Chapitre cinq : Un douloureux serment d'amour...
1er décembre 1847
Il était déjà tard lorsqu'André sortit de l'orfèvrerie dans laquelle il travaillait. Aujourd'hui, il était resté un peu plus longtemps que ses collègues, c'était à lui de fermer et il avait une pièce importante à terminer. Nous étions le 1er décembre, le mois de l'année durant lequel il allait normalement revoir l'homme qu'il aimait. Était-ce réel ? Allait-il réellement le revoir ? Il le désirait plus que tout ! Que vaudrait de vivre sans lui ?
André savait qu'il ne pouvait ni mourir ni vieillir. Son visage et son corps étaient toujours ceux d'un trentenaire, certainement pas d'un homme de soixante-et-un ans ! Et il ne se souvenait que trop bien de la douleur de la lame qui l'avait mortellement traversé... Alors il pensait qu'il reverrait forcément son amant ! La magie existait dans ce monde, il en était la preuve vivante ! Il avait foi en les paroles de sa mère. Sa défunte mère...
Elle l'avait quitté de sa belle mort, deux ans auparavant. Il s'était occupé des derniers animaux qui étaient toujours en vie, comme sa mère le souhaitait. Puis une fois qu'ils l'avaient laissé seul, eux aussi, il avait vendu la ferme et était parti vivre en ville. Il lui fallait du bruit, de l'agitation s'il ne voulait pas sombrer dans l'apitoiement ou même la démence ! Il avait déjà versé tant de larmes que son cœur lui paraissait sec, atrophié. Oui... Il se sentait éteint. Un seul homme pouvait rallumer l'étincelle de vie en lui et il n'en pouvait plus de l'attendre.
Avec l'argent de la vente, il avait pu s'acheter une petite maison et avait rapidement trouvé un travail à l'orfèvrerie de la ville. Il avait été formé et aimait ce qu'il faisait. Fabriquer des objets, les façonner, donner vie en quelque sorte aux métaux, aux pierres précieuses, il trouvait cela fascinant et gratifiant. Et ce soir, il avait passé des heures à travailler sur un objet particulier pour lui : un médaillon. Afin de remplacer celui qu’il avait offert à Guillaume dans sa première vie et qui fut perdu dans la forêt le jour où tout avait basculé. Sous le choc, André n’avait pas pensé à le ramasser en portant le corps de son bien-aimé.
L'objet était très fin, léger et il l'avait sculpté avec attention. La mode étant à l'exotisme, il y avait gravé au centre et en chiffres romains, le nombre 25. Il s'agissait symboliquement de la date de la renaissance de son tendre amant lorsque le pacte avait débuté. Il préférait ne penser qu'à sa renaissance plutôt qu'aux images gravées dans son esprit et ce qu'elles impliquaient...
Il y était également gravé la lettre G et A juste en dessous. Les initiales de leurs prénoms. De jolies arabesques entouraient ces symboles de leur amour éternel. Pour André, il s'agissait d'un cadeau spécial pour leurs retrouvailles tant attendues ! Vingt-sept années... Heureusement, il avait eu sa mère auprès de lui presque tout ce temps. Mais maintenant qu'elle n'était plus là, il n'en pouvait plus.
Comme elle le lui avait promis, sa mère lui avait raconté de nombreuses histoires, de celles qui semblaient irréelles ! Et il les avait toutes écoutées avec attention. Une en particulier l'avait marqué.
Sa grand-tante Madelaine avait utilisé le calice familial pour une personne chère à son cœur. Contre l'avis de sa famille, parce qu'il s'agissait d'un amour désigné comme étant contre nature, elle avait passé un pacte avec la femme qu'elle aimait. Son désir était de pouvoir vivre auprès d'elle sans que qui que ce soit ne s'interpose entre elles, comme cela était malheureusement le cas. Sa compagne avait ainsi été fiancée contre son gré à un homme bien plus âgé qu'elle dans le but de la remettre dans le « droit chemin ». Ce qui avait été le déclencheur pour Madelaine qui se devait d'agir.
