26b/ Pardon : Matt

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Mon verre de scotch ne remplacera pas une bonne gorgée de sang, mais me saouler devrait apaiser mon âme. Et me souler, ça, je sais faire ! Je savoure la brulure de l’alcool dans mes veines quand une musique parvient à mes oreilles. Une guitare. Jonathan a dû reprendre son instrument. Leurs voix aussi percent jusqu’à moi. Ils chantent ! Merde alors ! Ils se la coulent douce alors que je broie du noir, seul dans mon coin ! Je n'ai pas demandé ce qui m'arrive, cette souffrance ! Un second verre pour me détendre. Pourquoi suis-je obligé de subir tout ça ? Je suis un dhampire et je suis chez moi !!!

D’un bond, j’atteins le porte, l’ouvre à la volée et la franchis sans prendre la peine de la refermer. Je saute les escaliers et atterrit en deux temps, trois mouvements près du salon avant de faire irruption dans la pièce et provoquer l’arrêt immédiat de la musique et des chants. Ils me dévisagent tous, hébétés et apeurés.

— Continuez, c’est justement le chant des sirènes qui m’amène.

Accoudé à l’entrée, je ne sais pas quelle attitude adopter. Sentir Lana si proche ravive ma douleur tandis que la vue de son mari à ses côtés nourrit ma haine. Mon frère entame un nouveau morceau, mais ils se taisent tous. Ils ne bougent plus. On dirait des statues. C’est à peine s’ils respirent ! Ma présence leur fait si peur qu’ils n’osent pas me regarder ? Finalement, je suis aussi seul parmi eux que dans ma chambre, le vilain petit canard, la brebis galeuse. Moi, je sais qui je suis : l’éternel incompris. Je les détaille, un par un, et imagine leurs pensées.

Jonathan essaie de détendre l’atmosphère avec un air entrainant. Il me lance un regard insistant, suppliant pour que je garde mon calme.

Bob tient la main de sa femme et observe Clément.

Lui aussi fixe son ami, comme s’ils parvenaient à communiquer de cette manière. Leur complicité m’exaspère car elle aggrave encore mon sentiment de solitude. Je n’ai jamais partagé ça, même pas avec les membres de ma propre famille ! Je suis certain qu’ils pensent pouvoir me maitriser si je pique une crise. Ils rêvent !

La fille de Clyselle joue avec le petit de Lana près de la bibliothèque. Les trois plus grands ne sont pas là. C’est bizarre.

Ma sœur est assise près de Jo. Elle affiche son sourire mauvais, pour me rappeler ma promesse. Elle reste la seule à me dévisager. Tenterait-elle de me comprendre ? Non, impossible, j’ai réussi à penser à quelqu’un d’autre qu’à ma petite personne, mais ça n’est pas près de lui arriver. Elle se contrefiche de tout, hormis de son poids, de sa coiffure ou de sa tenue. Elle cherche plutôt à découvrir mes intentions.

La sorcière tient sa fille par l’épaule. Dans le regard qu’elle adresse à Lana, il me semble distinguer de la jalousie. Ou de l’inquiétude. À moins que ça ne soit du regret. Difficile de saisir ses réflexions qu’elle masque sans doute grâce à sa magie.

Clyselle est nerveuse, elle gigote sur le canapé et jette de brefs coups d’œil à sa copine, assise en face d’elle.

Lana ! Je ne veux pas la regarder ! Je ne dois pas. Je me mens à moi-même, car en réalité, je crève d’envie de voir son regard quand il se pose sur moi, de remarquer sa poitrine qui se soulève au rythme de sa respiration, de contempler ses lèvres en rêvant qu’elles me caressent et de deviner son cou au travers de ses cheveux. Je lutte contre cette envie dévorante, mais c’est comme si mes yeux étaient attirés par un aimant. Je n’arrive pas à résister à cette force. Je cède à la tentation.

