9a. Le retour : Clément

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Kimani ! Son frère m’appelle, tout le monde s’agite à l’intérieur, tandis que je me précipite, oubliant mon tour de garde. Mon fils pleure à chaudes larmes, frotte le bas de son dos et grimace de douleur tandis que Tom essaie de le calmer en le berçant. À côté, Bob écrase quelque chose sous sa basket. Richard m’arrache la machette des mains, la lève avant de l’abattre sur le sol à l’endroit où notre ami vient de retirer son pied. La lame s’écrase avec un bruit métallique Une scolopendre ! C’est du moins ce que j’en déduis puisqu’il recommence la même opération, à plusieurs reprises.

J’ai remplacé mon aîné auprès du petit. Callé dans mes bras, il commence à se calmer. Mon ami m’assure qu’on pourra s’occuper de la blessure chez lui. Joël a lui aussi été victime d’un mille-pattes, il y a quelques mois et sa mère conserve tous les médicaments jusqu’à leur date de péremption. Je voudrais déjà y être.

— Merde ! On ne sera donc plus jamais tranquilles ? s’écrie Bob, hors de lui. Donne-moi la machette, je prends le tour de garde, je n’ai plus envie de dormir !

Aucun d’entre nous n’envisage de se rassoir à même le sol, mais que peut-on faire d’autre ?

Quand enfin on a dégagé la route, on reste plantés là, à se regarder dans le blanc des yeux, au lieu de rouler loin de ce chaos. C’est à peine si on ose y croire.

— Comment on fait ? On va où ? demande Bob, pressé.

Je pense que le mieux est de se rendre chez les plus proches d'entre nous. J'enchaîne :

— Sandrine, tu habites où ?

— En Basse-Terre, à l’opposé de vous, si j’ai bien compris. Ne vous occupez pas de nous, on vous suit.

— On passe chez Richard, puis chez Clem et on finit par ma maison, suggère encore mon ami, de plus en plus impatient. Ça vous va ?

On forme deux équipes. Dans l’AX, Richard emmènera ses enfants, Bob et son fils. Je conduirai la 106, le reste du groupe à son bord.

La fièvre assomme Kimani qui somnole en gémissant.

On est heureux lorsqu’on redécouvre le confort des sièges de voitures. La clim fonctionne, adieu chaleur épuisante ! Bienvenue à la moquette qui recouvre les tapis sous nos pieds abimés ! Je vais bientôt soigner mon petit bonhomme et on va retrouver nos familles, nos maisons, nos lits, de l’eau pure pour se décrasser, de bons repas…

Quand on bifurque sur la deux voies en direction de l’est, les enfants dorment déjà. La tête de Tom ballote tandis qu’il entoure son petit frère de ses bras, la fille de Sandrine s’appuie mollement contre mon cadet qui a fermé les yeux et collé son visage contre la vitre. Leurs respirations sont calmes, on perçoit juste de légers ronflements.

Comme je m’en doutais, on trouve un nouveau bouchon. À cet endroit, ce n’est pas étonnant. C’est toujours comme ça en temps normal, alors dans le contexte actuel… Plus loin ça sera pire et sans possibilité de faire demi-tour. Je décide donc de passer par les grands fonds, moins empruntés que les routes nationales car moins habités. On doit traverser la ville avant de les atteindre, mais ça vaut le coup d’essayer. Richard déteste ces routes sinueuses, mais je crois vraiment qu’elles seront moins risquées.

Sur la route principale, des chiens et des chats se jettent sur nos voitures mais je ne m’arrête pas. L’AX non plus. J’écrase une bête qui rampait. Une autre saute sur le capot et nous montre ses crocs sanguinolents tandis que la bave s’échappe de sa gueule !

Je garde mon sang froid, accélère un peu et quand la distance entre Richard et nous me parait suffisante, je pile. L’animal tombe devant la voiture. J’enfonce la pédale d’accélérateur. La bête passe sous les roues avec un bruit abominable. Je viens de commettre un meurtre de sang-froid. L'acidité de ma salive me fait grimacer alors que j’essaie de masquer le malaise qui grandit en moi. Sandrine observe avec insistance mes doigts crispés et ma mâchoire serrée puis tente de me rassurer de sa voix posée :

— Tu n’avais pas le choix. Si ce chien avait pu nous atteindre, il ne se serait posé aucune question, et nous aurait déchiquetés sans remord. C’était lui ou nous. Je préfère notre situation à la sienne.

