Chapitre 10 : La barrière (1/2)

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La caravelle avait gagné en netteté. Sous un ciel nuageux vivait un équipage guilleret, vidant les tonneaux d’alcool à tire-larigot. Peut-être que ces rires à gorge déployée constituaient un répit entre de plus intenses moments, mais les réminiscences ne montraient rien de cela. Juste les pintes s’entrechoquant et la clameur envahissant la passerelle. Chaque son, chaque visage se révélait d’une rare clarté, et pourtant ne montrait que de l’étroite esquisse d’une réalité oubliée.

Jour après jour, les souvenirs s’assemblaient, sans jamais paraître proches de la complétion. Jour après jour, Dehol maudissait sa mémoire fragmentée, emportée dans l’immensité.

Pherendial, majestueux ghusne au plumage exceptionnellement bleu, poursuivait son ascension dans un ciel de pareil éclat. Rarement ses sifflements ne perturbaient la sérénité de l’envol. Ainsi l’oiseau dominait la voûte, progressant à rapide allure. Sur son dos domptait Vazelya, aux gestes fluides malgré la véhémence des rafales, orientée vers l’horizon. Dehol s’accrochait aux sangles placées à même la selle et gardait la tête haute.

Vazelya lui accorda un coup d’œil de biais, un sourire au coin des lèvres.

— Voyage difficile ? se soucia-t-elle. Je croyais que le temps t’aurait accoutumé à ce mode de transport.

— Tu en connais plus sur moi, avança Dehol. Ma place est au milieu de l’océan, pas dans les airs.

— J’ai privilégié la voie la plus courte. Impressionnantes créatures que sont les ghusnes, capables de fendre de grandes distances sans s’épuiser. Naviguer aurait été plus lent et aurait requis de réaliser un interminable détour.

Au soupir de Dehol, la mécène caressa avec douceur le cou de sa monture.

— Fie-toi à Pherendial, murmura-t-elle. Tel une flèche, il fend le ciel jusqu’à atteindre sa destination. Voici des décennies que ses ailes se déploient sans faille pour moi. Avec lui, nous atteindrons notre destination sans encombre.

— Et sans être repéré, ajouta Dehol. C’est aussi l’objectif, n’est-ce pas ?

— Je l’admets. De la sueur perle sur ton front, et même si tu t’échines à le dissimuler, je peux sentir tes poils te hérisser. De quoi as-tu peur, Dehol ?

— D’affronter des forces qui me dépassent.

— Une frayeur légitime, je le concède. Mais admire mieux ta guide. Sans vouloir paraître orgueilleuse, je possède des pouvoirs que la plupart des mages ne peuvent appréhender. Nulle autre personne n’est plus apte à te protéger. Reste à mes côtés et tout danger sera écarté.

— Je ne me serais pas engagé dans un voyage aussi risqué si je ne te faisais pas confiance. J’espère juste que ces efforts en vaudront la peine.

— Je m’en porte garante. Maintenant, laisse tes inquiétudes sommeiller, et continue d’admirer la splendide vue que nous disposons de Menistas.

Aucun nuage ne se hissait entre eux et le panorama. Tandis que Pherendial entamait un léger piqué, les paysages ne cessaient de défiler sous les yeux ébahis de Dehol.

Même les plaines vierges regorgeaient de couleur sous la nitescence. Défilaient les vallées verdoyantes entre lesquelles sinuaient les rivières chantantes, dissimulées sous l’épaisseur des bosquets argentés. Ils survolèrent de nombreux lacs et coteaux, quelques fois entrecoupés de gorges étendues. Les fleuves Ovayanor et Estuyir, d’un bleu miroitant, s’y entrecroisaient sous les escarpements rutilants. Parfois de minuscules sphères lumineuses s’en échappaient : aussitôt qu’elle les apercevait, Vazelya fermait les yeux et chantonnait quelques instants. Après quoi Pherendial reprenait de la hauteur pour dominer derechef son environnement.

À mesure que les voyageurs s’éloignaient de Parmow Dil, de riches nuances s’étalèrent dans une esquisse en perpétuelle évolution. Au-delà d’un vétuste mais immense dédale de marches, des fondations grisâtres surplombaient une colline, s’élevaient jusqu’à quatre bras pierreux se rejoignant en un point central. Plusieurs kilomètres plus loin, l’Ovayanor et l’Estuyir achevaient leur cours sur de colossales chutes d’eau se jetant dans un estuaire à la teinte smaragdine. Dehol appréhendait à peine la puissance du flux dont la nature se gorgeait, mais il se cabra très vite lorsque les monts Puzneh rivalisèrent avec les cieux. Telle une couronne triomphaient les sommets pourtant secondaires, tantôt soumis aux neiges éternelles, tantôt scintillant de leur roche impénétrable. En leur centre, le volcan aux inabordables versants se dressait plus haut encore, mais son cratère apparaissait d’un opaque noir.

