Chapitre 10 : La barrière (2/2)
Dehol tenta de se cacher derrière Pherendial, lequel se hissa sur ses pattes arrière et déploya ses ailes, mais il n’y avait nulle issue. D’un grognement Vazelya se positionna face à ses adversaires sans affaiblissement de sa magie
Une trentaine d’individus se dressait, arcs à triple courbure ou courtes arbalètes au poing. Qu’ils fussent ludrams ou humains, tous étaient équipés d’un lourd plastron indigo, contrasté d’épaisses lignes jaunes traçant les contours de leurs brassards à leurs rivets. Une luisante ceinture smaragdine séparait leurs tassettes de leur haut tandis qu’ils étaient coiffés d’un heaume conique et doré. Des plis se multiplièrent sur leur faciès à mesure que leurs doigts tremblaient sur leur arme.
— Voilà un retournement quelque peu inattendu, ronchonna Vazelya. Je vous préviens d’emblée : quelle que soit l’autorité que vous représentez, pénétrer dans cette forêt est une priorité absolue pour nous.
— Jusqu’ici nous avons capturé les intrus sans violence. Je suggère que cela reste ainsi.
Une costaude ludrame s’individualisa de la troupe, dont le plastron rayonnait davantage encore que ses compagnons. Ôtant son heaume, elle révéla un visage allongé doté d’un nez retroussé et d’une paire d’yeux anthracite, sillonné de quelques rides. Une balafre fendait son menton, et pas même l’épaisseur de sa chevelure ivoirine et bouclée ne la dissimulaient.
D’un bras robuste, la soldate plaqua son bouclier argenté sur le sol, plissant les yeux à l’intention des intrus.
— Par ailleurs, poursuivit-elle catégoriquement, nous sommes au Ruldin. Vous devriez parler notre langue.
— Je la maîtrise, répondit Vazelya, mais pas mon ami ici présent. Comprenez mon approche.
— Et si vous baissiez vos armes ? suggéra Dehol, incapable de réfréner ses tremblements. Ce serait un bon début.
La meneuse se tut avant d’interpeller les siens. Ils s’exécutèrent en une fraction de secondes, puis Vazelya elle-même dissipa le flux.
— Je suis la générale Twéji Huderes, se présenta la cheffe. Je dirige cette troupe d’élites qui a été chargée d’empêcher quiconque de pénétrer dans la forêt de Sinze. Depuis la capture de Héliandri Jovas, de trop nombreux curieux se sont aventurés ici.
— Vous avez donc érigé cette barrière magique ? demanda Dehol. Pourquoi vous patrouillez ici, si cette protection évite toute intrusion ?
— D’abord car nous devons être préparés à toute éventualité. Or, je n’avais pas rencontré une mage si puissante depuis longtemps. Et ensuite car nous devons bien cueillir ces gêneurs.
— Que voulez-vous dire ? J’imagine que la plupart des aventuriers feraient demi-tour si le passage leur était bloqué.
Twéji éclata de rire, bientôt suivie par ses subordonnées.
— Vous devez être un minimum renseignés, lança-t-elle. Égide magique ou non, la règle reste la même : tenter de pénétrer dans les ruines de Dargath est un crime. Nous transférons les prisonniers dans les donjons de Shonres-Varoth, où ils méditent sur leur erreur.
— Pour combien de temps ? s’inquiéta Dehol.
— Oh, personne n’a encore fini de purger sa peine, si c’est ce que tu demandais. Leur procès n’a même pas débuté pour la plupart. À ce rythme, il risque de manquer de place, nous avons déjà transféré plus de mille deux cents imprudents.
Un frisson courba l’échine de Dehol. Il était paralysé, bras suspendus. Il se tourna vers Vazelya sans obtenir le soutien escompté, puisque ses mains restaient vides de magie en dépit de ses déclarations. Avançant de quelques foulées, ses traits se détendirent même lorsqu’elle dévisagea Twéji.
— Nous ne sommes pas vos imprudents ordinaires, argua-t-elle. Un millier nous précède peut-être, un autre millier nous suivra sûrement, mais notre succès retentira à l’ombre de leur échec.
— Une approche originale, jugea la générale. Malheureusement pour vous, nous ne faisons pas d’exception.
— Savez-vous au moins qui je suis ? Vazelya Milocer, mécène respectée ici comme ailleurs ! Et j’ai une excellente raison d’entreprendre cette quête avec Dehol Doulener à mes côtés.
Plusieurs soldats furent saisis, chuchotèrent entre eux. Alors que certains commencèrent même à s’écarter, Twéji fracassa son bouclier sur le sol, fronçant les sourcils au passage.
