Chapitre 4 - Confrontation

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Aleksy est parti, peu de temps après avoir appris la nouvelle, à mon plus grand regret. Sa mère tenait absolument à ce qu’il soit à la maison pour accueillir sa grand-mère, qui avait fait un long voyage depuis la Pologne. Pour se faire pardonner, il m’a promis qu’il me ferait goûter les pounchkis et les racuszki de sa grand-mère. Les meilleurs du monde, à ses dires. Je n’avais pas vraiment d’éléments de comparaison, mais je l’ai cru ; la cuisine des grands-mères est toujours la meilleure de toute façon.

Je n’ai pas tardé à me coucher, ce jour-là. Après tous ces événements et la courte nuit que j’avais passée, j’étais exténué. La journée du lendemain s’est déroulée tranquillement, comme tous les autres jours qui ont suivi. Pendant plusieurs semaines, Aleksy a continué de passer tous les soirs pour me faire rattraper les cours, que j’ai suivis assidûment cette fois-ci. Il a réussi à me stabiliser à un niveau plus que correct et je n’ai pris aucun retard. Ça ne nous a pas empêché de continuer à nous amuser pour autant, même s’il m’est de plus en plus difficile de contenir mes sentiments.

Mon père continue d’aller travailler à l’ambassade, à la seule différence qu’il rentre à la maison tous les soirs. Et cette nouveauté rend chaque soirée à table plus vivante. Il nous est bien plus aisé de trouver des sujets de conversation quand on est trois, nous sommes bien plus motivés à regarder ensemble des films à la télé le soir, nous essayons le plus possible de trouver des activités à faire le week-end. En somme, notre vie familiale a complètement changé.

En parallèle, l’orthophoniste a continué de passer tous les deux-trois jours et Aleksy était présent à la plupart des séances. Maintenant, je parle presque normalement. J’ai encore quelques hésitations, mais chaque son sort clairement de ma bouche, à la suite, sans accrocher au fond de ma gorge. Quel plaisir de pouvoir avoir une conversation avec quelqu’un à nouveau, une conversation fluide et intelligible.

Aujourd’hui, on est le 8 avril. Dans quatre jours, c’est mon anniversaire, et celui-ci tombe un dimanche cette année. Et devinez quoi, je retourne au lycée le lendemain, après ma longue absence. Alors ce jour-là, pour décompresser, je vais organiser une journée à l’extérieur, en petit comité, avec Aleksy, Benjamin et Zayn. Ils m’avaient fait la surprise, avec Aleksy, de venir me voir la veille de ma sortie de l’hôpital, et depuis on a continué de converser tous les jours sur un groupe sur Messenger. Aujourd’hui, je sais que je peux compter sur eux.

Enfin, à un détail près. On ne les avait pas mis au courant pour l’empoisonnement. Du moins, on nous l’avait très, très, très fortement déconseillé. Alors, quand ils l’ont appris, bien sûr, ils étaient choqués. Surtout Zayn, qui avait déjà parlé quelques fois à ce fameux Thibaut. De ce qu’il avait pu constater, c’était un mec assez réservé mais plutôt cool. Et que, même si quelques fois il était un peu agaçant, jamais il n’aurait pensé qu’il était capable de faire une chose pareille. Comme quoi, il ne faut pas se fier aux apparences.

Si j’avais le choix, je préférerais ne jamais le rencontrer. Ça ne m’intéresse pas de savoir quelle sanction il va recevoir, ni de voir son visage empli de regrets, ou je ne sais quoi d’autre. Moi, j’ai juste envie de tourner cette page de ma vie, ne plus en entendre parler avant un très long moment, peut-être juste comme un souvenir à raconter plus tard, avec un mélange de peine et de nostalgie. Si seulement c’était aussi simple…

En ce moment même, je suis assis sur le siège passager de la Volvo S60 de mon père, roulant au ralenti sur le périph’. Nous n’échangeons aucun mot, le silence est seulement rompu par la radio et le bruit du moteur. Je suis accoudé sur le rebord de la vitre, ma mâchoire épousant la forme de ma main, et je contemple le paysage pluvieux et déprimant avec la gorge nouée. J’appréhende grandement ce qui va se dérouler dans même pas une heure.

