Chapitre 5 : La mécène
Dans ses rêves, l’océan s’étendait à perte de vue, telle une infinité inaccessible. En son centre naviguait une robuste caravelle, dont les voiles jaunâtres se gonflaient sous les sollicitations du vent marin. Elle domptait son environnement au mépris de la marée, résistait aux plus violentes tempêtes. Quand la foudre perçait des nuages et s’abattait aux profondeurs des typhons, le navire bringuebalait mais jamais ne coulait.
Alors il émergeait victorieux sitôt que les nuages s’évanouissaient. Entre les crêtes découpées au sommet des îles isolées, par-delà les épaisses forêts s’élançant par-dessus les littoraux, il poursuivait son exploration au gré des vagues.
Dans ses visions, Dehol disposait d’un large aperçu du bateau. Jamais l’équipage n’apparaissait, sinon en lointaines et indistinctes silhouettes.
Dehol ruminait, avachi par-dessus une table lustrée où sa coupe l’attendait. Il en saisit la hanse pointue et sirota la liqueur rougeâtre. Le breuvage lui brûlait quelque peu la gorge, mais il n’en avait cure. Plus il s’accoutumait à l’atmosphère et plus il la buvait rapidement, prêtant l’oreille aux plus loquaces voix alentour.
— Yizoren Gothar veut encore se présenter aux élections ? Il va bientôt avoir cent-trente ans ! Je vous jure, certains politiciens, ils veulent juste mourir sur leur siège au parlement.
— Ils vont bientôt recevoir une invitée spéciale, là-bas ! Héliandri, je crois qu’elle s’appelle. On raconte qu’elle est allée dans des ruines interdites, et ça ne leur plait pas trop !
— Il n’y avait pas une expédition qui s’y était perdue, ou bien je confonds avec un autre endroit ? Ha, je deviens vieille.
Posant ses coudes sur la table, plissant le front, Dehol s’intégra dans cette compagnie depuis une position éloignée. C’était une taverne aux abords de Parmow Dil, où voyageurs et habitués remplissaient une salle bien animée. Des murs carminés attaquaient quelques rétines et contrastaient avec les fines colonnes au centre repliées sur elles-mêmes. Chaque table harmonisait largeur et hauteur, et s’agençait au-devant d’un comptoir austère par rapport aux riches couleurs environnantes.
Dehol entreprit de s’y rendre dès sa coupe achevée. Les voix faiblissaient, tout comme les sifflements, pourtant il n’y accorda aucune attention.
Jusqu’au moment où une femme âgée lui bloqua le passage.
Humaine à la peau ébène, à la grise chevelure enfermée sous un bonnet écru, de durs traits striaient son visage parcheminé. Le cœur de Dehol rata un bond quand elle dressa son poing.
— Toi ! désigna-t-elle. Que fais-tu ici ? Tu oses te montrer là, seul ?
— Je ne vous connais pas, se défendit Dehol. Mais c’est parce que…
— Tu feins donc l’ignorance ? Après ce que tu as fait ?
— Je vous jure que j’ai tout juste oublié. Quel que soit votre accusation, je ne me souviens d’aucune de mes actions et décisions avant ces derniers mois.
— Comme c’est facile. Mais tu penses t’en tirer à si bon compte ? Tu as emmené mon fils avec toi ! Vous avez disparu dans les océans du nord et n’êtes jamais revenu. Jusqu’à aujourd’hui… Parle ! Pourquoi tu te présentes devant moi, debout et en pleine forme, alors que mon enfant n’a pas encore été retrouvé ?
Les secondes s’étirèrent dans un silence que seuls quelques chuchotements interrompirent. La vieille femme garda son poing brandi aussi longtemps que son corps le lui permettait. Survint la chute, et bientôt de lourds sanglots. Plusieurs clients la soutinrent, l’empêchèrent de vaciller, mais aucune de leurs tentatives n’enrayait les larmes. Ils en étaient réduits à foudroyer Dehol des yeux.
Et l’accusé ne sut comment se protéger. Quelques défenses verbales lui venaient à l’esprit et s’étouffèrent dans sa gorge. Quelques issues lui apparaissaient mais lui étaient inaccessibles. Chaque seconde qu’il essayait de temporiser intensifiait ses tressaillements.
