13a. Les malaformes : Lana
Je me réveille les paupières gonflées, le visage bouffi. La chaleur est insupportable, je transpire abondamment et ça se sent. Mes draps tachés de sang et de crasse me rappellent que je ne me suis pas lavée, la veille, Carole m'en a empêchée et mes muscles douloureux de mon dos m'obligent à me plier quand je me lève.
L'eau transparente, toujours dans le seau, près de mon lavabo a augmenté de quelques degrés avec le chaleur ambiante. Seule dans la salle de bain, je passe avec délicatesse le gant sur mon visage, mon cou et mes épaules. La saleté ne disparait pas, je la sens. L'éponge masse encore ma peau, plus fort, une fois, deux fois, de plus en plus vite, elle frotte, gratte, racle jusqu'à ce que la brûlure me ramène à l'instant présent et qu'apparaissent de minuscules gouttelettes de sang sur l'épiderme rougit.
Le miroir me renvoie une image sombre. Mes traits sont crispés par la rage et la tension que je ressens contracte tout mon corps. Je pourrai maltraiter mon anatomie entière, mes souillures sont trop profondes pour que je parvienne à les effacer.
La robe de la veille me suffira en attendant de repartir et je me rends près de mes amies dans la cuisine. En passant devant les peintures, je m’abstiens de tirer la langue mais marque une pause et dévisage chaque portrait. Eux aussi m’observent, c’est fou ! Comme je suis seule dans les escaliers, personne ne me prendra pour une hallucinée :
— Pourquoi ne suis-je pas la bienvenue chez vous ? D’abord vous, maintenant Carole. Je ne me suis pas invitée ici, on m’y a amenée.
Ils regardent maintenant droit devant eux, comme s'ils me comprenaient, comme s'ils vivaient. Ils m’ignorent.
— Ils te voient, t’entendent, mais ne peuvent pas te parler ou te toucher, explique Jonathan alors que sa voix me fait sursauter.
Il est venu jusqu'à ce palier, en haut des marches, sans bruit, tel un fantôme. Les visages le considèrent avec une expression désapprobatrice. Moi, je le fixe en essayant d'imaginer, ou d’accepter ce qu’il vient de me dire.
— Ce sont des esprits. Ils étaient en colère contre toi quand ils te sont tombés dessus.
— Vous tournez un film ou une caméra cachée, c’est ça ?
— Non. répond-il, taciturne comme à son habitude. Mon frère et ma sœur m’attendent. On se verra au dîner.
Je suis surprise mais d'un autre côté, puisque les vampires et les malaformes existent, pourquoi pas les fantômes et les esprits ? Depuis que nous avons fait la connaissance de cette famille, notre réalité a beaucoup évolué ! J’ai l’impression de ne plus être que spectatrice de tous ces évènements. Matt m'aurait-il amenée dans un univers paralèle quand il m'a assommée ?
À la cuisine, Val m’apprend qu’ils se sont organisés en notre absence. Jonathan a posé des pièges pour attraper des oiseaux, ou de petits animaux. Il va récupérer les proies avant le lever du soleil et à la tombée de la nuit, puis il ramasse des fruits dans les arbres et puise l’eau du puits. Il accompagne même Shana à la rivière et lui montre comment pêcher. Clyselle s’entraîne tous les jours avec elle dans les salles de sport et d’armes. Patrice, lui, apporte son aide à tout le monde. La seule à ne rien faire, à se pavaner et à juger les autres est bien sur Carole. Val prépare les repas, nettoie le linge, fais le ménage… Elle parle peu, ses habitudes domestiques lui permettent de tenir le coup et de ne pas sombrer dans la folie. Ses rapports avec sa fille ne se sont guère améliorés. L’une comme l’autre esquive toute discussion.
La lassitude commence à me gagner. Un livre me changerait les idées et la bibliothèque est tellement grande que j’y trouverai forcément un livre à mon gout.
Les étagères contiennent des centaines d’ouvrages. Certains datent de plusieurs siècles. Ce sont des originaux extrêmement bien conservés. Je découvre des romans de toutes sortes, classiques, fantastiques (même si aujourd’hui tout cela n’a plus rien de fantastique), des recueils, des biographies, des volumes d’histoire, de géographie, de sciences comme l’électricité, la chimie… Je repère des classeurs et m’aperçois en les feuilletant qu’il s’agit d’albums photos. Certains sont très vieux, ils ne contiennent que des croquis, remarquables, de personnes seules, en couple ou en famille. Je crois d'ailleurs reconnaitre les visages représentés sur les tableaux. Quelques collections pour enfants et de rares bandes dessinées complètent cette formidable collection. M’instruire ou me divertir ? Je suis trop énervée pour réfléchir, il me faut une lecture facile qui demande peu de concentration. Une édition de nouvelles de Guy de Maupassant fera très bien l’affaire.
