Chapitre 1
Quelle étrange idée.
Oui, vraiment, la direction de Corpus ne savait pas quoi faire de son budget formation.
En attendant sagement son tour dans la file, elle observait ses condisciples. Des cadres bien formatés, dans la droite ligne de la tradition managériale française, ayant courbés l’échine sous les fourches caudines des écoles de commerce de l’hexagone. Ceux, à qui leurs parents avaient offert d’étudier au Rosey, puis à Oxford et à Harvard, se trouvaient ailleurs. Ils devaient se marrer, biberonnant un scotch, de la bonne farce qu’ils faisaient à ce troupeau là. Même pas en fait, ils s’emmerdaient juste à parfaire leur diplomatie dans quelques soirées obligées, impatients d’aller se faire ripoliner le cigare vite fait, en bas de chez eux, avant de ne pas rejoindre leurs plus si belles ni tendres, dans leurs chambres séparées.
Ça sentait bon le pressing et le baume à barbe, les costumes anglais défilaient aux pas cadencés des chaussures italiennes. Des tailleurs interposaient leurs touches colorées de places en places, cliquetant sur des talons censés apporter stature et cambrure. Parité presque respectée, Ressources Humaines obligent. Bien sages et raffinées, ici pas besoin de jouer des coudes, pas nécessaire de s’étriper, de sortir son crochet de boucher pour écraser celui-là devant, qui aurait pris un peu trop d’avance. Ou le suivant qui devait rêver de lui marcher sur la gueule. Non ! On était en zone neutre. On pouvait faire semblant, garder son masque policé de respectabilité et de bonne éducation partagées. Tous étaient en excellente compagnie.
En jetant un oeil à son compagnon, elle devinait ses pensées. Elle lisait en lui à livre ouvert. Elle souriait en essayant d’imaginer la blague qu’il s’apprêtait à lui glisser à l’oreille. Ce qu’il fit effectivement un quart de seconde plus tard. Son sourire s’accrut de l’excellence de son don de devineresse. Cela la comblait de bonheur de le devancer ainsi. Elle rit un peu trop fort, plus que ne le méritait sa remarque. Elle perçut des mouvements de nuques agacées, dérangées dans leur attente par son impudence cristalline. Elle lui serra la main plus fort, pour bien marquer toute la puissance de leur complicité.
N’empêche que c’était vraiment une étrange idée de l’avoir envoyée à cette formation. Une banderole clamait haut et fort : “20ème congrès international des arts martiaux coréens de l’ordre de la tristesse infinie” en plus petit suivait “avec la participation exceptionnelle des meilleurs spécialistes, médecins, chercheurs, universitaires, professionnels du monde entier. ” On ne pouvait pas dire que ça faisait envie, pourtant tant de monde présent semblait affirmer le contraire. Évidemment, on approchait de la fin de l’année fiscale, il fallait dépenser ces foutus budgets pour ne pas en perdre un centime l’année prochaine. Pour pouvoir même réclamer une rallonge à venir.
Marion Floresville. Le vigile avait biffé son nom d’un coup de crayon rapide sur la liste. Une ouvreuse les conduisit d’un pas sûr dans le dédale de piliers de béton de la salle polyvalente. Elle accéléra dans l’escalier, laissant à peine entrevoir, à la vitesse d’une image subliminale, des chairs roses sous sa jupe trop courte. Le fait qu’elle eut ou non une culotte l’effleurât juste un instant, aussitôt chassé par ses excuses mécaniques pour se faufiler entre deux rangées jusqu’à leurs places numérotées. Lorsqu’elle se retourna vers son ami, comme elle n’aimait pas le dire, mais ce qu’elle disait tout de même, elle ne vit pas ses yeux puisqu’ils suivaient l’ouvreuse qui s’éloignait. Tous les mêmes, décidément. Idée fugace qui s’évapora aussitôt que la lumière s’éteignit.
Des éternuements, des bruits de chaises, vite couverts par des battements entêtants. Quatre chevalets supportant chacun une paire d’énormes tambours apparurent, juste assez éclairés pour laisser deviner quatre femmes habillées de vêtements traditionnels asiatiques qui les frappaient de manière obsédante. Des voix masculines répondirent à la rythmique à la manière du théâtre Nô japonais. Elle avait détesté cela lorsqu’elle avait dû assister à une représentation qui s’était traînée en longueur, dans une pantomime absconse comme ses pieds. Sans parler du buffet qui avait suivi, qu’elle avait fait mine d’avoir adoré. Là aussi les discussions s’étaient éternisées, plombées par l’haleine d’un responsable de service quelconque qui l’avait serrée d’un peu trop près.