Le juge d’instruction a contacté mon père, il y a quelques jours de cela, pour nous convoquer à une rencontre avec le coupable, ou du moins le "suspect principal" d’après lui. Car ce dernier n’est pas pleinement convaincu de la culpabilité de Thibaut dans mon empoisonnement. Qu’est-ce qu’il lui faut de plus ? Il y a peu de place pour douter là, on a tous les éléments, même des empreintes ! Mais tant qu’il n’aura pas avoué, le juge doutera. C’est ridicule, presque personne n’assume ses actes, à quoi s’attendait-il ?

Plus nous nous approchons du Palais de Justice, plus j’angoisse. Je n’ai pas envie de le voir, je n’ai pas envie d’être là ! Je donnerais n’importe quoi pour être autre part. Lorsqu’à la sortie d’un virage, j’aperçois ce grand bâtiment aux quatre colonnes, avec cette coupole argentée et ce portail doré, mon sang ne fait qu’un tour. On y est. Dans quelques minutes, il va être juste devant moi, celui qui a essayé de mettre fin à mes jours.

Nous descendons dans le parking souterrain et nous tournons pendant plusieurs minutes, sans trouver une seule place libre, à mon plus grand soulagement. Mais malheureusement, les feux de recul d’une voiture s’allument et celle-ci se met à manoeuvrer pour partir. Je maudis sur plusieurs générations celui qui nous libère cette place. Nous nous garons et je descends de la voiture avec la plus maigre des convictions. Mon père pose une main sur mon épaule.

J : Je sais que ça te fait stresser, mais crois-moi, ça va bien se passer. Je serai à côté de toi tout le long, alors tu n’as rien à craindre.

J’aimerais bien, moi, mais je n’y arrive pas. Cette rencontre me terrifie, j’ai peur de lui faire face. J’étais rassuré de ne pas pouvoir mettre de visage sur mon agresseur, c’était comme une protection pour moi. J’ai peur des regards qu’il peut m’adresser, des insultes qu’il peut me balancer, de la haine qu’il peut me vouer.

Nous sortons à l’extérieur sous un temps calamiteux, il pleut intensément et nous n’avons pas de parapluie. Nous nous précipitons afin d’atteindre le bâtiment, même si je m’en serais bien passé. Je vais sûrement vivre l’un des pires moments de ma vie, et en plus, il faut que je me tape ce temps de merde. Enfin, même s’il faisait grand soleil, ça n’aurait pas rendu ce rendez-vous plus agréable pour autant.

Nous poussons la grande porte d’entrée et nous pénétrons dans le bâtiment. Je suis mon père au pas, et si je n’avais pas de dignité, je lui tiendrais même la main à cette heure-ci. Nous nous approchons d’un grand bureau, où plusieurs secrétaires pianotent inlassablement sur leur clavier d’ordinateur. Mon père s’arrête devant et s’adresse à l’une d’entre elles.

J : Bonjour, nous venons pour mon fils, Niels Møller. Nous avons un rendez-vous avec le juge d’instruction à 14h20.

Secrétaire : Bonjour, laissez-moi vérifier… Oui, en effet, il est prêt à vous recevoir. Dirigez-vous vers la chambre de l’instruction pour mineurs. Empruntez ce couloir et suivez les indications sur les panneaux, vous devriez trouver facilement. Je le préviens de votre arrivée.

J : Très bien, merci beaucoup.

Nous nous déplaçons dans les couloirs du Palais de Justice. Cette ambiance cérémonieuse qui règne au sein de ces murs pèse encore plus sur mon moral. J’ai presque l’impression que c’est moi qui suis sur le point d’être jugé. Réveillez-moi de ce mauvais rêve, par pitié.

Sur une imposante plaque en marbre, fixée au-dessus d’une grande porte en bois, nous apercevons l’inscription ‘‘Chambre de l’instruction pour mineurs’’. Nous nous asseyons alors sur les sièges, disposés à proximité dans ce long couloir, en attendant que l’on vienne nous chercher. Mon cœur menace d’arrêter de battre lorsque cette porte s’ouvre depuis l’intérieur, et qu’un homme en costume apparaît sur le palier.

Juge : Monsieur Møller ?