— Assez ! entonna une voix intense. Il y a méprise !
Nombreux se suspendirent à ses mots, tous s’écartèrent sur son passage. D’un pas résolu s’approchait cette ludrame dont la peau smaragdine luisait davantage encore que ses homologues. L’on lisait difficilement son âge sur son visage oblong au nez busqué, mais on y décelait l’intensité de ses yeux violets au jugement permanent. De fines tresses parsemaient sa chevelure dorée. Elle portait une veste à ligne épaisses, dotées de proéminentes extensions et aux cuisses, qui s’achevaient sur des manches ourlées révélant des bracelets garnis de pointes. Un petit livre battait son flanc et tenait sur sa ceinture incrustée de métaux.
— C’est elle ! s’exclama une cliente. Vazelya Milocer !
— Qui est-ce ? demanda un autre client.
— Tu es si ignorant ? Sans doute l’une des plus grandes mages de notre temps ! Une véritable mécène, dont la parole est de nardos, et qui jamais ne se trompe ! Nous sommes chanceux : voilà des années qu’elle ne s’était plus rendue à Parmow Dil !
Un sourire germa sur le coin des lèvres de Vazelya, qui s’effaça aussitôt. Elle s’interposa entre Dehol et la vieille femme, devant laquelle son expression s’adoucit.
— Madame, murmura-t-elle. Je crains que vous ne fassiez fausse route.
— Comment, vénérable Vazelya ? demanda la concernée. Mon âge me rattrape ?
— Et votre chagrin pourrait vous aveugler, sans vouloir vous offenser. Je comprends que votre cœur réclame justice, mais cet homme est innocent.
— Vous en êtes si persuadée…. Mais je dois me fier à votre sagesse. À quoi m’accrocher sinon ?
— J’espère que votre fils sera retrouvé sain et sauf, et votre cœur ainsi s’apaiser.
Bien que les hostiles coups d’œil ne disparussent pas pour de bon, l’apaisement emplit la salle telle une vague. La vieille femme fut emmenée et les clients payèrent pour d’autres verres, tout en scrutant de loin les faits et gestes de la mécène.
Vazelya ne les remarqua plus, car elle se focalisa juste sur Dehol, à qui elle indiqua d’emboîter ses pas. Dehol se gratta la nuque, toujours immobilisé, mais ne put se dérober face à tant d’insistance. Il suivit la mage à travers la taverne et rejoignit la pénombre où une discrétion bienvenue les y attendait.
Sur la table trônait une coupe que Vazelya tendit à Dehol.
— Débutons, annonça-t-elle. J’attendais ta venue depuis longtemps, Dehol Doulener. Il semblerait que tu te sois égaré sur le chemin. Laisse-moi te guider.
Dehol manqua de tomber de sa chaise. S’accrochant aux rebords, le front lustré de sueur, sa bouche béante étira sa mâchoire.
— Comment connaissez-vous mon nom ? s’étonna-t-il. Et comment étiez-vous si persuadée de mon innocence ?
— Parce que j’attendais ta venue, révéla Vazelya. Je l’ai vue dans mes songes. Était-ce une chimère, me suis-je si longtemps demandé ? Non, car tu te dresses indubitablement devant moi. Me voici soulagée, parée à continuer.
— J’aimerais vous dire que ça me réconforte. Mais en réalité, je suis encore perdu.
Vazelya observa un silence, remarqua combien D tremblait. Dehol peinait à maintenir le contact visuel et se réfugiait dans la déglutition de sa boisson. Mais même le lointain chant des voix superposées ne l’extirpait guère de cette conversation.
— Tout deviendra plus clair, rassura-t-elle. Lorsque j’en saurai davantage sur toi. Dehol, tu ne peux dissimuler tes émotions, alors j’aimerais que tu me dévoiles tout.
— Je me souviens de si peu ! contesta Dehol. Le passé est inaccessible, le futur est incertain.
— Ce sera suffisant pour le moment.
