J : Ah, enfin ! On pensait que vous n’arriveriez jamais !

Assis à la grande table centrale, mes parents sont en train de prendre l’apéritif avec la mère d’Aleksy. Visiblement, ils ne nous ont pas attendu pour entamer le champagne que mon père a emprunté dans sa cave, pour l’occasion.

K : Heureusement qu’Aleksy a prévenu Wanda que vous seriez en retard, on attend toujours ton message, nous !

N : Désolé, je… n’ai pas vu le temps passer.

K : Qu’est-ce que vous faisiez ?

Je suis pris de court. Je ne m’attendais pas à un interrogatoire dès mon arrivée, et je n’ai absolument aucune idée du mensonge que je peux leur raconter. Je bafouille, en essayant de sortir la première chose qui me vient à l’esprit.

N : Je… euh…

K : Oh, excuse-moi, c’était peut-être indiscret.

Mon père se met à rire. Je ne sais plus où me mettre, mon visage tourne au rouge vif. J’aperçois Aleksy me regarder avec incompréhension. Il doit sûrement attendre que je leur dévoile tout, mais il en est hors de question. Ils mettraient au courant la police, l’enquête reprendrait et Xavier l’apprendrait tôt ou tard. Et alors, il ferait le lien entre Mathis et moi, et… je ne veux pas prendre le risque que ça arrive. J'hoche la tête discrètement, de gauche à droite, pour lui signifier que je ne souhaite pas en parler. La déception se dessine sur son visage. Il soupire, l’air dépité.

A : Non, pas du tout Karen, on est allé à la bibliothèque pour rendre des livres que l’on avait emprunté pour les cours, et on a croisé des amis sur le chemin.

K : Oh, je vois. Mais vous auriez pu leur dire que vous étiez attendus pour un repas, c’est dommage que l’on ait commencé sans vous.

W : Voyons Karen, ils sont jeunes, ils sociabilisent. Et puis, ils préféraient sûrement discuter entre jeunes, plutôt que d’écouter les ragots de leurs parents.

A : Tu sais très bien que c’est faux, maman.

W : Mais oui, je sais bien, mon trésor.

A : Pitié…

Ils s’échangent des sourires complices. Je suis choqué du revirement brutal de comportement d’Aleksy. C’est comme s’il avait oublié tout ce qui s’était passé avant. Mais ce regard sans passion qu’il m’adresse trahit son sourire et me fait comprendre que non, il n’a pas oublié.

K : Ça va, Niels ? T’as l’air bien pâle.

N : Oui… tout va bien.

Je tente d’arborer mon plus grand sourire, mais je n’arrive qu’à produire un rictus crispé et fiévreux. Je me précipite à table, avant de recevoir de nouvelles questions qui risqueraient de me mettre dans l’embarras.

K : Attends Niels, fais voir… Comment tu t’es fait ça ?

Ma mère est penchée au-dessus de mon crâne, écartant mes cheveux, pour observer cette fameuse bosse, stigmate de mon accident. Je perds l’espoir d’être tranquille ce soir, ma patience commence doucement à s’effriter.

N : C’est rien… Je me suis cogné, c’est tout.

K : Ça te fait mal ? Il faudrait peut-être mettre quelque chose dessus, pour soulager la douleur. Wanda, tu as de l’Arnica ?

N : Ça va, je te dis… Ça va passer, c’est pas grand-chose…

K : Il faut quand même s’en occuper, Niels ! Je vais chercher de la glace, pour que la bosse ne grossisse pas plus. Mais si ça ne dégonfle pas, il faudra que…

N : J’AI DIT QUE C’ÉTAIT BON, DONC ARRÊTE !

Tout le monde s’immobilise. Plus personne n’ose faire le moindre geste. Ma mère me regarde, interdite, comme tous les autres membres de la tablée. J’ai du mal à réaliser ce que je viens de faire, c’est la première fois que je lève la voix envers l’un de mes parents. En fait, c’est peut-être la première fois tout court. Le silence de plomb qui règne dans le salon n’est rompu que par mes battements de cœur effrénés.