Elle ne pouvait pas laisser la femme qu'elle aimait plus que tout, être éloignée d'elle. Madelaine ne pouvait pas la laisser être mariée de force à un homme qu'elle ne pourrait jamais désirer, à un homme qui n'hésiterait pas à la violer dès la nuit de noces et qui lui ferait des enfants, qu'elle le veuille ou non...
Alors, une nuit d'hiver, Madelaine et son amante avaient passé un pacte au sein de la forêt. Là où personne ne les trouverait. Leur demande fut celle-ci : vivre leur amour sans que personne ne s'y oppose. Et elles furent exaucées. La compagne de Madelaine qui venait d'une famille noble, demanda à ses parents de leur laisser une de leurs maisons secondaires dans laquelle elles pourraient vivre toutes deux sans choquer personne, un peu en retrait mais ensemble et avec de l'argent pour vivre convenablement. Puisque plus personne ne pouvait s'y opposer, les parents acceptèrent. Et puis, de toute manière, pour acquérir d'autres fortunes et de fructueuses relations, ils leur restaient une autre fille plus jeune de plusieurs années à marier à cet homme qui avait l'âge d'être son père. Tout était donc pour le mieux. Seulement, il y a toujours un prix à payer avec le calice...
Des années passèrent, une dizaine exactement, durant lesquelles les deux amantes vécurent la vie qu'elles désiraient tant. Ensemble. Sans obstacle. Un peu à l'écart de la société qui ne désirait pas d'elles. Mais un jour, quelque chose arriva.
La jeune sœur de la compagne de Madelaine avait bien grandi. Elle était devenue aussi belle qu'elle avec ses longs cheveux blond clair et ses grands yeux bleus. Surtout, elle était à présent en âge de se marier. Et cet homme à qui elle avait été promise à la suite du refus de sa grande sœur, avait assez attendu. Il avait après tout, quarante-cinq ans, il était temps pour lui de fonder une famille. Que sa promise n'en ait à peine que dix-sept n'était pas un souci. Un peu plus et elle deviendrait même assez rapidement trop vieille pour lui ! Il n'oubliait pas que les femmes étaient considérées comme devenant « vieille fille » à partir de vingt-cinq ans ! Alors que lui était encore dans la force de l'âge à plus de quarante ans ! Et comme les hommes de son époque, il ne voyait absolument pas en quoi cet état de fait était étrange, misogyne et totalement incohérent. C'était le privilège d'être né homme. Pourquoi se poser des questions quand tout était bien plus simple et avantageux pour vous ?
Les fiançailles eurent lieu et le cœur de la jeune sœur se serra davantage à l'idée d'épouser un homme qui avait l'âge de son père et des manières qui ne lui plaisaient absolument pas. Il la dégoûtait même un peu. Mais que cela pouvait-il bien faire ? Elle n'était qu'une femme et en cela, un être considéré comme moins important qu'un homme et dont les envies ne comptaient guère ! Elle servait à sa famille comme transaction financière et pour son futur époux, à donner des héritiers qui reprendraient sa grande fortune, son nom et ses affaires. Elle était là pour lui donner un fils.
C'était aux hommes de choisir le nombre de fois où les femmes devaient risquer leur vie en couche. Une fois les vœux du mariage prononcés, leur corps appartenait à leur époux, pas à elles... C'était ainsi. Même si elle trouvait cela étrange que Dieu dans son infinie sagesse, ait créé la femme pour servir l'homme plutôt que pour le compléter à parts égales et qu'ils vivent en harmonie dans ce monde. Oui. C'était ainsi. Et elle n'avait aucun pouvoir pour remettre en doute ce que les hommes décidaient...
