble réfléchir à ma proposition, tandis que Lucas secoue la tête, dépité. Hors de question de le laisser tout seul avec ce monstre.
*
Je vois la peur dans les yeux d’Alex, mais aussi sa détermination à vouloir m’aider. Il est hors de question que tu viennes avec nous, même si j’ai envie de t’avoir à mes côtés. Cet homme est fou et dangereux. Il fera n’importe quoi pour échapper aux gendarmes. Alex, je ne veux pas te voir mourir comme ce pauvre Jacques ! Voilà ce que je devrais lui crier. J’ai envie de vomir, tellement j’ai la trouille et mal au ventre. Je crois même que je me suis pissé dessus.
— Casse-toi, Aleeeex !
À ce moment-là, Colombani brandit la crosse de son fusil pour me foutre un grand coup sur la tête, mais je réussis à l’éviter de justesse et en profite pour attraper son bras. La prise de karaté que je lui inflige le cloue sur place. Mais avec la pluie, je glisse à mon tour. Je me relève aussi vite que possible et ne laisse pas le temps à mon agresseur de reprendre ses esprits, en lui balançant un coup de pied au visage. Il hurle. Ses mains essayent de m’attraper, mais je récidive en lui envoyant cette fois-ci plusieurs coups de pied dans le ventre. Je le vois se tordre de douleur avant de vouloir se replier sur lui-même. Je continue de le frapper de nouveau au visage, encore et encore, laissant exploser ma rage. Je ne m'arrête même pas quand le nez de Colombani cède sous son poing et m’asperge de sang.
Alex arrive à mes côtés en boitant.
— Arrête, Lucas ! Tu vas finir par le tuer ! crie-t-il.
Il a raison, Colombani respire difficilement, mais a cessé de se débattre. La rivière a envahi toute la zone où nous sommes. L’eau continue de monter dangereusement et recouvre déjà en partie le corps de Colombani et de Jacques.
— J’ai eu si peur pour toi, Lucas ! J’ai cru qu’il allait…
Je ne le laisse pas finir sa phrase et le prends dans mes bras. Il me serre lui aussi de toutes ses forces. Nous nous regardons, nous sommes livides et frigorifiés. Je ne sais pas s’il pleure comme moi ou si c’est la pluie qui recouvre ses joues, mais je réalise que nous avons frôlé le pire. À cet instant, je réalise aussi que je suis fou de ce mec, qu’il est toute ma vie.
— Je t’aime, Alex.
— Moi aussi, je t’aime, Lucas.
Nous échangeons un baiser passionné, pour nous prouver notre amour et nous rassurer d’être en vie.
Tout à coup, nous entendons un bruit terrible derrière nous. Nous n’avons pas vu les cascades jaillir, tel un volcan en éruption, de l’immense bassin, ni la grosse vague déferler sur nous. Elle vient nous faucher avec une force inouïe, nous plongeant sans ménagement dans un bouillon d’écumes. Je vois furtivement Alex basculer en arrière, hurlant mon prénom, tandis que je suis emporté à mon tour par le courant, criant de toutes mes forces. J’ai l’impression que je vais étouffer, à force de boire la tasse. Je ne vois absolument plus rien. Je reçois de grands coups dans tous les sens. Je tourbillonne sur moi-même, je ne contrôle plus rien. Je ne peux que continuer de hurler, d’avaler de l’eau, de la recracher pour tenter de respirer. Emporté par la force incroyable de l’eau, je cède à la panique, je bats des jambes et des mains, je sens que je vis mes derniers instants. Un semblant de lucidité arrive dans mon cerveau. Au lieu de lutter contre les courants, mon instinct de survie m’ordonne de me laisser dériver par les flots. Ça ne dure que quelques instants avant d’être propulsé par un courant encore plus violent qui me fait perdre définitivement mon équilibre précaire. Je n’ai d’autre choix que de tenter de m’attraper à tout ce qui me passe sous ma main, pour ralentir ma dérive. Je sens mon corps heurter de grosses pierres. Je hurle. Soudain, je réussis à m’agripper de toutes mes forces à une grosse branche. Je ne sais pas d’où elle sort, mais en tout cas, c’est elle qui me permet d’avoir la tête hors de l’eau. Je reprends difficilement mon souffle. Je réalise que je suis au bord d’une berge. Ce que j’aperçois autour de moi est irréel. Ça ressemble à un champ de bataille. La cascade est seulement à une vingtaine de mètres de moi. Elle gronde toujours, les gerbes d’eau sont impressionnantes et infatigables. J’ai de l’eau jusqu’à la taille. Je crie de désespoir le prénom d’Alex. Je panique. Je grelotte. Je continue de gueuler son prénom de toutes mes forces. Toujours pas d’Alex en vue. Le temps me paraît une éternité. Je me sens soudain extrêmement fatigué. Je lutte de toutes mes forces pour rester éveillé.