N : Excuse-moi… De la glace, oui… Ça serait bien…

K : Je… je vais t’en chercher…

Je vois ma mère se diriger vers la cuisine, complètement déboussolée. Je plonge ma tête dans mes mains. Je fais n’importe quoi, je débloque complètement ! Qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez moi ? Je suis en train de tout gâcher. La soirée, ma relation avec Aleksy, la vie de Mathis. Bref, tout ce qui gravite autour de moi se désagrège.

J : T’as l’air à cran Niels, c’est pas toi ça… Qu’est-ce qui ne va pas ?

Mon père s’est rapproché de moi et a posé sa main sur mon épaule. Je n’ose plus ouvrir la bouche puisque aujourd’hui, tout ce qui en sort finit par me retomber dessus. La pression de sa main sur mon épaule se fait plus insistante.

J : Tu peux tout nous dire, tu sais…

Je soupire lascivement. Si je ne souhaite pas encore tout dire, je peux au moins raconter quelque chose de vrai, au lieu de m’embourber dans mes mensonges.

N : C’est que… c’est la reprise, la pression, tout ça quoi… J’ai l’impression que tout le monde m’observe, je me sens… oppressé. Mais ce soir, c’est les vacances, alors je vais pouvoir évacuer tout ça. Enfin, j’aurais préféré le faire d’une autre manière… J’suis vraiment désolé, je voulais pas gâcher la soirée…

Sa main passe de mon épaule à ma tête et il frotte vigoureusement le sommet de mon crâne.

J : Mais non, tu n’as rien gâché. Allez, ne te fais pas de soucis, on te laisse décompresser tranquillement. Pas vrai, Karen ?

Ma mère revient à table, depuis la cuisine, avec un torchon rempli de glaçon. Elle le pose sans prévenir sur ma bosse, provoquant un léger sursaut de douleur. Puis elle dépose un doux baiser sur ma joue gauche.

K : Désolée de t’avoir brusqué, mon loulou.

N : Merci… et pardon.

Je ne relève pas le petit surnom insupportable, pour cette fois. Je suis rassuré que ce léger incident ne se soit pas envenimé. Mais je reste toujours affecté par la tension qui règne avec Aleksy. Malgré un petit sourire décoché lors de la "réconciliation" avec ma mère, il a ensuite détourné le regard pour éviter de croiser le mien.

Le repas s’est déroulé dans une ambiance bon enfant. Les différents plats se sont enchaînés, tous autant délicieux les uns que les autres. Wanda est un véritable cordon bleu, et mes parents n’ont pas cessé de la complimenter sur ses talents pendant tout le repas. Aleksy a pris part aux discussions, et il semblait complètement absorbé par ce qui se disait.

Moi, de mon côté, je n’ai pas mangé grand chose, tout comme ce midi. Pas que ça ne me plaisait pas, mais mon appétit n’était pas au rendez-vous, et les aliments ne voulaient plus passer. J’ai aussi été très silencieux tout au long du repas. J’ai essayé de participer aux discussions, mais je n’étais pas très inspiré. D’ailleurs, j’arrivais à peine à les suivre, bien trop occupé à cogiter sur tout ce qui s’est passé aujourd’hui.

Plusieurs fois durant le repas, ma mère s’est adressée à moi en chuchotant, pour me demander si tout allait bien. J’arborais à chaque fois un sourire de circonstance, mais le cœur n’y était pas. J’ai la boule au ventre. Je me sens contrarié, un peu inconfortable, beaucoup attristé.

Les dernières bouchées du copieux dessert ayant été avalées, la discussion bat son plein dans une ambiance de fin de repas. Festive et animée. Pour quatre personnes sur cinq seulement. Je me sens de trop. J’ai envie d’être un peu seul. Ma tête me lance, c’est trop bruyant pour moi. J’aimerais bien qu’il n’y ait plus aucun bruit, juste le silence.