N : Oui.

Juge : Vous pouvez entrer. Après vous.

Nous nous levons et nous nous dirigeons vers la porte. Mes jambes tremblent et il ne manque pas grand-chose pour qu’elles se dérobent sous le poids de mon angoisse. Dans l’entrebâillement de la porte, j’aperçois quatre autres personnes à l’intérieur. Tout d’abord un policier, ce qui me renvoie en pleine gueule le contexte dans lequel je me trouve. Puis une femme, assise, avec un ordinateur devant elle, sûrement pour mettre à l’écrit les différents échanges. Et enfin, deux autres personnes de dos, que je devine être Thibaut et sa mère. Sur le moment, j’ai envie de prendre mes jambes à mon cou, mais mon père et le juge bloquent le passage. Je suis condamné à rester ici, je suis voué à passer cette épreuve.

Nous avançons dans ce grand bureau déjà surchargé, couvert de la même essence de bois du sol jusque sur les murs. Le juge se positionne face à nous, derrière son immense bureau. Nous nous tenons debout, à quelques mètres du coupable. J’ai l’impression d’étouffer, d’être pris au piège.

Je me refuse de tourner la tête. Si je pouvais regarder droit devant moi durant toute la séance, je le ferais. Mais, inexorablement, ma curiosité prend le contrôle de mon corps, et je ne peux m’empêcher de regarder furtivement sur ma gauche. Je le reconnais maintenant, je me rappelle l’avoir déjà croisé dans les couloirs ou dans la cour au lycée.

Brun, avec les cheveux assez courts, une barbe naissante, les yeux marron, un visage plutôt commun, assez grand. À la différence que, aujourd’hui, il a le teint très pâle, les yeux rougis et de gros cernes dessinés sous ses paupières. Moi qui m’attendais à ce qu’il me regarde avec une envie meurtrière, il n’en est rien. Il ne me regarde même pas, son visage est marqué par une profonde tristesse et une grande fatigue.

Juge : Bien, nous allons pouvoir commencer. Vous savez tous pourquoi nous sommes ici, aujourd’hui.

Le silence règne, personne n’ose répondre.

Juge : Monsieur Møller, reconnaissez-vous l’accusé ?

Je prends plusieurs secondes à réaliser qu’il s’adresse à moi.

N : Je… euh oui… je me rappelle l’avoir déjà croisé au lycée.

Juge : Avez-vous déjà eu des différends avec lui ?

N : Non… on ne s’est jamais adressé la parole.

Juge : Très bien, je vous remercie.

Quoi, c’est tout ? Enfin, je suis content que l’interrogatoire ne s’éternise pas, mais il fallait vraiment que je sois présent pour répondre à ça ? Au pire, ils avaient qu’à m’envoyer une photo de lui et me passer un coup de téléphone, et puis terminé !

Juge : Monsieur Josseaume, connaissez-vous monsieur Møller ?

T : Oui… enfin non pas personnellement…

Juge : Vous devez bien être au courant que son père a licencié votre mère, il y a plusieurs mois de cela. Pourtant, vous avez nié le connaître jusqu’à ce que l’on découvre cet élément. Pourquoi ?

T : Je… je n’avais pas fait le rapprochement…

Juge : C’est un nom peu commun ici, il est étonnant que vous n’ayez pas fait le rapprochement.

T : …

Juge : De plus, votre père est injoignable depuis le début de la procédure. J’ai cru comprendre qu'il n'était plus sur le territoire métropolitain à ce jour. Pour quelle raison ?

T : …

Juge : En outre, vos professeurs nous ont confié que votre comportement n’était pas des plus courtois durant les heures de cours. Vous en conviendrez que cet élément joue en votre défaveur. Quel en est la raison ?

T : Ma vie… notre vie est compliquée depuis que ma mère a perdu son travail… Et j’avais du mal à supporter que les professeurs soient constamment sur mon dos…

Juge : Alors, vous me confirmez que, d’après vous, tous vos problèmes sont liés à Monsieur l’ambassadeur, du moins plus en poste à ce jour.

T : Non… enfin, c’est parti de là…

Juge : Il est alors possible que vous ayez une raison d’en vouloir à monsieur Møller, au point de commettre l’irréparable.