J’ouvre les yeux. Me suis-je assoupi ? J’aperçois trois silhouettes avancer péniblement dans l’eau. Le courant semble s’être un peu calmé. Je finis par les reconnaître. Aurélien, Frédo et mon père, leur fusil dans leurs mains levées, avançant péniblement vers moi, à contre-courant de la rivière.
— Lucas, on arrive !!
— Alex, il faut retrouver Alex ! Il est avec moi ! Colombani est là aussi !!! Faites attention !
— Ne bouge pas, on arrive !!
Mon père vient me prendre dans ses bras. Je m’écroule contre lui.
— C’est fini, Lucas, c’est fini. On a retrouvé Colombani. Le torrent l’a emporté de l’autre côté. Il est mort. On a aussi retrouvé le corps de Jacques. C’est affreux.
— Et Alex, il faut retrouver Alex !
— Qu’est-ce-que tu racontes ? Le fils Dumont est avec toi ? Mais qu’est-ce que vous foutiez ici, nom de Dieu !
— Il faut absolument le retrouver !
Une terribel angoisse s'empare de moi. Je commence à réaliser qu’Alex n’a peut-être pas survécu.
Soudain, Frédo se met à gueuler.
— On a trouvé Alex !
Avec mon père, nous nous soutenons et ensemble, nous marchons péniblement pour rejoindre Aurélien et Frédo. J’ai mal partout, mais je m’en fous. Ils sont sur la berge opposée, à l’entrée de la forêt qui mène au deuxième bassin. Et là, enfin arrivé, je vois Aurélien en train de faire du bouche à bouche à Alex. Mais il ne réagit pas, il reste immobile, allongé sur le sol. Je m’effondre à ses pieds. Sa tête est couverte de plaies, il a du sang partout. Aurélien tente de m’éloigner de son corps inerte. Mais je le repousse brutalement.
— Poussez-vous, dégagez, ne le touchez pas !
— Lucas, il ne respire plus, c’est fini, annonce Aurélien en se relevant.
— Ta gueule Aurélien, tu racontes n’importe quoi.
Le corps d’Alex est froid. Je vérifie son pouls, mais je ne sens absolument rien. En revanche, je crois deviner un mince filet d’air sortir de sa bouche. Je les regarde, avec un grand sourire plein d’espoir.
— Il est en vie !!! Aidez-moi, il faut appeler les secours, aller à l'hôpital !
Tous les trois se regardent, ne sachant pas comment réagir.
Mon père vient s’agenouiller à mes côtés en posant son fusil.
— Lucas, arrête. Alex ne respire plus. C’est fini. Je suis vraiment désolé.
Je déglutis difficilement. Je me retourne vers Alex, viens le prendre dans mes bras. Son corps est un glaçon. Je lâche un immense cri de douleur, si grand que je sens que je vais m’évanouir.
— Nooooooooon !
Je m’effondre littéralement. Mon corps subit des secousses incontrôlables. J’ai envie de crever moi aussi, disparaître de ce monde et aller rejoindre celui d’Alex.
Mon père tente de me prendre dans mes bras, mais je refuse. Je lui crache au visage. Me voilà à quatre pattes dans l'eau boueuse en train de vomir mes tripes. Ça me soulage un instant. Qu’est-ce qu’ils ont à me regarder comme ça, cette bande d’incapables ! J’aperçois à mes côtés le fusil de mon père. Il n’a pas le temps de réaliser que je m’empare de l’arme et le braque vers eux trois.
— Ne bougez pas !
— Lucas, bordel de merde, pose ce fusil ! crie mon père.
— Ta gueule.
— Doucement, Lucas, doucement, tente Aurélien d’une voix plus douce.
— Ta gueule, toi aussi.
Je me relève péniblement en les gardant en joue. Je viens d’avoir un éclair de génie. Je sais comment sauver Alex.
— Aidez-moi à le transporter jusqu’au bassin ! On va le plonger dans l’eau et le ressusciter.