Après quelques minutes, un farfadet se propulsa sur la scène, en plein centre des lumières. Elle n’aurait pu définir autrement ce drôle d’individu petit et sec, au sweat-shirt orange, à la calvitie naissante qu’essayaient de cacher des mèches trop longues. Présence incongrue et ridicule, face à ce parterre de cadres qui attendaient docilement la suite des événements. Une voix de stentor à l’américaine proclama : “Avec la présence exceptionnelle de Fabrice Zosieau, Professeur international et Master, l’un des dix experts mondiaux des arts martiaux coréens du grand ordre de la tristesse infinie ! Ambassadeur mondial du Docteur Jeduju et de son université ! ” La disproportion entre la puissance de la voix sur-testostéronisée et le petit bonhomme le faisait encore paraître plus petit. Le farfadet s’avança jusqu’au micro.
— Je tiens d’abord à préciser que l’ensemble de mon discours se déroulera sous la férule bienveillante, mais sévère, du Docteur Jeduju, 10ème Dan de la tristesse infinie. Docteur Jeduju qui, il y a bientôt vingt-neuf années, a élaboré cet art martial révolutionnaire, dont les préceptes sont aujourd’hui en passe de supplanter le réputé ouvrage “L’Art de la guerre” de Sun Tzu. C’est pourquoi son enseignement est diffusé dans de plus en plus de pays. De nombreuses études ont prouvé l’efficacité de cette pratique. Je vais vous enseigner 40 techniques qui vous garantiront d’atteindre la tristesse absolue. 40 techniques simples, à la portée de tout le monde, je dis bien de tout le monde ! Que vous soyez déjà pratiquants d’autres arts martiaux ou non, quel que soit votre âge ou votre condition physique. Vous serez capable, dès la fin de cette soirée, en canalisant votre mental vers la tristesse réelle d’influer sur la volonté de vos collaborateurs, les rendant totalement ouverts à vos suggestions. Je vous promets la paix dans l’entreprise grâce à la tristesse. Il y a six mois, a été réalisée par Alex Thermite, ceinture noire de tristesse absolue, la première séance entre palestiniens et israéliens. Ils ont pleuré ensemble, ont partagé ensemble, ils ont fait fi de leurs soucis, des tracas un petit peu lourds tout de même dans cette partie du monde. Je rajoute avant de commencer, qu’il existe dorénavant la journée mondiale de la tristesse absolue et véritable. C’est chaque année depuis 1998, le 30 février. L’année dernière, nous étions pratiquement 27 pays à diffuser la tristesse dans le monde pour plus de paix au travers de notre planète.
Quel programme prometteur. Elle se souriait à elle-même. 40 exercices et elle atteindrait à la tristesse infinie dès la fin de la soirée. C’était tentant, mais non. Cela faisait bientôt six ans qu’ils filaient le parfait amour, sans le moindre nuage, que des rires entre leurs chiens et leurs chats, pas d’enfant encore mais cela viendrait. Ils avaient tout programé. Chats, chiens, gazouillis et babillements. C’était leur avenir tout tracé. Pas de tristesse infinie en vue. Même pas virtuellement. Même pas pour rajouter une ligne sur son CV. Ou alors si, juste une petite moue pour le faire marrer. Plissant la bouche en une magnifique grimace qui dessinait sur son visage la face ravagée d’un clown triste neurasthénique, elle se tourna vers son compagnon. Mais celui-ci se levait, sans la regarder, lui glissant juste un rapide : “Pause pipi. Je reviens. ” Sa blague tombait plus à plat qu’un plongeur obèse dans une piscine vide. Bien malgré elle, son attention se reporta sur la scène.
Zosieau, le farfadet au plumage couleur butternut, en était à sa première démonstration.
— Les gens ne savent plus lâcher prise. Ils préfèrent cacher leurs émotions. Savez-vous que la tristesse est un antidépresseur naturel ? Dix minutes de tristesse absolue équivalent à trente minutes de jogging sur le plan cardio-training. Scientifiques et autorités médicales l’attestent désormais : pleurer génère une production naturelle de noradrénaline, d’adrénaline, de dopamine et d’endorphines, augmente l’activité des lymphocytes T et celle de l’immunoglobuline ! En terme relationnel, cela favorise une communication non-verbale positive, un désamorçage en douceur des problèmes, des échanges et une entente améliorés. Vous dormirez mieux. Votre système immunitaire s’en trouvera renforcé. Votre muscle cardiaque sera fortifié, votre tension artérielle diminuée. L’oxygénation de votre organisme en sera facilitée, ainsi que votre digestion. La constipation irrémédiablement rejetée, parce que les larmes permettent une évacuation optimale de toutes les toxines. Leur efficacité, c’est prouvé, est bien supérieure à celle de l’urine. Je pourrais aussi vous promettre une diminution de votre mauvais cholestérol et une augmentation du bon, mais je ne suis pas un charlatan. Cela n’est pas avéré. Je ne le promettrai donc pas. Place au premier kata pour atteindre la tristesse infinie ! L’héritage des maîtres !
