23/ LA TORTURE : CLÉMENT

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Le dernier poisson vidé et écaillé, Bob et moi replions notre matériel. On a fait quelques bonnes prises, on va se régaler. Ça va changer des fruits et des racines.

La pêche nous a un peu détendus malgré la vigilance nécessaire à la situation. Mes enfants sont en parfaite santé, j’ai retrouvé ma femme, je suis entouré de mes amis, nous avons un toit sur la tête et de quoi nous nourrir. D'autres n'ont pas cette chance.

Seules ombres au tableau, les malaformes. Pour une fois, ils nous ont laissés tranquilles, ce matin. Un moment de répit fort appréciable.

Second point noir, Matt, l’être qui est train de me voler le cœur de ma femme.

Je suis soulagé qu’il ne soit pas venu nous rejoindre. Nous avons besoin d’une discussion lui et moi, seuls. D’un autre côté, il ne m’inspire aucune confiance et je crains pour nos vies dès qu’il se trouve dans les parages. Il n’était pas agressif, ce matin. Il a juste montré de la curiosité. Je dois cependant rester méfiant. Au fait, qu’est-ce qui l’a empêché de venir pêcher avec nous ?

Sur le chemin de la maison, Bob, le sac à dos rempli avec notre butin et les bras chargés de matériel, m'explique la meilleure façon d’accommoder les poissons, dont on ignore d’ailleurs les noms. Un bruit m'interpelle. À l'affût, je n'écoute plus mon ami. Des grognements. Merde, c’était trop beau, ça ne pouvait pas durer. Je stoppe net et retiens mon ami de mon bras tendu. Dans l’autre, je tiens ma machette avec fermeté. Je ne sors jamais sans elle. Bob est figé. Mes doigts dans son dos, je le guide et nous avançons pas à pas, marquant une pause entre chaque foulée. Le vacarme provient de la maison. J’ai envie de me précipiter pour porter secours aux autres. Les battements de mon cœur s’emballent alors que Bob avance à reculons. J'accentue la pression sur ma main pour l’inciter à bouger. Merde, Bob ! Clyselle et tes enfants sont là-bas ! Je ne peux pas lui dire ça, mais j’ai envie de le secouer. Il faut qu’il réagisse, sinon nous allons arriver trop tard !

Matt surgit devant nous. Il nous force à reculer puis nous examine rapidement avant de me coller une mitraillette dans les bras et de m’expliquer l’importance de ne pas attirer les monstres à nous, pour ne pas gaspiller les balles. Soi-disant qu’ils maitrisent la situation, devant la maison. Je ne bronche pas, écoeuré par tant de suffisance. Pour qui me prend-il ? J’ai ramené tous ceux qui composaient mon groupe, tous, sans exception ! Alors qu’ils en ont perdu deux ! Alors qu’ils avaient un abri sûr et des armes, des vrais ! Nous, on a traversé la forêt, on s’est battu avec des armes de fortune, et pourtant on les a retrouvés, et on est toujours en vie ! Il n’a donc rien à m’apprendre sur la façon de gérer une attaque de malaformes !!!

Bob a repris un peu de couleurs. Je ne tiens plus. Je lui jette la mitrailleuse et fonce sur le coin de la rue pour montrer à ce connard que je vaux aussi bien que lui !

Quand je débouche à l’angle, seules quelques créatures sont toujours debout. Un amas de corps, sur le bitume, me sépare de Matt et son frère. Certains bougent encore, tendent les bras, comme s’ils pouvaient les allonger pour agripper la chair fraîche et se hisser jusqu’à elle. Sans réfléchir, j’escalade les cadavres et tranche toutes les têtes avec ma machette. Le manche glisse entre mes mains couvertes de sang. Je les essuie sur mon jean. Tout à coup, ma lame en rencontre une autre. Je relève la tête pour me heurter au regard surpris de Matt. Je suis aveuglé tout d’abord par le sang qui recouvre tout son visage. Son expression change quand il me reconnait. Il redevient curieux, mais avec une pointe de méfiance. L’instant d’après, je décèle de l’hostilité, voire du dégoût. Merde, alors ! C’est moi qui devrais être écœuré par ce type ! Je refuse de baisser les yeux.

Il finit par se redresser et se détourne de moi. J’aperçois Lana. Elle nous observait. Lui aussi l’a vue. Il s’arrête à sa hauteur quelques secondes, sans que je ne parvienne à interpréter leurs expressions, puis il bifurque pour contourner la maison. Poussé par une impulsion, je me remets debout à mon tour, m’approche de ma femme sans la quitter des yeux, et sans un mot, pars dans le sillage de son amant. J’espère qu’elle a saisi mes intentions et qu’elle n’interviendra pas. Je sais que Matt est partit se débarbouiller au puits. J’en ai besoin aussi. Ça tombe rudement bien.

