Chapitre 5 : La lettre oubliée
Le vent s’était levé ce soir-là, soufflant avec une lenteur pesante qui semblait vouloir emporter avec lui les dernières bribes de chaleur de la journée. Les allées de l’université, d’ordinaire bourdonnantes de rires et d’échanges vifs, paraissaient soudain s’être vidées d’énergie. Les feuilles tombées prématurément jonchaient le sol comme les restes d’une saison qui n’avait pas encore dit son dernier mot, flottant au gré des caprices du vent. L’air portait cette odeur d’humidité douce que les premières pluies d’avril déposent sur la ville.
Émeric avançait à pas lents sous les arbres, son sac en bandoulière rebondissant doucement contre sa hanche. Il avait l’allure de ceux qui espèrent sans vraiment y croire, le regard flottant, perdu dans une mer de pensées contradictoires. Depuis plusieurs jours, il portait le poids d’un silence, celui qui s’était installé entre lui et Juliette. Une distance à peine visible mais si tangible qu’elle l’étouffait.
Depuis leur dernière conversation, les choses avaient changé. Pas ouvertement, mais subtilement. Juliette, qu’il avait l’habitude de croiser dans les couloirs ou de saluer avec complicité, s’effaçait peu à peu, comme une étoile qui se noie dans le jour. Ses sourires étaient devenus rares, ses regards fuyants. Et pourtant, Émeric ne cessait d’espérer. C’est avec cette étincelle d’espoir qu’il s’approcha d’elle ce jour-là.
Elle se tenait près du distributeur automatique, seule, les yeux rivés sur l’écran de son téléphone, des écouteurs enfoncés dans les oreilles. Il s’arrêta à quelques pas, inspira profondément, puis se lança.
— Salut Juliette...
Elle leva lentement la tête, surprise. Ses yeux s’ouvrirent grands, comme si elle ne l’avait pas vu venir. Elle ôta un écouteur, hésitante.
— Oh... salut Émeric.
Il sourit, un peu maladroitement, et tenta de cacher l’agitation intérieure qui le rongeait.
— Je me disais... si t’as rien de prévu après les cours, tu voudrais peut-être boire un verre ? J’connais un petit café pas loin, tranquille, sympa...
Juliette cligna des yeux. Il y eut un silence, puis elle baissa le regard.
— Je... je suis désolée, j’ai déjà quelque chose de prévu ce soir.
Elle mentait. Elle n’avait rien. Mais elle avait peur. Peur de ce que cela pourrait signifier. Peur de décevoir. Peur de ne pas ressentir ce qu’il espérait. Elle n’avait pas encore les mots pour lui dire qu’elle était perdue.
Émeric força un sourire, hocha la tête.
— Ah... pas de souci. Une autre fois peut-être ?
— Peut-être, oui, répondit-elle dans un souffle.
Elle remit son écouteur, tourna les talons et disparut dans le couloir. Émeric resta figé, les bras ballants, les pensées en ébullition. Il se sentait stupide, exposé, fragile.
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Assise un peu plus loin sur un banc de pierre, Esmeralda avait tout vu. Chaque geste, chaque silence. Elle serrait son carnet contre elle comme une bouée. Ses doigts s’étaient crispés autour de la couverture en cuir usée par le temps et les confidences. Le cœur serré, elle détourna le regard. Il y avait des douleurs qu’on apprend à cacher si bien qu’elles deviennent invisibles aux autres. Mais là, à cet instant précis, elle n’arrivait plus à feindre l’indifférence.
Le soir venu, de retour dans sa chambre, elle jeta son sac au sol, alluma sa petite lampe de chevet, et s’empara de son journal intime. La page blanche la défiait, comme si elle savait déjà qu’elle allait devenir le réceptacle d’un trop-plein d’émotions.
> "Je t’ai regardé aujourd’hui, Émeric. Je t’ai regardé offrir ton cœur à une fille qui n’en veut pas, ou qui n’ose pas l’ouvrir. Et moi ? Je suis là. Toujours là. Invisible, muette, présente. J’aimerais tant te hurler ce que je ressens. Mais je n’ai que ces mots sur le papier, et un silence entre nous."
Elle s’interrompit, mordilla le bout de son stylo. Puis, dans un élan soudain, elle saisit une autre feuille. Elle voulait lui dire les choses, cette fois. Pas à travers un journal secret, mais directement. Alors elle écrivit, lentement, avec soin.
> "Émeric,
Peut-être que tu ne me verras jamais comme je te vois. Peut-être que tu continueras de marcher sans me regarder.
Mais il fallait que je te dise que je t’aime. C’est simple, c’est idiot peut-être, mais c’est vrai.
Chaque jour, je t’observe, j’écoute ta voix, j’espère ton regard. Et chaque jour, je me tais.
Je t’écris cette lettre parce que je n’en peux plus de me cacher derrière des silences.
Si un jour tu veux savoir ce qu’est un amour discret mais profond, je suis là.
Toujours là."
Elle relut, les yeux embués. Puis elle glissa la lettre dans une enveloppe, y inscrivit simplement son prénom : Émeric.
Le lendemain matin, elle attendit le moment propice. Lorsque personne ne regardait, elle glissa discrètement l’enveloppe dans la poche intérieure du blouson d’Émeric, accroché à un porte-manteau près de la salle de littérature comparée.
Toute la journée, elle surveilla. Elle guetta ce moment où il enfilerait sa veste et tomberait sur la lettre. Mais le soir venu, elle vit son blouson disparaître... sans qu’il ne semble l’avoir trouvée.
Le cœur battant, elle s’approcha du porte-manteau après le départ de tous. Et là, elle la vit. La lettre. Déchirée. Tombée au sol, piétinée, trempée. L’enveloppe était éventrée, le papier gondolé. Elle se pencha lentement, la ramassa. Son nom y était encore lisible, presque effacé.
Elle resta là, debout, les doigts serrés sur le papier mouillé, le cœur brisé un peu plus encore. Le vent entra doucement par une fenêtre entrouverte, comme pour effacer les derniers mots qu’elle avait osé écrire.
Et dans ce vent, dans ce soir triste et froid, se perdit la lettre oubliée.
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