27a/ SACRIFICES : MATT
Sandrine et moi descendons, main dans la main. Ils doivent croire que le charme de la magie a opéré. En bas du dernier escalier, ma sorcière me fait remarquer que mes doigts sont plus froids encore que d’habitude. Comme si je ne le savais pas ! Nous allons subir un interrogatoire en règle et le regard que Lana m'adressera me terrifie déjà.
Alors que Sandrine pénètre dans le salon, je suis bloqué devant la dernière marche, pétrifié. Elle est obligée d'entrelacer nos doigts pour me forcer à la suivre. Ils sont tous là, à manger des fruits. Qu’est-ce que je fous là ??? Si on va droit au but, on évitera les questions. Leurs regards interloqués m’exaspèrent. Surtout celui de Lana ! Elle en a lâché sa mangue, les yeux fixés sur nos mains. Je me concentre sur mon frère, ça vaut mieux.
— On va prendre le pick-up pour faire un truc en ville. Quelqu’un peut nous dégager le portail ? je demande avec agressivité avec l'espoir d'esquiver les questions.
Le paysage n’a pas changé. Les routes sont toujours chargées de véhicules abandonnés et sales. Les malaformes se baladent encore, seuls ou en groupe, entre les voitures ou dans les champs. Les maisons restent barricadées et quelques chiens errants s'en échappent parfois. Des oiseaux picorent un cadavre.
Dans le bourg, les corps inertes recouvrent l'asphalte de part et d'autres. Les roues les écrasent avec un bruit morbide tandis que l'hémoglobine jaillit de toutes parts. La puanteur nous assaille et nous oblige à remonter nos vitres. Des monstres sortent des magasins pour venir à notre rencontre. Ces créatures ont besoin de se nourrir, mais quand il n’y aura plus aucune vie sur terre, elles mourront à leur tour. Et que restera-t-il alors ? Le monde ne peut pas disparaître ainsi.
Voilà la pharmacie. Je coupe le moteur un peu avant, de manière à nous laisser le temps de descendre et de gagner la boutique sans en attirer d’autres. Nous ignorons ce qui nous attend à l’intérieur.
Je referme la porte, invite Sandrine à rester immobile et m’éloigne pour me cacher dans un coin, surpris par la confiance qu’elle m’accorde. Je tapote l’étagère à ma droite, du bout de l'épée. Le bruit métallique attire trois malaformes qui se dirigent vers ma compagne. Ils clopinent côte à côte D'un bond, je retombe derrière eux et les coupe ensembles au niveau de la taille. Dès que les hauts de leurs corps atteignent le sol, je tranche la tête pour m’assurer qu’ils ne rampent pas avec la seule force de leurs bras. D'un signe, j'autorise Sandrine à fouiller l’officine pendant que je monte la garde. Elle revient vite, plusieurs boites en main. Les pilleurs n'ont donc pas emporté tout et n’importe quoi.
Les monstres bavent sur la vitrine. Ils poussent dessus et je crains que la vitre ne cède sous leur poids. On ne pourra pas sortir par là. À la recherche d’une issue sur la ruelle arrière, je déniche une fenêtre condamnée par des volets en aluminium. J'essaie d’enlever en silence la barre qui les tient fermés. Alors que la lumière inonde le local, j’enjambe le rebord et m'assure que la voix est libre. Sandrine peut sortir.
Nous contournons l’angle de la ruelle pour rejoindre notre véhicule, débarrassé de ses assaillants. Le raffut qu’ils mènent devant la pharmacie attire à eux tous les autres et nous libère ainsi la route. Au son du moteur, certains traversent et marchent vers nous, mais j’accélère avant qu’ils ne forment un groupe trop compact. Sans pitié, je les renverse. Ça secoue lorsque les roues passent sur les corps. Sandrine grimace. Je lui prends la main et lui adresse un sourire de compassion.
— On fait ça quand ? je gronde plus que je ne parle.
— Si le test est positif, ce soir. Matt, cette décision que nous avons prise, ainsi que ces conséquences, font de toi un être humain, plus que n’importe qui d’autre, car il n’existe pas de plus grande preuve d’amour.
— Ouais, pas envie d’en parler. Et encore moins d’y penser.
Je gare la voiture à l’entrée de ma rue et nous traversons les jardins voisins pour arriver chez moi. Une halte dans le champ qui a servi à l’entrainement de…, bref, permet à Sandrine de faire son test à l'abri des regards. Il nous révèle une grossesse. Merde alors ! Pourquoi suis-je si déçu que ce soit Sandrine qui m’annonce ça ? Filtre d’amour, plus rituel, égal amour, non ? Au fond, j’espérais que nos ébats comporteraient une faille et qu'elle aurait repoussé l’échéance. Mais tout se déroule comme prévu… Mis à part mes sentiments pour Lana qui s’intensifient d’heure en heure.