Un jour, alors que son fiancé était venu lui rendre visite et qu'ils se promenaient dans la grande cour de la propriété de ses parents, il lui prit la main et la tira brusquement derrière un des nombreux buissons présents et bien taillés qui trônaient. Avant qu'elle ne puisse comprendre, une bouche humide et dégoûtante fut plaquée contre la sienne. Une langue passa la barrière de ses lèvres sans qu'elle ne comprenne ce qu'il faisait. Et elle trouva cela répugnant. Sa salive, ce contact, cette brutalité bestiale... Elle qui ne savait rien de l'intimité que partageaient les couples ! On n'instruisait guère les femmes qui devaient rester « pures » et infantilisées jusqu'au mariage. Le choc était ainsi souvent brutal lors de la nuit de noces avec un inconnu qui leur avait été promis sans qu'elles ne le choisissent !
Cet homme finit par se détacher d'elle qui avait la nausée. Avec un rictus qui montrait à quel point il était fier de lui, il essuya les larmes qu'elle n'avait même pas eu conscience de verser. Les mots qu'il prononça alors, glacèrent son cœur innocent.
-Lorsque vous serez à moi, je vous ferai pleurer aussi souvent que je le désirerai. Il n'y a rien de plus beau au monde qu'une femme qui verse des larmes pour un homme... Je vous prendrai toutes les nuits jusqu'à ce que vous criez grâce mais je ne vous écouterai pas. Vous m'appartiendrez et à ce titre, et pour mon plus grand bonheur, j'aurai tous les droits sur votre si belle personne.
Il lui caressa délicatement la joue comme si les paroles prononcées avaient été un doux serment d'amour. Choquée, la jeune fiancée en parla à ses parents mais ils n'eurent pas la réaction tant espérée, elle qui désirait si fort qu'ils annulent ce mariage ! Ils lui dirent qu'il était son fiancé, bientôt son époux et qu'il avait ainsi tous les droits sur elle. Et puis, que de toute manière, il avait sans doute cherché à l'effrayer pour lui faire une plaisanterie, rien de plus ! Il ne fallait pas qu'elle s'inquiète.
Oui... Trop d'argent était en jeu. Elle l'avait bien compris. Aussi, elle fit tout pour éviter son fiancé par la suite. Le temps passa et la semaine de son mariage arriva avec une grande crainte. Elle savait ce qu'il lui restait à faire. Acculée, elle prit son cheval et se sauva durant une nuit pour se rendre chez sa grande sœur qui avait le droit de vivre son bonheur contre nature. Elle trouvait cela si injuste ! Elle n'était pas comme elle ! Elle était normale ! Alors pourquoi la punissait-on ainsi ? En la forçant à épouser un monstre ?
Après des heures à chevaucher, elle arriva enfin au domaine qu'elle connaissait et qui n'était pas si éloigné. Elle s'y était rendue quelques fois avec ses parents dans son enfance, même lorsque sa sœur s'y était installée durant les premières années. Elle était venue en ces lieux pour trouver refuge mais le long du chemin, la colère avait grandi dans son cœur...
Elle sortit le poignard qu'elle avait amené pour se défendre au cas où, les temps étant dangereux pour une jeune femme seule en pleine nuit ! Et sans réfléchir, entra dans la demeure qui n'était pas surveillée ni même fermée. Elle finit par trouver la chambre dans laquelle dormaient les deux jeunes femmes. Sous la lumière de la lune, le contraste de leurs chevelures était saisissant. L'une avait de longs cheveux bruns éparpillés sur son oreiller et l'autre, de longs cheveux blonds. Impossible de se tromper de personne dans cette semi-obscurité. La jeune fiancée s'avança alors et sans hésitation, comme mue par une folie qui avait pris possession d'elle, suite à la peur et la haine de ces derniers mois, elle planta le poignard dans le cœur de celle qui avait détourné sa sœur du droit chemin et qui avait ainsi détruit sa propre existence.
Un cri se fit entendre dans le silence de la nuit. Court. Et puis, la vie quitta rapidement le corps de l'endormie. Un autre cri bien plus effrayant et douloureux à l'oreille se fit ensuite entendre, celui de sa sœur aux mêmes cheveux blonds qu'elle et qui venait de se réveiller. Cette dernière pleura, la main sur sa bouche, les yeux écarquillés, ne comprenant pas ce qui venait de se dérouler dans cette chambre, dans son havre de paix.
