Chapitre 1
Pays de Retz, 17 juin 1940
Pourquoi Mathias l'aurait-il faite leur fichue guerre ? Pourquoi y serait-il allé, là-haut dans le nord, là où, près de trente ans plus tôt, s'était déroulé un épouvantable carnage ? Pourquoi aurait-il quitté son beau pays de Retz ensoleillé, sa ferme et sa pauvre mère, pour aller jouer les héros ? C'est quoi un héros ? Un crétin qui parade le jour avec ses belles médailles collées sur le plastron et qui passe ses nuits à pleurer sur tout ses amis morts au combat, ses ennemis qui n'en étaient pas vraiment, sur ces veuves et ses orphelins engendré par le simple fait d'appuyer sur une gâchette. Non, la guerre, Mathia avait refusé d'y aller ! Il était soutien de famille et avait une mère à nourrir, une pauvre femme affaiblie par un cœur fragile, veuve depuis que son époux avait succombé à un accident, un coup de pied de cheval dans la rate.
Mathias estimait qu'il ne devait rien à la France. Elle avait trahi le monde libre et la démocratie, et récoltait les fruits des graines qu'elle avait semées. Les copains étaient venus le chercher : « Viens avec nous, tu verras du pays ! » Mais du pays, Mathias en avait déjà vu… L'Extramadure, la Catalogne, Madrid. À cette époque, Mathias s'intéressait encore au monde et à son prochain. Il avait un idéal, un cœur noble et croyait en la démocratie. C'est avec cette certitude qu'il était parti en Espagne en juillet 1936. Il s'était engagé dans les Brigades Internationales pour soutenir les Républicains qui luttaient, afin de conserver leurs libertés face à l'oppression fasciste. Il était revenu, deux ans plus tard, le corps couvert de cicatrices, l'âme en charpie et les rêves brisés.
C'est en Espagne qu'il avait perdu foi en l'humanité, alors non, la France, cette traîtresse indigne qui avait laissé faire tant d'horreurs, il ne lui devait rien. Et la guerre, il n'y avait pas été ! Aujourd'hui que cette belle France volait en éclat, il s'en félicitait. Depuis ce jour funeste de mai 1940 où les blindés allemands avaient forcé la ligne Maginot et pulvérisé l'armée française, il était même fier de ne pas avoir contribué à cette stupide folie. Les autres le traiteraient de lâche et de planqué, certes, mais il était un lâche et un planqué vivant !
― Tu t'en vas ? demanda sa mère d'une voix chevrotante du fond de son fauteuil où elle était clouée depuis plusieurs mois.
― Je vais relever mes casiers, nous aurons du crabe ou du homard pour dîner.
― Sois prudent, je n'aime pas te savoir seul en ce moment, avec tout ce qui se passe dehors, ces soldats lâchés sur la route. Qui sait si les Allemands ne seront pas là d'ici ce soir ?
― Tu t'inquiètes pour rien, maman, les Allemands sont encore loin.
― Ils se rapprochent, on raconte qu'ils ont bombardé Nantes, Rennes et Bordeaux.
― Toujours les villes, ils ne bombardent pas les villages.
― Et puis tous ces réfugiés qui affluent.
― Que veux-tu qu'ils me fassent ? Ce ne sont que de pauvres bougres, pas des criminels.
― On dit aussi que les Anglais évacuent leurs troupes de Saint-Nazaire. C'est bien qu'ils n'y croient plus.
― On prétend tant de choses, surtout quand on ne sait rien. Ne t'inquiète pas, je serai bientôt de retour.
Mathias déposa un baiser sur le crâne de sa mère, enfila sa casquette, passa sa musette à l'épaule et sortit. Il avait pour habitude d'aller relever ses casiers à crustacés tous les jours, et il n'y avait aucune raison pour qu'il y déroge aujourd'hui, mais il comprenait les craintes de sa mère. Son grand-père était mort bien avant sa naissance, tué par les Allemands lors de la guerre de 1870. Plus tard, elle avait vu tous ces braves gars du canton partir pour le front en 1914. nombre d'entre eux n'étaient jamais revenus, d'autres étaient rentrés mutilés, estropiés, à moitié fous. Les plus chanceux, ceux qui étaient revenus entiers, étaient aussi les plus rares. Etg cette fois, la menace allemande se rapprochait d'eux à grands pas.
Mathias savait de quoi ils étaient capables. Il avait entendu parler de ce qu'ils avaient fait à ce petit village du nord de l'Espagne nommé Guernica, il savait que cela pouvait se reproduire à Bouin, mais il refusait de cesser de vivre pour autant. Se claquemurer ne servirait à rien.
Ses casiers, il les posait en général du côté de la pointe de Préfaille, mais depuis l'offensive, il avait dû les mettre plus au sud. Les opérations d'évacuation de l'armée anglaise avait hérissé l'horizon de bâtiments militaires de toutes sortes. Le bruit des sirènes, les odeurs de mazout, les vols en rase-motte des avions avaient rendu à Mathias son coin de pêche irrespirable. Et puis ces crétins auraient été capables de lui réquisitionner sa chaloupe. Hors de question de leur abandonner Juana !
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