— Hazren Iltonas, murmura Vazelya. La frontière entre Nirelas et Ygnolas. Même après l’avoir survolé tant de fois, il ne cessera de me fasciner.

— Un volcan éteint ? s’informa Dehol.

— Ce ne fut pas toujours le cas. Il entra en éruption il y a près d’un demi-millénaire. L’éruption détruisit les villages alentour, tua d’innombrables malheureux, pourtant minoritaires par rapport aux victimes de la subséquente famine. Les cendres étaient si épaisses qu’elles mirent une décennie avant de se dissiper, plongeant Nirelas, Ygnolas, et tous leurs pays voisins dans un âge sombre.

— Quelle horreur… Je ne préfère pas l’imaginer. Espérons qu’il ne se réveille jamais.

— Jamais le volcan n’entrera de nouveau en éruption. Une légion de mages s’en est assuré, héroïnes et héros de leur temps.

— Ils ont dompté un volcan ? Défié la nature elle-même ?

— Un humain à la mémoire mrocelée s’exprime comme un humain venant d’immigrer à Menistas. Tu as bien vu le flux émanant de certains fleuves et rivières, empreintes de notre impact sur la nature. Quelques ludrams, mais surtout des humains, peinent à comprendre cette approche, avançant que la nature est indomptable par définition. Pourtant il s’agit du premier objectif de la magie : protéger toute vie dans notre monde. Ainsi je l’emploie, ainsi je la maîtrise.

Dehol favorisa le mutisme contre une myriade de questions. Débattre avec la mécène pouvait s’étirer sur des heures entières, occupant autant les voyages que les moments de repos. Il apprenait à se perdre dans la contemplation des panoramas.

Tout le temps qu’ils survolèrent Ygnolas, Dehol nota d’abord les similarités avec son voisin septentrional. Le relief diminuait néanmoins au sud des monts Puzneh, là où des plaines enherbées ceignaient des dizaines de villages et plusieurs cités. Même depuis le ciel, Dehol apercevait les multiples nœuds de route enchevêtrés des montagnes jusqu’aux marais au sud du pays. C’était à cet écart de toute habitation que des structures brillantes et déchiquetées se hissaient malgré la densité du feuillage alentour.

— Les marais de Khorsol, marmonna Vazelya alors que Pherendial atteignait son pic de vélocité. Une autre bonne raison de préférer la voie du ciel.

— Mon ignorance me dessert encore, se plaignit Dehol. Mais ce que nous avons vus… Sont-ce des monuments ?

— L’hypothèse préférée par tout le monde. Érodés par le temps, vestiges d’une autre époque. Quand nos ancêtres faisaient des offrandes aux forces locales, jugées mystiques.

— Et qu’est-ce qu’on trouve aujourd’hui ?

Un profond rictus distordit les traits de Vazelya.

— Rien de bien recommandable, je le crains. Nul ne pénètre dans ces marais sans escorte depuis très longtemps. C’est le terreau des rakanams, d’abjectes créatures, attaquant quiconque s’enfonce trop dans ces lieux. Certains imbéciles en ont fait un défi.

— Et est-ce que ces rakanams sont… naturels ?

Mais la mécène ne répondit rien.

Le trajet se poursuivit sur de constantes rafales. Jours et nuits se suivirent sans se distinguer. Pourtant, chaque fois que Dehol s’abaissait, de nouveaux paysages composèrent le tableau. La Marazie était riche de sylves, et de superficie réduite par rapport à ses voisins. À l’instar de Parmow Dil, maintes habitations se juchaient dans les hauteurs forestières, par-dessus des cercles fleuris bariolant au rebord de larges ruisseaux. Au sein des clairières s’élançaient de géantes pyramides obliques. Elles s’élevaient au-dessus des arbres, d’une couleur mordorée contrasté d’émeraude, et une auréole opaline cerclait leur sommet.

Chaque fois que Pherendial survolait une de ces bâtisses, Vazelya se détendit davantage, des particules magiques s’échappant de ses mains.

— Familière avec tant de recoins de Menistas, fit Dehol, le souffle coupé. Tu as dû beaucoup voyager.

— J’ai eu une existence bien remplie, admit Vazelya d’une voix solennelle. Néanmoins, s’en souvenir jusqu’aux moindres détails peut être un fardeau.

— Pourquoi ? Nos souvenirs devraient faire partie de nous. Je me fiche qu’ils soient bons ou mauvais : sans eux, je me sens incomplet.

— Bien sûr, bien sûr. Quoi qu’il en soit, nous touchons au but.

— Approchons-nous des ruines ?

— D’ici quelques jours. Par-delà la forêt de Herega se trouve la frontière avec le Ruldin. Et enfin, la forêt de Sinze, où les portes de la vérité s’ouvriront dans un grondement triomphant.