C’est Clyselle qui vient me réveiller. Je ne suis pas allée au bout de la première histoire, emportée par la fatigue. Je croyais pourtant avoir récupéré, la nuit dernière.
— Viens, dans ma chambre, on va parler, décrète mon amie. J’ai surpris une conversation saisissante.
Je crains le pire. Que vais-je lui répondre si elle me parle de vampires ? Comment ont-ils pu ne pas l’entendre approcher ? Leurs sens ne sont-ils pas plus affutés ?
Sa chambre, voisine de la mienne nous force à reprendre les escaliers maudits, dans lesquels elle me conseille de garder la tête baissée. Elle les vois donc, elle aussi.
— Val nettoyait sa chambre alors j’étais seule quand j’ai entendu des voix, m'explique-t-elle, debout devant son lit, où elle m'a invitée à m'assoir. En regardant d’où cela venait, j’ai découvert un soupirail derrière le réfrigérateur. Je suppose qu’il y a une cave et qu’ils s’y trouvaient.
— Mais de qui parles-tu ? demandé-je, faussement intriguée.
— Eux ! Les neveux du boss. Carole posait plein de questions bizarres et il me semble que c’est Matt qui répondait.
— Que disait-elle pour que ça te choque autant ?
— Elle parlait de toi. Il t’a raconté quelque chose qu’il ne devait pas. C’était quoi, Lana ?
Je la regarde droit dans les yeux, décidée à ne trahir ni Matt, ni elle :
— Il avait promis de m’apporter des explications sur les malaformes, mais il ne l’a pas fait. Je sais juste que ce sont des morts, des revenants, en quelque sorte, qui se nourrissent de sang.
— Des vampires ? s'étonne-t-elle, incrédule.
— Non ! Les vampires sont des créatures surnaturelles. Les malaformes sont bien réels, eux. Je n’en sais pas plus, mis à part que pour les tuer, il faut leur transpercer le cœur et les décapiter.
Elle se mord les lèvres, réflechit quelques secondes et insiste :
— C’est ça qu’il n’avait pas le droit de te dire ? Pourquoi, après, a-t-elle ajouté que tu n’es pas comme eux ?
Elle est très perspicace, je vais avoir du mal à la convaincre.
— Je suppose qu’elle faisait allusion à nos conditions sociales.
— Ok, alors pourquoi Jonathan s’en est-il mêlé en insistant sur le fait que tu n’es pas pour lui ? rajoute-t-elle avec défiance, en appuyant sur les derniers mots.
— Tu te trompes de personne, Clyselle, ils parlaient à l’évidence de quelqu’un d’autre.
— Tes mensonges me déçoivent. « Lana n’est pas pour toi. Elle est dangereuse. Tu vas te perdre si tu ne te ressaisis pas et tu nous entraineras avec toi », cite-t-elle. Voilà ce que j’ai entendu, Lana.
Je hausse les épaules et secoue la tête pour lui faire croire à mon ignorance, puis tente un éclaircissement :
— Tu as mal compris. J’ai passé pas mal de temps avec Matt, on est… plus ou moins amis. On se dispute encore beaucoup, mais au fond, je l’apprécie, ne serait-ce que pour toute l’aide qu’il nous apporte. Je crois qu’il a appris à me supporter aussi, je ricane. Ça ne va pas plus loin, Clyselle.
— Si tu le dis. N’oublie pas que j’ai vu votre complicité quand il t’entrainait. Un homme, une femme, qui passent beaucoup de temps ensembles, seuls…
Elle a raison et elle le sait. Elle est consciente que je n'avouerai pas, mais elle me montre qu'elle n'est pas dupe. Pourtant, je persiste :
— Tu délires, Clyselle. Jo et Carole ont dû réfléchir de la même manière que toi et en arriver aux mêmes conclusions. C’est aussi simple que ça. C’est tout ce qui nous arrive qui nous rend dingues.
Elle n’est pas convaincue mais capitule et fait mine d'accepter mes explications, en haussant les sourcils.
Pour le déjeuner, Val nous a préparé des pâtes auxquelles elle a mélangé les morceaux des petits oiseaux qu’elle a cuits. Elle précise que la nourriture se faisant rare, chacun se rationne, et les repas se constituent bien souvent essentiellement de fruits. Jonathan accepte parfois que Patrice l'accompagne, et ils reviennent alors les bras chargés d'un régime de bananes ou de mangues. Mon amie me confie sa surprise quant aux noix de coco qu'elle trouve de temps en temps sur la table, sans savoir qui s'est chargé de les ramener. Question pertinente, quand on voit la hauteur des cocotiers.
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