— Je viens de calculer la mort d'un être vivant !

Je déglutis avec peine.

— Ce berger allemand avait la rage, Clément ! Tu n'avais pas d'autre solution ! Tu seras peut-être amené à en faire autant avec d'autres créatures, celles qui nous ressemblent davantage.

Je médite ses paroles. Elle a raison. L'épisode de Richard attaqué dans la voiture me revient. Je n'ai pas hésité à défoncer le crâne de la femme pour sauver mon ami.

Les véhicules abandonnés sur la route nous obligent à rouler sur les trottoirs et me ramènent à la réalité.

On arrive enfin dans les grands fonds. La visibilité est réduite à cause des montagnes qu’on est obligés de contourner. Les routes tournent dans tous les sens, ça monte, ça descend, on dépasse quelques maisons, on longe forêts et champs de canne à sucre.

Dans les sections*, je ralentis pour observer les changements. Les fenêtres ont été solidement renforcées, pas une seule voiture ne circule et les petits lolos** d'ordinaire pleines de vie ont fermé leurs portes.

Des restes de vaches et de cabris*** mortes, plus maigres encore que d’habitude, baignent dans des mares de sang, rongés par les vers.

Près de la distillerie de la distillerie, les cannes à sucre remuent dans mon rétroviseur alors qu’il n’y a pas un brin de vent. Soudain, un homme, ou plutôt ce qui fut un homme, surgit du champ et bondit entre l’AX et la 106. J’accélère ? Je m’arrête ? Les doigts de Richard sont crispés sur le volant, son air, déterminé. J’accélère pour qu’il prenne de la vitesse et se débarrasse de l’intrus. J’imagine ce qu’il doit ressentir. D’un signe de la main, il m’invite à filer.

Notre ville est sale, elle pue la mort. On avance lentement, choqués par le spectacle, malgré une impression de déjà vu. On espérait nos secteurs épargnés, mais des cadavres gisent comme les vaches et les chèvres, ensanglantés, maigres et pâles, presque transparents. Quelques monstres s’acharnent sur des corps sans vie, et se lèvent lors de notre passage. Des empreintes écarlates tapissent des façades aux vitrines éclatées, et des chasseurs tournent en rond, enfermés dans leur propre jardin.

La rue où habite Richard est plus calme. Bob ouvre le portail, laisse entrer les deux voitures et referme vite derrière lui. Quand il nous rejoint, le propriétaire des lieux est déjà entré avec ses fils.

Kimani dort toujours, brûlant. Il ne gémit plus. Je le transporte jusqu’à un transat et l’abrite d’un parasol.

Richard a explosé la porte de sa cuisine d’un coup de pied, et récupéré un trousseau de clés avant d’ouvrir chaque pièce en criant le nom de son épouse. Aidé de ses fils, il fouille la maison, tandis que les autres explorent le jardin. Personne. Personne ne répond à leurs appels. Richard s’affale sur une chaise et se prend la tête dans les mains.

— Rien n’a bougé ! Elles sont où ? Je refuse de croire qu’elles ont fini comme… comme…

On est censés lui répondre quoi ? Les doutes nous assaillent nous aussi, avec une terrible douleur qui prend aux tripes.

J’interpelle mon ami et désigne mon fils. Il se précipite alors dans l’arrière cuisine et réapparait au bout de quelques interminables minutes, plusieurs produits dans les mains.

— Donne-lui du paracétamol, me dit-il, ça fera tomber la fièvre en plus d’apaiser la douleur. Masse la morsure avec une ou deux gouttes d’huile essentielle de tea tree, c’est un antibactérien efficace. C’est le traitement qu’à utilisé Val quand Joël a subi la même chose.

— Papa ! Viens voir ! hèle le garçon, d’une voix pressante.

* Sections : Quartier, Lieu-dit.

** Lolo : Le lolo fait partie du patrimoine guadeloupéen. C'est une petite épicerie de quartier où l'on vend de tout et par petites quantités, par petits lots d'où l'expression "lolo" et qui, surtout, permet la vente à crédit.

*** Cabri : Chevreau

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