— Et je peux vous faire confiance ? Tous ces clients avaient l’air de vous vouer un immense respect, mais moi, je ne vous connais pas.
— Penses-tu que leur révérence est mal placée ? Ma réputation me précède. Je viens de Xeredis, au sud-est de Nirelas, et j’ai voyagé dans presque chaque contrée de Menistas. Mon seul but est d’utiliser mes pouvoirs pour améliorer le bien être de tout un chacun.
— Que de générosité ! Qu’attendez-vous en retour ?
— Rien, sinon leur reconnaissance. Tu es déjà fort cynique pour quelqu’un dont les réminiscences sont brumeuses. Certaines personnes peuvent aider leur prochain par pure bonté.
— Vous appartenez donc à cette catégorie. Où est la modestie là-dedans ?
— Je n’en ai nul besoin. Je maîtrise des sorts que des plus grands mages ne parviennent à maîtriser après une existence entière. Revenons à toi, Dehol. Je ne peux te forcer la main. Sache toutefois que je suis peut-être la seule personne à même de t’extraire de tes errances.
Sa coupe était déjà à moitié vide. Puisque Vazelya le transperçait de ses yeux luisant de la pénombre, les possibilités d’échappatoire s’amenuisaient. Dehol recula de sa chaise, s’éclaircit la gorge et, non sans tâtonner, commença son histoire.
Il décrivit son naufrage sur le littoral nord d’Ossora. Rapporta avec moult détails les premières visions au moment où Basgui l’avait recueilli. Insista sur la durée de sa convalescence, le soin avec lequel la pêcheuse l’avait traitée nonobstant sa cuisine douteuse. Il mentionna même la vitesse avec laquelle son organe vital avait vibré lorsqu’il avait franchi les dunes.
Il énuméra les kilomètres parcourus d’Ossora à Nirelas. Il était passé entre des basses maisons perchées sur des collines moutonnantes. Il avait franchi de somptueux ponts installés par-dessus de périlleuses chutes se jetant en contrebas des vallées. Accueil lui avait été accordé au sein des villages bâtis autour de lacs irradiant même dans l’obscurité. C’étaient les premiers jours de printemps : l’on récoltait les fruits perchés sur les sinueuses branches descendant des couronnes d’arbres. Et sitôt que leur jus en germait, on le versait dans les basses profondeurs en récitant les poèmes de jadis.
Il raconta la facilité avec laquelle il avait traversé la frontière malgré la circonspection des gardes. Il ne comptait plus le nombre de nuits à s’installer au milieu des clairières, une fine couverture contre le froid, à admirer le voyage de quelques ghusnes sous les rassurantes étoiles. Parfois il avait trouvé des pèlerins s’agenouillant aux écritures effacées par le temps, parfois des forains comblant le vide que les routes laissaient dans leur sillage. Et alors que nulle réponse ne l’avait satisfait, il avait vu les habitations se densifier, s’ériger jusqu’au sommet des arbres, pourtant plus basses que les bâtisses cernées par les murailles.
Les visions le hantaient malgré cette compagnie. La caravelle fusait lorsque des jeunes personnes déposaient une couronne de fleurs sur son cou. L’océan écrasait lorsqu’un voyageur lui souhaitait bonne fortune. Le ciel le conquérait lorsque des marchands itinérants lui déconseillaient l’ascension des sentiers se perdant dans les hauteurs brumeuses.
C’étaient ces moments-là que Vazelya écoutait le plus, bien qu’elle attendît la fin du récit avant de s’exprimer.
— Tu as accompli un grand voyage, complimenta-t-elle. Il faut beaucoup de bravoure pour parcourir ces terres sans les connaître, même dans des contrées aussi sûres que Nirelas et Ossora. Hélas, ton périple n’en est qu’à ses balbutiements.
— Combien de temps encore ? demanda Dehol.
— Je ne puis te donner une réponse précise malgré ma sagesse. Tes visions, aussi nébuleuses soient-elles, nous guideront. Les cieux et les océans ont beau m’impressionner, ce sont les terres qui revêtent le plus d’importance. Et surtout, cette dense forêt aux apparitions tout sauf hasardeuses.