T : Non… ce n’est pas ce que je voulais dire…

Juge : Pourtant, nous avons retrouvé vos empreintes sur les fioles de cyanure présentes à votre domicile. Avez-vous une explication ?

T : Je… j’aidais mon père, c’est tout…

Juge : Monsieur Josseaume, avez-vous empoisonné monsieur Møller, ici présent ?

T : Non !

Sa réponse a résonné dans toute la pièce et m’a glacé le sang. Je me surprends l’avoir observé durant tout son interrogatoire, et il semble à bout. Sa voix est maintenant tremblotante, ses yeux sont humides et malgré tous mes efforts, je n’arrive pas à discerner une once d’animosité envers moi. En théorie, je devrais le haïr, lui souhaiter toutes les pires sanctions imaginables mais je n’y arrive pas. La seule chose que je ressens en le regardant, c’est… de l’empathie. J’ai de la peine pour tout ce qui lui arrive. J’ai l’impression de ne pas réagir normalement.

Juge : Vos intentions ne sont pas claires, monsieur Josseaume. Vous ne répondez que partiellement à mes questions, vous laissez planer le doute quant à votre culpabilité et pourtant, vous persistez à clamer votre innocence. Je ne comprends pas.

T : Vous ne pouvez pas comprendre ! Personne ne peut comprendre l’enfer que je vis, que nous vivons ! Je n’ai pas essayé de le tuer, jamais je ne ferai une chose pareille ! J’ai eu des moments de faiblesse, et d’autres où j’avais du mal à contenir ma colère, mais je ne suis pas un tueur ! Et pourtant, on m’accuse à tort de quelque chose que je n’ai pas commis, tout le monde ne fait que s’acharner sur moi, sans raison. Vous me posez tous sans arrêt les mêmes questions et vous détournez mes propos !

Policier : Monsieur, je vous prierai de vous calmer sur le champ.

Le juge adresse un signe de la main au policier, pour lui assurer qu’il gère la situation.

Juge : N’inversez pas les rôles monsieur Josseaume, vous n’arrangez pas votre cas.

T : Mais peu importe ce que je vous dirai, vous êtes tous persuadés que je suis le coupable. Il fallait en trouver un, et c’est tombé sur moi ! Mais, je ferai tout pour vous prouver que je suis innocent.

Juge : Eh bien, prouvez-le nous, nous vous écoutons.

T : Je… je vous ai déjà tout dit, je ne l’ai pas empoisonné !

Juge : Alors, je pense qu’il est inutile de poursuivre cette rencontre. J’ai les éléments nécessaires pour rédiger mon ordonnance, je vous la ferai parvenir ultérieurement.

T : Vous n’avez pas intérêt à m’éloigner de ma mère, et surtout, vous n’avez pas intérêt à la faire interner. Elle n’est pas folle !

Juge : Ce n’est plus sous ma juridiction. La décision reviendra à l’assistante sociale, qui jugera si cela est nécessaire.

La mère de Thibaut fond en larmes. Elle, qui avait été silencieuse depuis le début, semblait surtout contenir sa tristesse. Thibaut se tourne vers mon père, mais son regard a radicalement changé.

T : Vous devriez avoir honte de tolérer ce que ma mère a subi, vous me dégoûtez.

Juge : Veuillez disposer, je vous prie !

Thibaut et sa mère quittent la pièce dans une ambiance électrique. Je regarde mon père, incrédule. Qu’est-ce qu’il voulait dire par là ? Mon père semble tout autant perdu que moi. Je ne sais plus quoi penser. Je n'arrive à discerner le vrai du faux.

J : Ce garçon, il a vraiment l’air désespéré…

N : Oui…

J’ai beau acquiescer, je n’arrive même pas à me convaincre moi-même. Oui, il est désespéré, ses sentiments n’étaient pas truqués, mais j’ai surtout l’impression qu’il était… honnête dans ce qu’il disait. J’avais presque envie de m’excuser, je ne sais même pas de quoi d’ailleurs. J’ai l’impression de porter un étrange sentiment de culpabilité. Plein de doutes m’envahissent actuellement.

Mon instinct me crie que… ce n’est pas lui.

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