27c. Sacrifices : Matt

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Je retrouve Sandrine et sa fille à l’heure convenue. À quelques pas d'un arbre, je suis hypnotisé devant de gigantesques flammes qui dansent avec frénésie, en répandant leur chaleur. Le foyer est énorme ! C’est de la folie, ça va attirer les malaformes. Et le reste de notre groupe par la même occasion.

— Je t’attendais pour créer le cercle, annonce ma partenaire.

J’acquiesce d’un hochement de tête, incapable d’émettre le moindre son. Les gens de mon espèce ne sont pas fans du feu.

Sandrine m’invite à la rejoindre devant le brasier. J’avance avec prudence. Elle est vêtue de noir et de blanc, et elle m’avait demandé d’en faire de même. Elle porte aussi une grosse pierre noire nouée autour du coup sur lequel le reflet des flammes attise ma curiosité.

Elle va prier déesses et démons de m’apporter la force nécessaire au long voyage qui m'attend. Puis elle sollicitera le pardon qui lui permettra de partir en paix.

Elle m’a rappelé dans l'ordre tous les actes que nous allons accomplir.

J’apprends l’utilité des encens qu’elle a sélectionnés. Ainsi, la menthe favorise les voyages et la protection, la verveine assure protection, paix et purification, et le tilleul intensifiera nos requêtes si spéciales.

Elle a allumé des bougies aussi. Une couleur or, l’autre grise. Elles vont participer à la résolution de nos problèmes et à la fin des conflits. Je ne comprends pas tout, ma concentration s’amenuise peu à peu.

La lame de la dague en argent rougeoie, accrochée à sa ceinture. Je lève les yeux au ciel en soupirant avec force. Mes pensées virevoltent au gré des flammes et des paroles de la sorcière. Je meurs d’envie de m’enfuir loin d’ici, de courir jusque… Jusqu’où ? Je n'ai nulle part où aller. On doit mettre fin à ce fléau. Pour Lana. Je l’aime tellement !

Il me faut me ressaisir. Pour elle. Impatient, nerveux, je râle :

— À quoi sert ton cercle de protection et de tout avoir purifié, nous compris ? À mon avis, cela n’a plus aucune importance.

— Cela en a beaucoup au contraire. Tracer le cercle empêchera toute créature indésirable de pénétrer à l’intérieur. Si nos amis viennent jusqu’à nous, ils ne pourront pas nous arrêter. Les malaformes ne nous distrairont pas. En outre, cela repoussera d’éventuels esprits maléfiques. Samantha se chargera de nettoyer les lieux. Après.

— On s’y met quand ? Parce que ma patience atteint ses limites. Ce n’est pas que je sois pressé, mais… Je peux encore changer d’avis. Alors, magne !!!

— Tu es prisonnier du cercle, c'est trop tard pour revenir en arrière.

Bougon, à contre cœur, je prends la main qu’elle me tend pour m’entraîner devant le feu. Elle la tient avec fermeté au moment où nous levons les bras vers le ciel.

Après avoir pris une profonde inspiration, elle entame son incantation :

<< Ô flammes de vie, Étincelles Créatrices,

Accompagnez-moi dans ma demande aux Grands,

Ne permettez pas à mon esprit de s’égarer dans de sombres pensées.

Je fais appel à La Grande déesse Aradia. >>

Elle marque une pause de quelques secondes pour contempler les flammes. Elles s'élèvent plus encore vers le ciel étoilé avec un crépitement sourd et des étincelles qui voltigent de tous les côtés.

<< J’ai toute confiance en ton jugement.

Sonde mon cœur et trouves-y les raisons de notre trahison,

Que nous puissions enfin accéder au Grand pardon.

Donne la force à mon ami, ici présent, d’accomplir sa mission,

En lui permettant de boire mon sang.

Et ainsi, libère-nous de nos propres chaînes.

Je te remercie pour l’aide apportée. >>

Le même phénomène se reproduit au niveau du foyer. Je regarde Sandrine pour m’assurer de la réalité de ces manifestations, mais elle est m'ignore, en pleine concentration, assurée de suivre la bonne marche. Je n’en suis pas aussi convaincu.

Elle reprend :

<< Je fais appel à la grande déesse Kali. >>

Une nouvelle attente de quelques secondes. J’en compte dix. Cette fois, la fumée devient plus opaque, comme si on dérangeait le feu.

<< Donne-nous la force d’accomplir nos destins,

Remplis nos cœurs de ta sagesse,

Pour que nos esprits s’en imprègnent et trouvent la voie du Pardon total.

Accepte en échange la création, résultat de notre trahison,

Et mon sang qui coulera, mêlé à celui de mon amant, ici présent.

Je te remercie pour l’aide apportée. >>

La brume, en suspens au ras du sol, se déploie au-dessus de nos têtes, pour… Nous abriter ? Nous surveiller ?

La sorcière n’a pas terminé. Putain, ça va durer encore longtemps ? Mes nerfs sont à vif. Elle a parlé de sang, le mot qui exacerbe tous mes sens ! Et cette chaleur ! j’ai la sensation de me liquéfier sur place, de fondre comme la glace !