Sandrine regagne ses appartements pour réunir le matériel nécessaire au rituel que nous allons pratiquer ce soir.
L’idéal aurait été de faire ça dans un quatre-chemins, mais les cannibales qui rôdent rendent ces lieux impraticables. Nous resterons donc dans le champ, derrière la maison.
Je me traine une bonne partie de la journée.
J’essaie de lire l’un de mes romans préférés pour faire taire mon angoisse mais il m’est impossible de me concentrer. Je parcours les mots, les lignes, les pages, sans les voir.
J’entame une nouvelle bouteille de scotch et bois directement au goulot, sans parvenir à me saouler. Le gout de noix de coco qui me reste en bouche va même jusqu’à m’écœurer. Ça m’a pourtant couté un bras !
Je pense aller taper du malaforme et me souviens que c’est devenu inutile puisqu’ils seront bientôt tous anéantis. Rien ne me fait envie, si ce n’est d’en terminer avec tout ça.
Je pourrai m’ouvrir les veines et me vider de mon sang sans que personne ne vienne m’interrompre puisque je suis celui qu’il faut éviter à tout prix. Cette option ne me convient pas non plus. Trop radicale.
Dormir ? Je suis trop anxieux pour m’allonger et fermer les yeux. Je n’ai pas sommeil !
Je veux voir Lana. Et si je déclenchais une dispute entre elle et moi ? Je crois que c’est ce que je vais faire. Ce sera moins dur après…
Je retourne au salon, mais la pièce est vide. Où sont-ils tous passés ? Personne non plus dans la cuisine. Je finis par les dénicher dans le bureau de feu mon père. Ils jouent au billard ! Bon, au moins eux ne restent pas à ne rien faire, ils s’occupent. La tension entre avec moi dans la salle, mais je m’en moque. Je les salue gaiement et m’installe sur le fauteuil en cuir, ma bouteille à la main. Jo m’invite à rejoindre la partie. Je refuse. Les observer avec le sourire, sans mot dire va à coup sur les mettre mal à l’aise et les irriter. Clément rate son coup et se reprend par la suite. En d’autres circonstances, je l’aurais défié. Les deux plus jeunes enfants font du coloriage devant moi. Je m’emporte lorsque la pointe d’un feutre dépasse de la feuille pour tracer un grand trait sur le meuble en bois d’acajou. Clyselle me répond sèchement qu’ils ne l’ont pas fait exprès, mais que je ne peux pas comprendre puisque je ne suis pas père. Elle aurait mieux fait de se taire :
— Eh bien, puisque tu en parles, je vous annonce que Sandrine est enceinte. De moi.
Je suis fier de ma réplique. Je les ai tous mouchés. Ils ne bougent plus, me dévisagent. Arrêt sur image.
— Les félicitations ne sont-elles pas d’usage ? j'insiste avec un large sourire.
— Combien de temps ? demande Lana, en colère.
— Depuis la nuit dernière. Elle a fait un test, c’est positif.
— Quelque chose m’échappe, Matt. À quoi vous jouez, tous les deux ? grince-t-elle.
— J’hallucine ! dit ma sœur en secouant la tête, incrédule, tandis que Jo me regarde avec insistance.
— Je ne comprends pas non plus, avoue-t-il, suspicieux.
Je les laisse parler, un rictus de victoire sur les lèvres. Il faut que je lâche une bombe pour qu’ils daignent enfin me prêter attention. Je n’ajoute rien. J’en ai déjà assez dit. J’en ai déjà trop dévoilé. Qu’ils mijotent un peu. Je jubile à l'idée qu'ils pataugent dans mes mystères.
Carole m’observe de la bibliothèque contre laquelle elle s’est appuyée.
— Il y a un truc qui cloche, mon frère. Puisque votre enfant ne peut être qu’un malaforme, comment pouvez-vous déclencher une nouvelle fois la malédiction et comment peux-tu t’en réjouir, alors que vous travaillez ensemble pour justement, nous en débarrasser ?
— Il a retourné sa veste, encore une fois.
— Peut-être, Lana, peut-être.
L’image qu’elle a de moi me blesse profondément, même si je l’ai bien cherché. J’étais persuadé qu’elle me comprenait, qu’elle avait saisi à quel point je suis déterminé à la rendre heureuse, sans moi. Je suis déçu qu’elle me juge encore avec autant de dureté. Je voudrais lui expliquer pour qu’elle porte un autre regard sur moi, pour qu’elle me montre de l’estime à nouveau. Seulement voilà, quand elle découvrira le fin mot de l’histoire, il sera trop tard, je serai déjà parti.
En attendant l’heure de mon rendez-vous avec Sandrine, je vide quelques bonnes bouteilles dans la cave, alors que le vin ne m’apporte que des renvois acides.
Annotations
Versions