15b. Retrouvailles et pertes : Lana
Alors que j'entoure mes fils de mes bras, une folle envie de sauter de joie et de danser s'empare de moi. Je ne veux plus jamais être séparée d’eux. L’image de mon mari vient assombrir ma gaieté. Il devrait se trouver parmi nous pour partager cet instant. Mon regard croise celui de Matt et je me force pour répondre à son sourire, consciente qu’un fossé va désormais se creuser entre nous. Je me détourne pour ne plus lire cette tristesse dans ses yeux, avec l'espoir que la pression sur mon cœur s'efface. J’enlace les enfants de Val et de Clyselle, je les embrasse, et les rassure quant à leurs mamans. Quelle chance que nous soyons encore tous sains et saufs ! J’ai presque du mal à y croire tant notre survie se complique de jour en jour. La peur au ventre, je m’enquiers du sort des hommes. Ils vont bien eux aussi. Ils sont partis nous chercher dans la maison des démons. Comme Clément doit être déçu que j’en sois partie !
Je découvre qu’ici ils se sont organisés, tout comme nous. Ils passent d’un jardin à l’autre pour cueillir les fruits dans les arbres, récupèrent des bouteilles et des conserves chez les voisins, se relaient pour aller pêcher sur une barque abandonnée au port. Ils sont allés à la rivière chercher de l’eau claire. Je vais pouvoir me séparer de l’odeur nauséabonde dont je suis enveloppée. Nous en avons tous besoin après avoir goûté l’eau de la piscine de près ou de loin.
La sorcière a disparu. Quand j’interroge les enfants à son sujet, ils m’informent qu’elle s’appelle Sandrine, et que c’est grâce à son sort de localisation qu’ils ont enfin déniché la maison introuvable qui nous abritait. Je découvre que la jeune fille qui l’accompagne est sa fille, et qu’elle a hérité des dons de sa mère, même si elle en est encore au stade d’apprentissage.
— Deux sorcières ! s'écrie Matt en se levant subitement. Vous ne m’en voudrez pas de vouloir rentrer chez moi. Je me sens plus à l’aise avec mes frères et soeurs démons.
Il va beaucoup mieux. Sa peau a pratiquement recouvré sa blancheur d'avant. Ses yeux ont retrouvé leur éclat, et sa voix a repris son timbre. Il redevient sarcastique, c’est bon signe.
Je le laisse avec les enfants et pars à la recherche de Sandrine et de sa fille avec l’intention de leur expliquer qu’il est aussi humain qu’elles et moi.
Réfugiées dans l’une des chambres, elles ont allumé des bougies et font brûler de l’encens.
— Je ne viens pas te faire de reproches, dis-je d'un ton amical alors que je prend place près de la mère, au bord du lit. Pour le bien de tous, nous devons nous comprendre et nous parler.
— Je suis toute ouïe, répond-elle, méfiante, avant d'inviter sa fille à s'éloigner d'un geste de la tête.
— La maison de Matt a bien abrité des démons. Il s’agit des ancêtres de la famille, disparus depuis longtemps. Matt, son frère et sa sœur nous ont sauvés la vie, il m’a formée à la survie, et suivie dans toutes mes recherches. Il m’a amenée jusqu’ici. Tu trouves cela dangereux ?
— Ils se nourrissent de sang ! réplique la sorcière en grimaçant.
— Ils mangent la même chose que nous aussi. S’ils consomment parfois du sang, c’est uniquement pour conserver les avantages dus à leur particularité génétique. Et surtout, ils ne tuent pas les humains ! Ils luttent au contraire contre le mal. C’est quelqu’un de bien que tu as voulu tuer.
— C’est le devoir des sorcières. Du sang de Vétalâs coule dans ses veines.
— Je ne sais pas ce que c’est.
Je reste calme malgré mon agacement face à son manque d'efforts pour me croire.
— Dans ma culture ce terme désigne les vampires, explique-t-elle à contre-coeur. Je ne peux pas cohabiter avec cette calamité.