Elle se tient penchée, les coudes sur les genoux, la tête baissée. Elle a dû sentir que toute mon attention était concentrée sur elle, car elle relève les yeux vers moi avec un soupir. Elle prend son temps, remonte de mes pieds nus à mes lèvres, où elle marque une pause. Elle a peur de croiser mon regard. Regarde-moi, Lana ! Je la supplie en silence, je me moque des conséquences, de ce que les autres pourront lire ou interpréter. J’ai besoin de savoir qu’elle m’a pardonné et que j’ai toujours une place dans son cœur. Non, Lana, ne fais pas ça ! Elle a rebaissé la tête et repris son ancienne position. Je l’observe encore un instant avec l'espoir qu’elle réagisse, qu’elle me fasse un signe, même petit. Je murmure son prénom. Ma propre voix me surprend, rauque, à la limite du sanglot. Lana reste prostrée. Je perçois son souffle, elle respire plus vite et ses jambes tremblent. Mes attentes s’envolent, car je sais à quel point elle peut se montrer têtue, et j’imagine sans aucune difficulté qu’elle pense en ce moment à son mari et à ses enfants. Ça fait mal. C’est insupportable. Mon cœur est transpercé, mon corps piqué par des milliers d’aiguilles, et mon cerveau en ébullition est sur le point d’exploser. J’ai même l’impression que mes yeux sont trop gonflés et une boule dans ma gorge m’empêche de respirer. Ils me regardent tous, enfin. Quel spectacle je leur offre ! Celui à qui tout a toujours réussi, cet être trop imbu de sa personne, sans foi, sans cœur est sur le point de s’effondrer. Lana a l’air peinée. Ce n’est pas ça que j’attends d’elle. Qu’elle garde sa pitié. Je crache sur le tapis avant de planter mes yeux dans les siens. Puis, je m’enfuie avant de succomber à ma douleur.


Étendu sur mon lit, en pleine méditation, je fais le point sur ma vie. Qu’est-ce que j’ai fait durant toutes ces années qui en vaille vraiment la peine ? Je ne trouve aucune réponse valable.

Sandrine m'interrompe quand elle vient s’assurer de notre collaboration.

— Nous devrions leur dire ce que nous allons faire, commence-t-elle.

— Nous en avons déjà parlé, tu sais qu’ils nous en empêcheront.

— Matt, nous ne pouvons pas mettre ton frère et ta sœur devant le fait accompli. Ils ne me le pardonneront jamais et s'en prendrons à ma fille.

— Briefe ta fille, qu'elle leur rappelle le retour du sang frais. Ça les apaisera.

— Et Lana ? Tu crois qu’elle réagira comment ?

— Je pense qu’il va y avoir une partie très amusante, je ricane, j'ai hâte de voir sa tête.

— Tu es cinglé, Matt.

— Ouais. On reprend quand ?

— D’après mes calculs, et si tout se déroule comme prévu, mon travail sera terminé dans deux jours, trois, tout au plus. Je vais à la cuisine préparer ta boisson. Tu la boiras demain, lors du rituel.

Nous repassons par le salon pour gagner la cuisine, c'est le chemin le plus court.

Carole, suspicieuse, nous demande ce que nous faisons, mais nous la laissons dans l’ignorance. Du coup, ils nous suivent tous. Je me renfrogne et me concentre sur la tâche de la sorcière. Après tout, elle cuisine pour moi. Pour elle et moi, pour être précis.

Sur le fourneau, elle pose une casserole en cuivre dans laquelle elle verse du vin, une piquette imbuvable si j’en crois la brique cartonnée, puis elle y jette du sucre et du miel. Elle attend ensuite que sa préparation boue pour la mélanger à l’aide d’un fouet.

— Il faut que cela refroidisse avant de pouvoir continuer, précise-t-elle à mon intention.

— À quoi ça va servir ton truc ? insiste ma sœur.

— C’est un filtre. Nous en aurons besoin lors du prochain rituel, indique encore l'ensorceleuse.

— Qui consiste en ..? persiste ma sœur, de plus en plus intriguée et méfiante.

Sandrine lui donne pour toute réponse l’un de ses regards assurés et sans réplique dont elle a le secret.

Clyselle examine les ingrédients que la sorcière a laissés sur la table :

— Du jus de raisin, du miel et du sucre. Et ça, c’est quoi ?

Elle tourne une fiole dans sa main avec l'espoir d'en percer le mystère.

— C’est de l’hydromel. Je le fabriquais moi-même.

— Tu as rapporté ça de chez toi, juste avec l’idée de préparer un cocktail ? s'étonne l'amie de Lana.

— Il ne s’agit pas d’un cocktail.

— Les ingrédients sont pourtant consommables, persiste Carole.

— Détrompez-vous. Cette préparation est utilisée lors de rituels de magie. Je crois qu’il est temps d’incorporer ma mixture. Il faut patienter une journée avant de la boire, mais nous manquons d temps, et mes capacités sont améliorées. Ça devrait fonctionner.

— Votre rituel doit aboutir à quoi ? demande Bob.

C’est à mon tour de répondre. J’imagine leurs têtes, quand ils comprendront. Je suis impatient de découvrir les futures réactions de Lana...

— Vous verrez bien…

Le moment est venu. Anxieux à l’idée de participer à un sortilège, je ne ferai pourtant pas marche arrière. J’avais prévu d’écrire une lettre pour Lana, pour lui expliquer mes derniers actes. Samantha la lui aurait remise. Mais puisque je fais tout ça pour la préserver, mieux vaut qu’elle continue à me considérer comme l’homme mauvais que je suis.

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