Complet - Partie 3
Quand Cassius revint dans la boutique, un des clients qui l'avaient aidé l'interpella :
« - Je vous attendais pour partir. Nous avons appelé la police, mais ils nous ont dit que puisque la situation était calmée, ça ne servait à rien qu'ils passent.
- Ils n'ont pas tort, répondit Cassius, soulagé que la police ne s'intéresse pas de trop près à son étrange boutique.
- La femme que j'ai eu en ligne m'a dit qu'elle essaierait d'envoyer une voiture dans le quartier, et de la rappeler si l'autre petit con revient.
- Elle a dit petit con, questionna Cassius en souriant.
- C'est peut-être pas une citation exacte, » reconnut le client.
Cassius sentit une légère pression sur son bras droit. Il se tourna et baissa les yeux sur une petite dame asiatique habillée d'une veste criarde qui portait un sac en toile presque aussi gros qu'elle. Elle lui adressa un sourire qui doubla le nombre déjà impressionnant de rides qui sillonnaient son visage et lui demanda :
« - Vous occuper mon kapré ? »
Déconcerté par son interruption, son accent roulant et sa voix nasonnée, Cassius mit plusieurs secondes à réagir.
« - Oui je suis occupé avec monsieur. Si vous voulez bien...
- Laissez, j'y vais de toute façon, le rassura le client. Bonne soirée et bon courage, conclut-il en regardant la petite femme d'un air entendu.
- Vous occuper mon kapré, maintenant ?
- Non, je suis à vous maintenant. Excusez-moi, comment m'avez-vous appelé ? » s'étonna le jeune homme sans comprendre.
La cliente pencha la tête en fronçant les sourcils, puit sourit à nouveau et leva son sac un peu plus haut en reprenant :
« - Non pas vous. Mon kapré.
- Votre... Camplais ?
- Dans le sac, insista-t-elle. Mon kapré.
- Complet ? Vous avez un costume là-dedans ?
- Vous occuper ?
- Vous voulez que moi je m'occupe de vos vêtements ? Mais je n'ai pas le temps ce soir, madame !
- Pas le temps, oui, acquiesça la petite femme en tendant son bras gauche pour découvrir la montre à son poignet.
- Non, vous ne comprenez pas. Moi je n'ai pas...
- Salut chef ! Comment tu vas ? » l'interrompit une voix vers la porte.
Cassius reconnut Beyti, le tenancier du kebab de la rue, qui fendit la petite foule en distribuant des poignées de main ou des tapes sur l'épaule en guise de salut, avant de se planter devant lui et de lui donner l'accolade.
« - Faut que tu m'expliques un truc là, chef.
- Pas maintenant Beyti, s'il te plaît. Je suis occupé avec une cliente.
- Occuper oui, répéta la vieille en lui tendant son sac à nouveau.
- Mais justement, continua le kébabier, comment tu peux bosser toi ce soir ?
- Pourquoi je pourrais pas ? Non, madame s'il vous plaît, je vous répète que je ne peux pas. Désolé.
- Bah avec la galère là, dans tout le quartier, t'es pas emmerdé ici ?
- Excuse-moi mon pote, mais tu vois j'ai pas trop le temps, là.
- Pas le temps oui, » insista la femme en posant son sac au sol et en désignant sa montre.
Elle avait perdu son sourire et elle tendit les anses de son sac à Cassius.
« - Je dois aller. Vous occuper mon kapré. Je reviens.
- Non, madame, je ne peux... Très bien, finit-il par se résigner face à ce dialogue de sourd. Je vais m'occuper moi-même de votre complet. Allez le poser sur mon bureau s'il vous plaît. »
Enfin exaucée, la petite femme trottina jusqu'au comptoir et hissa son fardeau à bout de bras. Elle sortit ensuite précipitamment de la laverie sous l'œil amusé de Beyti.
« - Elle est sérieuse, là ? Tu vas faire le boulot à sa place ?
- Ça me dérange pas d'habitude, soupira le jeune employé, mais t'as vu le souk que c'est ce soir ?
- Bah ouais, justement. Comment vous faites, vous ?
- On galère, mais on essaie de rester positif, plaisanta Cassius.
- Non, mais je veux dire, sans eau, comment vous faites ?
- Quoi, sans eau ?
- Bah, tu sais, le truc qui coule dans les tuyaux, le truc qui fait tourner ta boutique. Sans eau quoi !
- On a pas de problème. Duane m'a rien dit en partant, et les machines ont l'air de fonctionner comme il faut.
- C'est un sacré coup de pot ! L'eau est coupée dans tout le quartier, et vous, vous êtes les seuls à pas être emmerdés ! »
Cassius se demanda si cette chance était le fruit de la nature particulière de sa boutique. Il hasarda une réponse :
« - Le patron m'a dit une fois qu'on était dans un des immeubles les plus anciens de la ville. Peut-être qu'on a des vieux tuyaux qui se bouchent pas facilement ?
- Ouais, va savoir. En tout cas profites-en, parce que c'est pas tous les jours que tu feras autant de chiffre.
- Et toi, tout ce monde dans la rue, c'est pas bon pour les affaires ?
- J'ai fait un p'tit billet en début de soirée. Je me suis démerdé pour nettoyer mes ustensiles avec des bouteilles d'eau, mais j'ai plus rien, là. Du coup, bien obligé d'arrêter.
- Comme si le manque d'hygiène t'avait déjà empêché de vendre tes sandwichs, persifla Cassius.
- Chef, retire ça tout de suite si tu veux pas qu'on se fâche ! Je respecte mes clients, et je respecte l'art de la cuisine, moi !
- Ah ouais, tes p'tits pains là, c'est de la grande cuisine ?
- Carrément ! Un savoir des ancêtres mon pote ! Je fais mes recettes comme mon père il faisait, et comme son père il faisait, et même son père avant...
- Ça va, me fais pas tout l'arbre généalogique, l'interrompit Cassius en riant. Je sais que ton père bosse à l'usine avec le mien.
- Ah ouais ? Et la gamelle, qui c'est qui la prépare, là ?
- Ta mère ? »
Beyti le regarda en silence quelques secondes, puis il le prit à nouveau dans ses bras et lui dit en lui tapant dans le dos :
« - Vas-y tu m'énerves, là. On peut pas parler avec toi. Galère bien ce soir, moi pour une fois je vais passer la soirée avec ma meuf. Et la prochaine fois que tu passes au resto, tes frites tu les paies p'tit con !
- Eh c'est bâtard ça ! » s'exclama Cassius.
Beyti se contenta d'éclater de rire et de lui adresser un doigt d'honneur en sortant.
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