<< Enfin, je fais appel au grand Andréalphus. >>

Le vent se lève, couche les flammes au sol. Avec la sécheresse qu'on vient de subir, ça va prendre feu ! Mais non, elles reprennent de leur éclat sur les braises rougeoyantes.

<< Accepte notre offrande,

Et par la plaie qui fera saigner mon ami,

Que ton esprit prenne possession de son corps,

Pour que s’envole l’oiseau porteur du message.

Je te remercie pour l’aide apportée. >>

Je trépigne, me balance d’un pied sur l’autre. Mes canines débordent, me démangent, et l’odeur du sang titille mes narines. Le pouls de Sandrine envahit mon cerveau. D’une légère pression sur mes doigts, elle m’ordonne de rester calme. Je sais que c’est bientôt terminé, mais elle doit se dépêcher, car je ne vais plus me contenir longtemps.

<< Ô Flammes de vie, Étincelles créatrices,

Acceptez notre sang, emportez nos esprits,

Et accordez-nous votre Pardon. >>

Nos bras retombent lentement et mes doigts refusent de lâcher les siens. Avec douceur, le regard accroché à sa gorge, la bave aux commissures des lèvres, je la dirige au pied de l’arbre où je l’aide à s’allonger. Mes crocs plongent dans la chair tendre une première fois, mais je me suis tellement précipité que j’ai râté la veine. Le sang peine à sortir. Ma bouche s’écarte le temps de calculer le point de tentation.

Je bois, sans m’arrêter, sans réfléchir, indifférent aux conséquences. Ne compte plus que cette substance qui emplit mon corps, qui m’enivre.

Le manque d’air me ramène à la réalité, plus que le coup en lui-même.

Sandrine vient de m’enfoncer la dague, en plein cœur.

J’aperçois Samantha. Elle referme le cercle.

Le souvenir de ma mission me revient, peu à peu. Continuer à boire. La mort de Sandrine. Le fœtus. L'offrande. Le timing est parfait, je l'ai vidée de son sang.

Je me laisse aller contre l’arbre. Quelque chose de chaud me recouvre. Putain, c’est mon sang ! Un cri résonne, s'amplifie. Une femme. Elle n’est pas seule. Le « non » qu’elle hurle enfonce encore la lame qui me transperce le cœur.

Puis je les distingue entre mes paupières à demi baissées. Ils sont tous là. Ils se battent contre les malaformes. Tous sauf Lana. Elle se jette sur moi, arrache la dague avant de l'envoyer valser et presse sur ma plaie de ses deux mains. Elle pleure. Ses larmes tombent sur moi, se mêlent à mon sang. J’essaie de lever la main pour redresser son visage, mais mon corps ne me répond plus. Elle a dû sentir mes muscles se tendre car elle plante son regard dans le mien avant de prononcer les mots dont j'avais tant besoin :

— Je t’aime, Matt. Je t’aime tellement, ne fais pas ça ! Ne me quitte pas !

Elle m’embrasse malgré le liquide qui me recouvre. Mais c’est étrange, comme si j’observais d’en haut. Pas du paradis ou de l’enfer, non, ces lieux sont beaucoup trop loin. Je suis le spectateur d’une scène, assis dans un arbre, peut-être.

Je réalise. Je suis mort. C’est mon esprit qui vit dans le corps d’un oiseau. Comme l’a demandé Sandrine.

Samantha pleure sa mère, discrètement. Je sais que Sandrine a pris ses dispositions pour lui assurer un avenir. Elle a écrit une lettre à Clément, lui faisant part de toute sa confiance pour prendre en charge sa fille.

J’ai moi aussi adressé une lettre à Jo et Carol. Je leur y explique les raisons de mes choix, et surtout j’y implore ma sœur de laisser vivre Lana.

Sur qui mes yeux d’oiseau se posent. Elle est secouée par de violents sanglots, couchée sur moi. Je ne sens pas ses mains qui entourent mon visage, je n’éprouve aucune sensation à ses larmes qui tombent sur mes doigts. Le pire de tout, c’est que son bouche à bouche ne provoque rien d’autre que de la mélancolie. Je piaille pour attirer son attention, mais le vacarme alentour est trop fort, elle ne m’entend pas. Alors je tends mes ailes et pique vers elle, frôlant ses cheveux. Elle prend peur et me chasse. Merde ! Je veux juste lui dire au revoir. Je fais le tour de l’arbre et me pose sur la jambe de ce qui fut mon corps avec délicatesse. Elle me repousse à nouveau et me traite de vermine. Elle relève la tête vers Samantha, qui lui dit quelque chose d'incompréhensible pour moi. Je saisis aussitôt, quand Lana sèche ses yeux, les pose d’un air curieux sur moi et me tends la main. Je m’y pose avec adresse tandis qu'elle lève déjà le poignet pour caresser mon pelage du bout des doigts et vient même y frotter sa joue. Elle dépose ensuite un tendre baiser sur ma tête avant que son regard ne se rive à nouveau au mien. J’y lis trop d’espoirs, c’est insupportable. Elle ne doit pas attendre mon retour car il me sera impossible de revenir. Je saute sur son épaule et pique son cou, pour partir avec le souvenir de son odeur. Car ma mission n’est pas terminée et c’est la mort dans l’âme que je redéploye mes ailes et prends mon envol.

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