N : Je crois que je vais vous laisser, je… je me sens fatigué.

Mes parents s’arrêtent dans leur conversation et me regardent, légèrement inquiets pour mon manque d’entrain si rare. Mais mon père me l’a promis, de me laisser digérer tout ça à mon rythme, sans me presser.

J : Très bien. On te souhaite une bonne nuit tout de suite alors, on ne se reverra que demain.

N : Ouais…

Je fais la bise à mes parents puis à Wanda. Je passe devant Aleksy et lui adresse un sourire timide. Il en fait de même, bien qu’il soit forcé de le faire pour ne pas trop éveiller les soupçons. Mais j’ai aperçu dans ses yeux qu’il s’inquiétait, tout comme mes parents. Ça m’importe peu, je veux juste être tranquille, dans mon coin.

Je passe la porte du couloir et rejoint la chambre d’Aleksy. J’aperçois le lit, préalablement préparé pour nous deux, bien bordé, avec les deux oreillers côte à côte. J’ai un petit pincement au cœur. Je dormirai sûrement quand il me rejoindra, tout à l’heure. Et le réveil sera bien différent de celui de la dernière fois.

Je m’écroule sur le lit sans même prendre la peine de me déshabiller. La joue plaquée contre le drap, j’essaie de faire le vide dans ma tête, de ne plus penser à rien. Peine perdue, j’entends encore les rires provenant du salon, malgré les deux portes qui nous séparent.

Je me surprends alors à être agacé par ces éclats de joie. Un profond sentiment de solitude m’emplit. Ils ont de la chance, eux. Le sort leur sourit. Mais moi, je ne fais que subir. Encore et encore. Sans interruption. Quand est-ce que ça s’arrêtera ?

Je plonge ma tête sous l’oreiller pour ne plus entendre. Mais le moindre bruit, la moindre onde sonore traversant mon tympan m’horripile au plus haut point. Les pensées négatives s’enchaînent dans mon esprit, je n’arrive plus à me sortir de cette spirale.

Soudain, je sens mon portable vibrer dans ma poche. Une lueur d’espoir dans un océan de négativité. Je l’attrape vivement et m’empresse de le déverrouiller. Mais la chute n’en est que plus dure. M’attendant à une réponse de Mathis, j’aperçois que la notification provient de notre conversation groupée avec Benjamin et Zayn, et que ce dernier vient de partager une vidéo.

Sous le coup de la colère, je balance mon portable sur le lit et celui-ci rebondit une fois, deux fois, trois fois, avant de s’écraser contre le sol. Décidément, tout est contre moi. Je ne cherche même pas à le ramasser. Je n’en ai ni l’envie, ni la volonté. Résigné, je m’assois sur le lit, recroquevillé sur moi-même. J’attends que le temps passe, sans but. J’attends comme ça pendant de nombreuses minutes, sans rien faire.

Les sons provenant du salon se font de plus en plus rares, jusqu’à disparaître. Lorsque le calme a enfin envahi la maison, j’entends la poignée de la porte se baisser. Aleksy pénètre sur la pointe des pieds dans la chambre, mais son visage affiche un air surpris lorsqu’il m’aperçoit, assis sur le lit.

A : Ah… je pensais que tu dormirais…

N : Je pensais aussi.

Un long blanc s’installe dans la chambre. Si, d’habitude, je me serais senti extrêmement mal à l’aise dans cette situation, aujourd’hui j’ai l’impression que ça me glisse dessus, comme si j’étais devenu imperméable à toute émotion. Aleksy aperçoit mon portable à terre et le ramasse, me questionnant du regard comment il a bien pu arriver là. Je n’y prête pas attention, et il le pose sur son bureau.

Puis il s’installe sur sa chaise, comme s’il souhaitait garder une distance de sécurité entre nous. Les bras reposant sur le dossier, il scrute dans ma direction. Pas exactement sur moi, son regard semble juste se perdre dans l’espace.

A : Pourquoi tu n’as rien dit à tes parents ?