— La calamité est celle qui nous attend dehors. Je sais pourquoi et comment elle est née. Le devoir des sorciers est aussi de ramener l’équilibre, je me trompe ? Les avantages que possède Matt peuvent t’y aider. Vas lui parler, s’il te plait.
— Cela va à l’encontre de mes convictions.
Elle est têtue, je vais perdre patience.
— Ne veux-tu pas éliminer jusqu’au dernier des malaformes ? Contribuer à ramener la vie sur terre ? Plus nous serons nombreux, meilleurs serons nos chances.
— Il t’a hypnotisée. Tu le protège, tu le nourris. Je vois ton cou. Quel humain se laisserait mordre ainsi ?
— Tu te trompes ! je conteste alors que ma voix monte d'une octave. J’ai provoqué la première morsure. Nous nous sommes disputés à propos des mystères qui l’entourent. Frustré de ne pas parvenir à m’expliquer, il m’a montré. Comme tu peux le constater, il est parvenu à se contrôler. Ensuite, il a réussi à me raconter. Nous nous comprenons, nous nous soutenons, j’ai besoin de son aide et de sa force. Je ne veux pas le perdre. Je te demande juste de lui parler, pas de l’apprécier.
— Tu le perdras, inévitablement. Tu ne m’as convaincue qu’à moitié, mais tu aiguise ma curiosité. Je vais donc faire un effort, j’ose espérer qu’il en fera de même. Je te suis.
Nous sortons de la chambre où elle a ordonné à sa fille de rester à l’abri.
Matt se redresse dès qu'il m’aperçoit et s’apprête à venir à ma rencontre quand il exécute un bond en arrière, effrayé par Sandrine, derrière moi. L’inquiétude et la rage se dessinent sur ses traits, et ses canines ont refait leur apparition. Il se tient raide comme un piquet, attentif au moindre signe d’agressivité. La sorcière s’est arrêtée. Elle le toise avec intensité, surveillant elle aussi les réactions et gestes de son ennemi.
— Je viens à toi pour juger ton honnêteté et ta sincérité, commence-t-elle, le regard menaçant. Je ne t’attaquerai pas, à moins que tu ne m’y obliges. Puis-je t’approcher ? Lana m’assure que tu ne l’as pas hypnotisée. Permets-moi d’en juger.
Matt m’interroge du regard, j’acquiesce de la tête. Clément et les autres l’ont acceptée dans leur groupe, ils lui ont accordé leur confiance pour protéger les enfants.
Elle repousse canapés et table basse et trace un cercle à l’aide d’une craie. Seule à l’intérieur, elle cite les quatre points cardinaux avant de faire brûler de l’encens, un parfum que je ne connais pas et de réciter ce qui ressemble à une incantation :
<< J’invoque le gardien de la tour Est,
Celui qui garde les cieux et gouverne l’air.
Je t’invite à te joindre à ma célébration
Et à protéger le périmètre de ce cercle. >>
Elle répète la même opération au Sud, une bougie rouge embrasée pour le gardien du feu sacré qui gouverne l’élément, puis à l’Ouest où elle dépose un bol d’eau pour le gardien et gouverneur des eaux sacrées, et enfin au Nord où elle jette une poignée de sel pour la terre. Elle se déplace maintenant à l’intérieur de son cercle, marquant une pause devant chaque point.
Matt a reculé, incertain de ses intentions. Elle l'invite à approcher, puis l'arrête avant qu’il ne franchisse le trait de craie.
Après avoir posé une amande aux pieds du démon, et allume un cierge argenté, puis plonge son regard dans celui de Matt :
<< Toute la vérité n’est pas bonne à dire,
Mais celle-ci doit jaillir.
Il est temps de tout révéler,
Ainsi soit fait. >>
Elle presse ensuite un demi-citron sur l’amande, se munit de la bougie et ferme les yeux. Elle se concentre. Alors que ses paupières se relèvent, ses prunelles se fixent à nouveau sur Matt. Elle semble ne plus voir que lui, nous avoir oubliés. Elle souffle la flamme vers lui.
— As-tu hypnotisé Lana ?
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