— Je peux ?

J’attends qu’il m’autorise à prendre un seau d’eau. Il acquiesce, sans un mot, le visage fermé.

— Il faut qu’on parle, j’ajoute.

— De ? marmonne-t-il.

Il a du mal à desserer les dents, le gars ! Peu importe, c'est le moment où jamais :

— Lana. C’est ma femme, et la mère de mes enfants…

— Et ?

— Qu’est-ce que tu attends d’elle ?

— Rien.

— quelles sont tes intentions envers elle, envers moi et nos enfants ?

— ...

Ses doigts se crispent sur le bord du puits. Comment le faire parler ? Cet homme, pardon cette… cet être m’exaspère ! Il joue au chat et à la souris. J'essaie autrement :

— Tu l’aimes, je dis.

— C'est une question ?

— Tu ne peux pas juste répondre "oui" ? Jusqu’où serais-tu prêt à aller pour elle ?

Je ne vois que son profil gauche mais constate les changements qui s'opèrent sur son visage. Sa peau devient translucide, des cernes noires se dessinent au dessus de ses pommettes, la commissure de ses lèvres gonfle…

Soudain, il se tourne vers moi, agrippe mes épaules et articule tant bien que mal, gêné par ses dents, anormalement longues :

— Tu veux savoir ce que je pourrais faire pour elle, hein ? Voilà ma réponse : te laisser en vie ! C’est ce que je fais pour elle ! Pour l’instant…

Il ferme les yeux, puis s'accroche à nouveau au puits en soufflant bruyamment.

— Et toi que fais-tu pour elle ? demande-t-il, calmé, sûr de lui.

— Je lui ai ramené ses enfants.

Malgré la haine et la colère que je lui inspire, ses yeux expriment une profonde tristesse quand ils croisent les miens. Il s’en va, non sans me bousculer au passage. Mes craintes ne sont toujours pas apaisées :

— Attends ! On a un problème à résoudre.

Il revient vers moi à grandes enjambées. Je l’ai peut-être poussé trop loin, il va me tuer, en se réjouissant de mon agonie.

— Tu veux quoi ??? Savoir combien de fois on a couché ensembles ? Si elle a aimé ça ? Comment je l’ai fait jouir ? Va te faire foutre, connard. Pose-lui la question. Une dernière chose : elle a choisi sa famille, alors je te conseille de prendre soin d’elle…

Il disparaît en un éclair. Ouais, lui aussi possède des dons. C’est un fils de vampire… Je ne le rappelle pas cette fois. Il m’a clairement averti de tout ce que je risque. Je dois parler à ma femme, il a raison là-dessus. Je vais souffrir, je le sais, car ses derniers mots me font l'effet d'un coup de poignard.

Je trouve ma femme dans la cuisine, avec Clyselle. Elles ont récupéré les poissons et les rincent. Lana relève la tête à mon entrée. Elle va droit au but :

— Tu as eu tes réponses ? Tu es soulagé ? me demande-t-elle sur un ton agressif qui sert de masque à sa honte.

— Ne t’en prends pas à moi. On peut parler, seul, dehors ?

À contrecœur, elle dépose ses instruments et sort. Je la suis.

— Je t’écoute, dit-elle, résignée, blasée.

— Il a dit que tu avais fait ton choix.

— Clem ! Ce n’est pas aussi simple !

— Si, ça l’est ! Lui ou moi ? Répond, Lana !

— Je ne peux pas !

Son teint pâli, ses lèvres frémissent. Je reconnais les symptômes, elle craque sous la pression. Son corps entier est secoué par des tremblements et elle éclate en sanglots.

— Vous êtes trop différents, mais en même temps si semblables ! Tu es la détermination et la sécurité, il est la force et l’aventure ! Je nous ai choisis, Clément, car je t’aime, et que ma vie, c’est notre famille. Toi, moi, et nos enfants ! Pourtant, je n’arrive pas à lutter contre lui. Contre moi.

— Il t’hypnotise.

— Non ! Tu préférerais, n’est-ce pas ? Mais ça n’est pas le cas.

— Tu es consciente qu’il peut te tuer ? Tous nous tuer ?

— J'ai confiance en lui ! il ne fera jamais une chose pareille, car il me perdrait, il en est conscient.

— Il m'a menacé, lana !

— Toi, par contre, tu n'as pas confiance en mon jugement.

Je baisse les bras et me réfugie à l’intérieur. Je suis en colère contre elle, qui n’ouvre pas les yeux, qui me trahit, qui me torture. Je voulais savoir, j’ai compris. Mais je ne l’abandonnerai pas. Après tout, elle nous a choisi, nous.

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