Tous les trois me regardent, ahuris. Évidemment, ils ne peuvent pas comprendre ! Ils ne savent pas que cette eau est miraculeuse !
— Lucas, arrête, tu es en état de choc. Sache que c’est tout à fait normal…Me dit Aurélien.
— Mais non, tu ne comprends pas ! Faites-moi confiance, vous allez voir, vous n’allez pas en croire vos yeux.
Mon père hésite à ajouter quelque chose, mais il se ravise.
— Les gars, je serais vous, je ferais ce qu’il dit.
— Tu déconnes, Etienne ! On va pas…
— Assez perdu de temps, Aurélien, Frédo prenez chacun un bras et toi papa, prend lui les chevilles. Faites attention à lui, il est fragile.
Je retrouve une force incroyable, malgré mes blessures. Hors de question de me plaindre, il s’agit de sauver Alex, coûte que coûte. Je les vois hésiter à faire ce que je leur dis, alors je tire en l'air un coup de fusil. Ça me propulse en arrière, mais heureusement, je ne tombe pas.
— Allez, grouillez-vous, putain ! Et toi, Aurélien, n'essaye même pas de t'approcher de moi !
Je le vois secouer la tête.
— C’est n’importe quoi Lucas, on ne peut pas transporter Alex comme ça !
— Mais bien sûr que si. Il faut juste faire attention à la descente, le passage est délicat. Tu comprendras une fois que nous serons arrivés.
Je les vois enfin m’obéir et transporter Alex, dont les membres pendent comme une poupée de chiffon. Accroche-toi, mon amour, accroche-toi !
— Plus vite que ça, dépêchez-vous ! Et faites attention où vous mettez les pieds, bordel ! Ne le faites pas tomber.
Je dois reconnaître que ça n’est pas facile pour eux, car dans la descente, l'eau nous arrive aux genoux. Nous arrivons enfin sur les grands rochers plats.
— Bon, maintenant, entrez dans le bassin avec moi.
Je suis obligé de lâcher l’arme, pour les aider à transporter Alex au milieu du bassin.
— Aurélien, Frédo, s’il vous plaît, fais ce qu’il te dit, demande mon père.
Aurélien continue de secouer la tête, pendant que Frédo essaye tant bien que mal à maintenir la tête d’Alex dans une position confortable. Je retiens mes larmes, tellement je suis heureux de pouvoir leur montrer le miracle qui va se produire dans quelques instants.
Nous voilà tous les cinq au milieu du bassin. Je leur ordonne de plonger délicatement le corps d’Alex et de le maintenir sous l’eau quelques minutes. Aurélien se met à jurer dans sa barbe, tandis que Frédo puise de toutes ses forces pour ne pas lâcher Alex. Mon père s’évertue à le maintenir à l’horizontale, en soulevant son bassin.
— C’est bon, ça suffit comme ça, vous pouvez le remonter !
Je m’empresse de vérifier si Alex ouvre les yeux. Mais rien. Ses paupières conservent ce teint blafard. Il doit être si fatigué, le pauvre ! Je vérifie s’il respire mieux que le simple filet d’air de tout à l’heure. Rien, non plus. Putain, merde !! Je me sens bizarre, comme si mes forces me lâchaient tout à coup. Désespéré, je regarde mon père. Ses yeux rougis sont mouillés. Il s’approche de moi et vient m’enlacer. Cette fois-ci, je ne lutte plus. Je sanglote, à ne plus pouvoir m’arrêter. Je vois Aurélien et Frédo emporter le corps d’Alex hors du bassin.
Je ne veux pas rentrer avec eux, malgré le froid et la pluie qui continue de tomber. Mon père me conjure de les suivre, mais je refuse catégoriquement. Je veux passer la fin de la nuit dans la grotte. Je lui explique qu'il est préférable qu’Alex se repose chez lui. Il pourra me rejoindre quand il ira mieux. Je saurais l’attendre. Nous ne sommes pas à un jour près pour partir faire notre voyage. Finalement, mon père, las de me convaincre de partir avec eux, me laisse seul remonter dans la grotte.
Je ne sais pas combien de temps j'ai mis pour y parvenir, mais me voilà enfin sur le lit de branches, recouvert de la couverture, recroquevillé en boule, pour me maintenir au chaud. Je sais qu'il me suffit de fermer les yeux, de dormir quelques heures, et demain, tout ira pour le mieux…ou presque.
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