Sa petite sœur lui expliqua et cria toute la haine qu'elle avait pour elle, haine moins grande que pour Madelaine dont elle venait de prendre la vie. La jeune fiancée ne comprenait pas que leurs situations étaient similaires ! Que toutes deux désiraient vivre comme elles l'entendaient sans qu'on leur impose une vie de malheurs ! Non. Sa colère était telle qu'elle ne voyait rien. Et elle ne s'attendit pas à ce qui allait suivre.
Pour l'aînée, il n'était plus question de vivre sans la femme qu'elle aimait à ses côtés. Alors, elle retira le poignard du corps de sa bien-aimée et transperça elle-même le sien dans un autre cri de douleur, avant de s'écrouler devant les yeux hagards de sa petite sœur devenue une meurtrière. Celle-ci, que les quelques domestiques découvrirent le lendemain matin, allongée contre sa sœur qu'elle serrait dans ses bras, ne chercha pas à se dérober à la justice qu'elle vit comme une délivrance puisqu'elle pouvait échapper au monstre qu'était son fiancé. Elle fut ainsi guillotinée. Quant à son promis, il finit ses jours seul, comme il le méritait, sans épouse et sans héritiers car la rumeur se fit que sa jeune fiancée était devenue folle à cause de sa méchanceté...
André avait été particulièrement marqué par cette histoire. Elle était si triste ! Mais également, parce que ces deux femmes avaient voulu vivre leur amour impossible dans cette société, comme lui avec son bien-aimé ! Le prix à payer qu'elles ne devaient sans doute pas connaître, avait été de mourir après avoir vécu ensemble leur amour comme demandé. Elles n'avaient pas utilisé le mot « toujours » contrairement à lui et n'avaient pas eu le droit de vieillir ensemble plus de dix années.
Ces événements avaient été une leçon pour les membres de la famille de la mère d'André. Madelaine et son amante étaient mortes parce que personne ne les avait acceptées. Ce qui valait également pour la jeune sœur car tous avaient voulu décider de la vie de ces trois femmes. Les conséquences avaient été lourdes pour le droit d'être libres et de vivre comme elles le désiraient... C'était sans doute grâce à cette histoire que la mère d'André ne l'avait pas rejeté lorsqu'elle avait appris pour sa relation avec Guillaume.
Pour André, son prix était d'être seul durant presque trente ans avant de retrouver son amant qui vieillirait en le regardant rester jeune, si sa mère ne s'était pas trompée. S'il finissait par le retrouver, alors il se considérerait comme étant bien plus chanceux qu'elles ! C'est ce qu'il se dit lorsqu'il arriva au cabaret dans lequel il aimait se détendre et oublier ses soucis. L'alcool, la musique, les rires, les spectacles et les conversations étaient les bienvenus dans cette nuit glaciale !
André entra, paya son billet seulement quelques centimes et partit s'installer à sa table habituelle dans un coin tranquille de la salle avec une bonne vue sur la scène. Une personne ne tarda pas à arriver pour prendre sa commande. Il se tourna vers elle, prêt à lui donner le nom de sa boisson habituelle et fortement alcoolisée. Cependant, il fut stoppé par ce qu'il découvrit car son regard se posa d'abord sur une taille qu'il eut la surprise de découvrir masculine. Un homme ? Bien souvent, les personnes qui servaient, étaient des femmes légèrement vêtues !
Intrigué, il leva lentement les yeux sur le torse à la chemise blanche ouverte de plusieurs boutons, découvrant une peau pâle. Puis le cou assez fin qui aurait pu appartenir à une femme mais sur lequel la pomme d'Adam ne trompait pas sur son destinataire. Il continua ainsi son chemin jusqu'à se figer. Ce beau visage qui hantait ses pensées depuis si longtemps... Ces cheveux blonds attachés sur la nuque et qui lui rappelaient le soleil... Son sang ne fit qu'un tour. Il était aussi figé qu'une statue sur son vieux siège en bois.
-Guillaume ?....
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