L'affiche (chap6)
C’était le début du printemps. La fin mai plus exactement. Je m’en souviens parce que tout le monde parlait des élections européennes. L’un des rares semblants démocratiques encore existant. Toujours est-il que je sortais d’un bar. Il devait être 1h30 du matin. J’étais bourré comme un coing. Vous comprenez ce que ça veut dire « bourré comme un coing » ? d’accord, alors je continue. Avec mon collègue Paul, le seul avec qui on se marrait encore bien, on avait pas arrêté de picoler. Enchainant bière sur bière, on avait pas vu le temps passer. On s’est donc fait foutre dehors par le patron qui fermait. Après dix minutes de marche dans le noir, éclairés seulement par les étoiles et une lune timide jouant avec les nuages, se découvraient derrière un buisson les présentoirs des affiches des élections. Pour rappel la France était et est toujours aujourd’hui un régime autoritaire ou le pluralisme politique est toléré malgré une forte répression médiatique et judiciaire. Pour en revenir aux affiches, il y avait bien sûr celle du parti en place, le RN, et les autres, à l’effigie de ce que les médias appellent les dissidents, les gauchistes, les gauchiasses, les écoterroristes et autres socio terroristes. Pour décrire les vrais résistants, tous les sobriquets les plus haineux et dégradants sont bon. A la lueur de la lune donc, tous ces visages souriants, du pire au meilleur, nous promettaient un avenir radieux ou la misère n’existerait plus et où il ferait bon vivre. La jérémiade classique du politique en quête de voix. A la vue de la tête du type du RN, mon sang, enhardi par l’alcool, ne fit qu’un tour. Je pris le coin en haut à gauche de l’affiche, il faut toujours commencer par la gauche, et d’un geste sec, je lui arrachai le front et une partie de son œil gauche. Une vraie gueule cassée mais qu’est-ce que ce fut bon ! c’était libérateur. Mais je ne pouvais pas le laisser ainsi. Il faut toujours aller au bout des choses, n’est-ce pas ? poussé par mon trop plein de haine, de rage, de colère accumulées, ma main tremblante aux veines bouillantes lui déchira par la droite la mâchoire et son beau menton propret. Il ne lui restait plus grand chose. Je lui plantai mes ongles dans le cou et le griffai de haut en bas. Que faisait Paul ? me demanderiez-vous. Eh bien l’ami faisait de même avec le représentant des Républicains, les collabos comme on aimait les appelés avec Paul. Lorsqu’il ne restait plus rien de leurs beaux minois, nous nous regardâmes et nous partîmes dans un fou rire. A ce moment-là nous étions redevenus des gosses. Mais je ne regrette pas mon geste même s’il m’a mené jusqu’ici.
Deux jours plus tard, je reçus une convocation au commissariat de quartier. C’était un de ces bâtiments austère ou la raideur carcérale coule le long des barreaux en acier qui grillagent les fenêtres. Une grosse femme en uniforme m’accueillit aussi froidement qu’une porte de prison.
- Prenez les escaliers à droite. Au deuxième étage, ça sera la première porte à gauche. Au suivant !
Pas de bonjour, pas d’au revoir, rien. La porte indiquait « Bureau des procédures en cours ». Je toquai et un « Entrez ! » sec se fit entendre. C’était un type d’une cinquantaine d’années, belle peau, ongle fait et aux senteurs de vignes et de dattes. Le tout relevé d’une pointe maniérée sensuelle. Tout le contraire de sa voix.
- Bonjour. Asseyez-vous. Je vous en prie.
La chaise était glaçante. Je devais être le premier à m’y assoir.
- Vous savez pourquoi vous êtes là ?
- J’ai reçu une convocation.
Je savais qu’à partir de ce moment toute parole prononcée pouvait se retourner contre moi, même si je n’avais rien fait.
- Très juste. Vous avez été convoqué parce que vous avez commis un acte allant à l’encontre de l’article 15, chapitre 3, de la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881 plus un outrage à un représentant de l’Etat.
- Quand ça ?
C’est à ce moment-là qu’il me montra son écran où je me vis en plein exploit.
- Vous encourez deux ans de prison plus vingt mille euros d’amendes.
Mon téléphone sonna. C’était mon n+2. Avec l’accord de l’agent Lasset, c’est comme ça qu’il s’appelait, je décrochai. L’autre au bout du fil m’annonça ma convocation à une réunion exceptionnelle dans une heure où mon cas serait tranché. Quand, où et par qui ils avaient été mis au courant, je ne le saurais jamais. Après cette interruption, l’agent m’expliqua que pour ce genre d’affaire il n’y avait plus de passage devant un juge et qu’il était lui-même dépositaire du droit de juger mon cas. Il me posa plusieurs questions auxquelles je dus répondre sur l’honneur que je disais la vérité, chose que je fis. Oui, j’avais déchiré cette affiche en ayant conscience de ce que je faisais. Oui j’étais en état d’ébriété mais cet état n’a pas contribué à ma prise de décision. Non, je ne regrette rien. En une demie heure, tout fut fini pour moi. Je ressortis du commissariat avec une amende à la hauteur des espérances du flic et un casier plus vierge. Mais j’avais échappé à la prison. Une demi-heure plus tard, assis sur l’une de ses chaises de bureau impersonnelle, devant mon n+1, n+2 et un représentant des RH. Vous comprenez ce que c’est les RH ? RH c’est pour Relations Humaines, c’est le service qui s’occupe de votre contrat de travail et de tout ce qui le touche. Ils m’expliquèrent que je venais de me faire radier de la fonction publique, que cela venait d’en haut. Cette décision avait été motivée par l’affiche mais aussi par une enquête interne qui avait depuis longtemps traité mon cas. Cette enquête reposait sur des plaintes de mes collègues concernant mon humour acerbe sur l’Eglise et le gouvernement.
- Vous comprenez, en tant qu’agent d’Etat, vous devez être exemplaire. Or vous ne l’êtes pas.
En une journée, je venais perdre une somme d’argent considérable et mon job. Pendant un mois, je n’ai pas arrêté de chercher du boulot mais à chaque c’était pareil : des qu’ils entendaient mon nom, ils refusaient que je postule. Il arriva à un moment où je me retrouvai sans fric, sans toit sur la tête et sans personne pour m’aider. Car oui, quand on perd son emploi puis son appartement et qu’on se retrouve à la rue, il est très rare que vous ayez encore une famille et des amis pour vous soutenir. Bref, je me retrouvai seul dans un pays ou je ne pouvais plus vivre. Aux nouvelles, j’avais entendu parlé de ces français qui fuyaient, car oui en France tout français qui partait du pays était considéré comme un fuyard, un traite à sa patrie. Ils partaient tous dans la même direction, l’Afrique. N’ayant plus rien à perdre, j’ai fait mon sac avec le peu qu’il me restait et me voilà devant vous.
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