Dehol pesa les paroles de Vazelya tandis que Pherendial reprenait de la hauteur.

Entre les fragments de mémoire et ses idées matérialisées, il sollicitait son esprit en permanence. Dehol frottait les plis de son front afin de s’accorder une once de répit, mais cela fonctionnait peu, aussi se tourna-t-il vers d’autres solutions. Méditer dans le ciel lui offrait une plénitude ponctuée de quelques vertiges. Tantôt discourir à Vazelya l’aidait à évacuer ses envahissantes pensées, tantôt ses propos lui rappelaient l’importance de sa quête.

Finalement, il profita des hauteurs auxquelles il s’était accoutumé. Bientôt se démarqua la frontière entre la Marazie et le Ruldin. Autour d’un lac géant de teinte violet s’entrelaçaient de hauts ponts qui connectaient les deux parties d’une cité de verre et de roche. Depuis leur altitude, Dehol et Vazelya apercevaient les dizaines de tours perçant par-dessus les éminences locales, tout comme les fortifications d’une épaisseur inouïe. La cité de Shonres-Varoth se dressait de toute sa grandeur, joyau partagé de deux patries, là où le flux magique imprégnait la moindre embrasure et enrichissait l’architecture.

Trois nuits à peine s’étaient écoulées au moment où l’étendue azurée ravivait les visions de Dehol. Les côtes s’esquissaient aux extrémités de la péninsule, en-deçà des plus grands arbres qu’il avait rencontrés jusqu’alors. Des centaines de branches serpentaient depuis leur sombre écorce. Leurs feuilles étaient larges et dentelées, résistants à chaque bourrasque, formaient un si dense réseau que les cimes s’apparentaient à des nuages.

Alors Pherendial ralentit, et un large sourire embellit les traits de Vazelya.

— Nous y voici enfin ! s’ébaudit-elle. La forêt de Sinze, formant la principale péninsule de Menistas. Presque le bout du monde, maintenant que j’y songe. Nous sommes passés si vite par-dessus tant de merveilles. Celle-ci, en revanche, mérite toute notre attention.

— Mais où sont les ruines ? demande Dehol, son cœur vibrant à vive allure. Si elles sont si importantes, nous devrions au moins les entrevoir d’ici !

— En cela tu te fourvoies, Dehol. Car les ruines sont tapies dans les basses profondeurs. N’importe qui les aurait déjà visités si elles étaient si faciles d’accès. Souviens-toi qu’avant le procès de Héliandri Jovas, ces ruines avaient peu attiré l’attention. Elles sont assez reculées, par surcroît : les plus proches habitations se situent à des dizaines de kilomètres d’ici.

— Ça a dû changer récemment. Je doute que nous soyons les seuls à nous aventurer par ici, désormais.

— Certainement. Mais l’étendue de mes pouvoirs surpasse l’habileté du quidam moyen. Vazelya interpella sa monture pour un bond en avant. Mais à peine élancé, Pherendial se heurta et s’arrêta net, soufflant sur le coup. Dehol dut s’accrocher à la mage pour ne pas chuter, laquelle laissa échapper un râle.

— Qu’est-ce que cela signifie ? maugréa-t-elle. C’est anormal !

Pherendial échoua dans sa prochaine tentative. Une douleur foudroya le crâne de Vazelya tandis qu’elle pestait. Elle tendit le bras, et sa paume effleura une série d’ondes circulaires, aux nuances légèrement bleutées, qui se dissipèrent sitôt après s’être propagée. Bouche bée, yeux écarquillés, Vazelya contracta le poing face à la barrière.

— Tes craintes sont fondées, souffla-t-elle. Quelqu’un a érigé une protection magique pour empêcher quiconque de pénétrer dans les ruines.

— Alors, que faisons-nous ? demanda Dehol.

— L’aventurier moyen se découragerait face à cet obstacle. Une mécène le détruirait en un claquement de doigts.

Deux magies rivales collisionnaient dans les airs. Avisée de son équilibre précaire, Vazelya secoua la bride de Pherendial, qui effectua un rapide mais doux atterrissage.

Dehol soupira de soulagement dès que ses semelles effleurèrent le sol. Devant lui sinuaient encore les branches, sous lesquelles la terre était jonchée de racines où nulle feuille ne chutait. C’était un environnement calme, inerte. Même Dehol ressentait pourtant l’énergie qui ébranlait la flore.

Une énergie dont Vazelya tira avantage. Inspirant, expirant, elle déploya ses bras et généra un orbe lumineux dans chaque main. Ses yeux étincelèrent comme une colossale quantité de flux déferlait de son corps. Elle était parée à neutraliser la barrière magique dans une gerbe d’éclats.

Une flèche enchantée siffla à proximité avant qu’elle ne pût invoquer le sort.

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