— Et vous qui avez tant voyagé, vous en savez plus ?
— Précisément. D’aucuns prétendraient que toutes les forêts se ressemblent, mais ils se fourvoient. Car je suis née dans un tel environnement, et j’en ai exploré beaucoup. Je ne me suis jamais rendue à celle que tu décris, mais le mysticisme qui l’entoure élimine le doute. C’est la forêt de Sinze.
— Ce nom ne m’évoque rien…
— D’où ma présence. Pour quiconque connaît l’histoire, la forêt de Sinze est le symbole d’un temps reculé. On y trouve les ruines de Dargath.
Un pincement frappe le cœur de Dehol comme il s’accrocha aux rebords de la table. Alors que les traits de la mage s’étaient approfondis, elle fixa son interlocuteur avec insistance, lequel s’était tout bonnement figé.
— Ce nom, par contre, je l’ai entendu ! fit-il. Depuis que je suis arrivé à Nirelas, en fait.
— Une nouvelle brisant la monotonie d’un pays stable, jugea Vazelya. Si les secrets d’autrefois peuvent être déterrés, peut-être ne sont-ils pas aussi scellés que les sages le prétendaient.
— Je sais ce que vous suggérez. Mais ce serait imprudent. Il paraît qu’ils vont juger celle qui en est revenue ?
— Héliandri Jovas ? Une imprudente chanceuse, rien de plus. Elle n’était pas préparée à ce qui l’attendait. Nous le sommes davantage.
— Vous n’y pensez pas ! Nous risquons le même sort… voire pire.
Brusquement, Vazelya se redressa et tourna le dos à Dehol. À son tour elle s’immobilisa, murée dans d’impénétrables songes. Et seulement après de longues secondes lui accorda-t-elle un nouveau coup d’œil.
— Dans ton cœur brûlent les flammes de la détermination, pas vrai ? demanda-t-elle.
— Et d’après vous, répliqua Dehol, elles valent la peine de mettre notre vie en danger.
— Assez de détours ! Encore une fois, tu es libre de faire tes propres choix. Tu peux découvrir qui tu étais, quitte à t’aventurer là d’où peu reviennent, et ainsi mener sereinement le reste de ton existence. Ou tu peux ignorer cette opportunité et laisser ces visions derrière toi. L’ignorance a ses vertus.
— À la poursuite d’une vision… C’est bien maigre.
— Dehol, aussi floues ces images puissent paraître dans ton esprit confus, elles sont bien réelles. Et précieuses.
— Je lis votre ambition, Vazelya. Vous cherchez vraiment à m’aider ? J’ai l’impression que c’est aussi dans vos intérêts.
— Ce n’est pas incompatible. Longtemps j’ai laissé ces désirs derrière moi. À Parmow Dil, et les autres immenses cités de Menistas, les prophéties et le destin sont souvent vus comme des reliques du passé. Et la magie comme un outil dont nous n’avons plus rien à apprendre. Éloignée est l’époque où, ludrams comme humains, nous errions dans la nature, incapables même d’écrire. J’aspire à aller au-delà de l’immobilisme qui caractérise notre temps. Malgré toi, Dehol, tu pourrais être un vecteur de changement.
— Merci beaucoup. La pression m’accable encore plus, désormais.
— Il existe une seule façon de t’en libérer. Je te le demande une dernière fois : es-tu prêt à t’engager vers cette voie ?
Dehol s’accorda lui aussi quelques instants de mutisme. Pendant que les idées bataillaient en lui, et que la sollicitation personnifiée le cernait, ses yeux s’immergèrent jusqu’aux méandres de la taverne. Là où d’insouciants clients s’échangeaient les derniers ragots. Là où un discret feu crépitait dans l’âtre. Là où le fumet de poisson et de viande bouillie accompagnait les légumes farcis.
— On pourrait croire, déclara-t-il, que la vie devient plus simple sans le poids du passé. Pas pour moi, malheureusement. Je ne saurai atteindre la paix. Et même si ce chemin doit me prendre la vie, au moins, je n’aurai plus à me soucier…
Sur quoi Dehol acheva sa coupe et opina vers la mécène.
— Je vous suivrai.
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