Les tambours cessèrent leur psalmodie. Un assistant lui présenta un kimono, tout aussi orange, qu’il enfila cérémonieusement. Chacun retenait son souffle. On lui tendit une ceinture noire qu’il noua après deux tours de son abdomen. Il se campa solidement sur ses jambes écartées, bras placés en protection devant son visage, les doigts crispés comme les serres d’un rapace. Une détente rapide de ses avant-bras claqua dans le silence de la salle. Sa cuisse gauche monta vers une cible imaginaire, suspendant son attaque. C’est son pied droit qui se propulsa presque à la verticale au-dessus de sa tête. Il tint la pose immobile de très longues secondes. Puis se recroquevilla sur lui-même, se laissant retomber au sol en position foetale, lâchant une longue plainte désespérée qui se finit dans un sanglot. Puis il rebondit sur ses jambes, sautillant sur place, bras ballants pour reprendre son souffle. Un grand sourire au lèvre, fier et attentif à l’admiration qui commençait à poindre parmi les membres de l’assistance, les plus aux faits des techniques de combat coréen. Un tonnerre d’applaudissements le récompensa.
— Attention. Attention. J’ai choisi de commencer par l’héritage des maîtres, mais évidemment, comme son nom l’indique, c’est une technique qui nécessite des années de pratique. Je vous déconseille d’essayer de m’imiter. Vous aurez l’occasion de vous initier beaucoup plus progressivement. Les plus doués, les plus curieux d’entre vous qui choisiront de poursuivre plus avant, auront peut-être la possibilité d’atteindre ce niveau, à force de sérieux et de persévérance.
Les applaudissements redoublèrent.
— Mesdames et Messieurs, vous êtes ici ce soir pour profiter, avant tout, du pouvoir d’entraînement et de persuasion des techniques du Docteur Jeduju, mon maître, appliqué à la gestion des forces vives de vos sociétés.
Une grande bâche était lentement déroulée, en arrière plan, arborant le visage à la tristesse infinie d’un grand bonhomme gris, qui ferait passer Christopher Lee pour un comique troupier. Des lasers virevoltant tracèrent en lettres vertes : Le Docteur Jeduju au secours des Ressources vraiment humaines, une authentique (r)évolution. On devinait la patte de vrais pros de la communication. Deux écrans géants de part et d’autre de la scène permirent de voir des images du professeur Zosieau, à la mine à chaque fois plus déconfite, dans diverses postures, saluant, congratulant, admirant le Docteur qui lui renvoyait un visage larmoyant. Sans doute, par reconnaissance d’être un si bon élève et de diffuser son enseignement de manière si désintéressée de par le monde.
Cela sentait un peu la secte, elle s’en serait bien allée, mais Jérôme n’était pas encore revenu des toilettes. Comme si c’était le moment de jouer de la prostate.
— A partir de maintenant, je vous demanderai d’être particulièrement attentif. Je vais avoir besoin de votre participation active. Je vous promets, si vous êtes sérieux et persévérants, qu’il vous sera possible, dès demain, de mettre en pratique efficacement tout ce que vous apprendrez ce soir. S’il vous plaît, mettez-vous dos à dos avec la personne se trouvant à côté de vous, mains jointes sur votre poitrine.
En tournant le dos à sa voisine, elle aperçut Jérôme, son Jérôme, dans le léger éclairage réservé aux services de secours. Il était en grande discussion avec l’ouvreuse. Il n’allait donc plus tarder et ils pourraient partir. Pas trop tôt. Mais au lieu de cela, il attrapa la donzelle par la main et disparu derrière la porte battante de ce qui semblait être les toilettes. Elle n’entendait plus les explications du bonimenteur, ni les réactions de l’assistance. Son coeur déchirait sa poitrine à grands battements de détresse. Elle essayait encore de se rattraper à d’épineux espoirs rassurants. Il n’y avait plus de papier. Elle lui avait demandé d’aller tuer une araignée. Mais quand ils réapparurent deux minutes à peine après, alors qu’il lui semblait que leur escapade avait durée un siècle, lui remontant sa braguette, elle tirant sur sa jupe, elle dut bien se rendre à l’évidence. Adieu, chiens, chats, cochon : cette salope déculottée n’était pas dame Pipi !
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