27b. Sacrifices : Matt
Je m’interroge quant à l’utilité de fouiller les vieilles malles. À part mêler les blessures du passé aux plus récentes, à quoi ça va me servir ? Mon état morose achève de me convaincre et je soulève le premier couvercle. Les robes de Mère y sont soigneusement pliées. j'en porte une contre ma joue et la caresse du tissu soyeux. J’aimerais me souvenir d’elle alors qu'elle me portait dans ses bras. M’a-t-elle allaité ou était-elle déjà trop faible ? Du plus loin dont je me souvienne, Père l’avait déjà trop utilisée pour qu’elle puisse sortir de son lit. Alors tenir un bébé… Quant à lui, nous ne lui inspirions que du dégoût. Il nous ignorait ou faisait la moue avec un regard menaçant lorsque nous avions la malchance de le croiser au détour d’un couloir. Sans cesse sur le qui-vive, nous avions l’interdiction formelle de faire le moindre bruit. Pourtant, lui ne s’en privait pas quand il organisait ses orgies. La seule distraction qu’il nous autorisait était la lecture. C’est ce qui nous a instruits, tous les trois, car il était hors de question de nous scolariser. Les sales mômes que nous étions risquaient de révéler l’ignoble secret de famille. Je ne comprends toujours pas pourquoi nous le craignions à ce point. Il se tenait le plus loin de nous possible, à cause de l’odeur de notre sang qui l’indisposait et le rendait vulnérable.
Quelle joie quand notre gouvernante, Gisèle, nous emmenait parcourir le marché avec elle ! Ces rares occasions de quitter la maison du malheur représentaient un jour de fête. À mesure que je grandissais, le regard des gens m’incommodait sans que je parvienne à en déterminer la raison.
C’est à l’adolescence que j’ai découvert la vérité. Mère était déjà enterrée et père s’absentait de plus en plus souvent. Soi-disant qu’il partait en voyage, mais il jouait plutôt avec une nouvelle pauvre femme.
Gisèle ne nous avait pas abandonnés. Elle était la seule personne qu’il nous restait. Elle continuait à prendre soin de nous, et surtout, elle nous empêchait d’entrer dans le bureau. Pourtant, l’enfant rebelle que j’étais bravait tous les interdits et j’avais déniché la seconde clé de cette maudite pièce. Toutes mes nuits, j'y dévorais les collections de Père. Jusqu’à ce soir-là, quand mes yeux se sont posés sur l'histoire du Strigon, Jure Grando. Ma lecture m’a révélé qui j’étais, d’où me venait cette soif constante que rien n’apaisait, ma rapidité par rapport aux autres, comment je pouvais, d’un seul et unique saut, atteindre le toit de ma maison… j’ai découvert pourquoi il nous inspirait tant de peur, mais surtout pourquoi il se désintéressait tant de sa propre famille. Ma rage pour cet être inhumain et sans cœur a bien failli m’entraîner à sa suite. J’ai étanché ma soif, jusqu’à ce que mon frère et ma sœur me surprennent et m’apprennent à maîtriser mes pouvoirs. Mère avait réussi à nous expliquer notre condition avant de mourir. J’étais trop jeune pour comprendre.
L’idée de tuer le monstre est venue de moi. Carole et Jo n’étaient pas prévus dans ce projet. Ils cherchaient à s’intégrer aux humains et j’étais capable de réduire tous leurs efforts à néant. Ils n'avaient donc d'autre choix que d'exercer une surveillance accrue à mon encontre.
Quand ils se sont rendu compte que j’étais parvenu à prendre le dessus sur lui, ils m’ont apporté leur aide. Et nous l’avons tué.
Avoir vengé Mère n’a pas suffi à entacher le profond dégoût pour moi-même qui me submergeait. C’est ainsi que je suis devenu cet être arrogant, fier et sûr de lui, qui use de pouvoirs pour abuser des innocents.
L’arrivée de mon oncle et de ma tante, lointains parents de Mère, n’a rien changé à mon comportement. Ils ignoraient qui avait été notre père, et ainsi voyaient en nous que des enfants malheureux, des orphelins torturés par la perte de leur famille. Nous avions réussi à nous fondre parmi les humains.
Jusqu’à cette soirée qui allait bouleverser nos vies, et plus encore, la mienne.
J’ai accepté de participer à ce dîner avec la ferme intention de ramener une jolie femme avec moi, pour la nuit.
Son rire a attiré mon attention. Je n’avais jamais rien entendu de tel, c’était doux, ça chantait le bonheur. C’était pur. Quand mes yeux se sont posés sur elle, j’ai su. Immédiatement. Mon cœur en a manqué un battement. Ce que nous allions partager serait fort, puissant, trop peut-être.
Je l’observais. Impossible de la quitter des yeux. Plus rien d’autre n'existait. Les gens me parlaient, des femmes osaient m’inviter à danser, mais je ne voyais rien ni personne. J’étais subjugué. Ses yeux passaient sur moi, indifférents. Incroyable, mon physique n’a jamais laissé une seule femme insensible. Son regard rempli d’amour pour son mari et ses enfants, ou bienveillant envers ses amis, m’intriguait et m'irritait à fois. Ses courbes parfaites m’appelaient, la façon dont son corps évoluait sur la piste m’obsédait, et ses lèvres… Je rêvais d’y goûter. J’imaginais les sensations quand elles rencontreraient les miennes, les caresses de nos langues, sa bouche sur ma peau. Je contemplais la femme de ma vie. Celle qui allait me faire découvrir l’amour, le vrai. Je l’aime.
Je suffoque à cette révélation. Je l’aime à en crever…
Je dois sortir d’ici, je manque d’air. Mes émotions sont trop fortes, douloureuses, meurtrières. Si je ne me ressaisis pas, je ne résisterais pas. Je la transformerais.
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