— Personne n’est au-dessus des lois ! tonna-t-elle. Ravale ton orgueil, Vazelya. Même si tu étais une reine d’un pays lointain, mon devoir m’imposerait de t’arrêter.
— Je vois, maugréa Vazelya. Une militaire si haute gradée a donc toujours des comptes à rendre.
— Qu’insinues-tu donc ? Que je suis incapable de prendre mes propres décisions ? Tu ne connais rien de moi, Vazelya.
— Vous me laissez une âpre première impression, générale. J’ai toujours évité de me soumettre à une hiérarchie étouffante.
— Justement, je me targue d’une prestigieuse position parce que j’ai un esprit indépendant. J’ai prononcé de grands discours, j’ai élaboré d’habiles stratégies, j’ai remporté moult victoires. Tu devrais te sentir honorée d’être arrêtée par ma personne.
— Eh bien, je ne le suis pas.
— Soit. L’on verra ce que ton éloquence deviendra après un petit séjour dans notre base. Soldats, arrêtez ces intrus !
Les armures cliquetèrent à chaque pesante foulée des soldats. Tremblant, Dehol se présenta à eux sans piper mot. Impavide, Vazelya tapota les pattes de sa monture à qui elle murmura. Pherendial s’envola en un instant, et de son passage fouetta une rafale contre laquelle une paire de militaires s’effondra. Même si la mage ne bougea pas, Twéji l’agrippa d’un coup sec et noua ses poignets de cordes d’aspect métalliques. Vazelya faiblit sitôt immobilisée, comme si son flux avait été réfréné, à la stupéfaction de son compagnon.
— Toi qui es si savante, provoqua Twéji, as-tu entendu parler du kurta ? Un métal confectionné par des alchimistes humains, neutralisant la magie de quiconque en contact.
— Ma surprise est d’une autre nature, rétorqua Vazelya. J’ignorais que des ludrams s’abaisseraient à l’utiliser.
— Beaucoup rechignent à l’employer, c’est vrai. Pas moi.
Twéji se fendit d’un rire narquois que l’hostile regard de la prisonnière renforça. D’un claquement de doigts, la générale enjoignit ses subordonnés à encercler Vazelya et Dehol. Tous deux baissèrent la tête et se soumirent aux instructions.
Durant le trajet, Dehol se risquait à lorgner l’orée de la forêt, inaccessible derrière le mur de soldats. Vibrait encore la barrière érigée en harmonie entre la magie et la nature. Une vue si figée recelait indubitablement d’insondables secrets qu’il chercha à percer. Mais les gausseries des soldats, cumulé au bruit de leur équipement, perturbaient sa focalisation.
Moins d’une heure leur fut nécessaire pour atteindre une chaumière juchée sur une modeste élévation. Bâtie de pierre et de bois, le bâtiment se démarquait seulement par sa largeur, ainsi que les plantes grimpantes jaillissant des embrasures. À l’intérieur crépitait de chaleureuses flammes, desquelles les prisonniers ne purent cependant profiter. Au lieu de quoi Twéji les cornaqua jusqu’à une cellule tapie dans la pénombre. Une vétuste vitre filtrait le peu de lueur extérieure qui se faufilaient à travers les arbres.
Dehol et Vazelya ne goûtèrent qu’à une brève solitude de leur cage. Twéji vint seule à leur rencontre, un épais fauteuil couinant au rythme de ses pas. Elle s’y installa à brûle-pourpoint et plaqua ses poings contre son menton en dévisageant les captifs.
— Vous passeriez bien une nuit ou deux ici avant votre transfert ? suggéra-t-elle.
— J’ai l’impression que nous n’avons pas notre mot à dire, soupira Dehol.
— Tu n’es pas le premier à user de pitié comme soudoiement. Mais au contraire d’autres aventuriers ratés, votre aura est différente. Et si vous me racontiez votre histoire ? Nous avons tous beaucoup de temps devant nous, après tout.
Dehol tâtonna, incapable de croiser le regard de son interlocutrice. Un hochement de tête l’incita de Vazelya l’incita toutefois à se lancer.
Alors il narra tout. De ses souvenirs émergents à l’heure de son naufrage jusqu’à son errance. De sa rencontre avec Vazelya jusqu’à son arrivée au Ruldin. Un trajet ponctué de doutes, une traversée envahie de visions. Dehol s’attarda sur moult détails, décrivant les mois en heures, sans que Twéji ne relâchât son attention un instant.
Dès qu’il eut terminé, la générale se releva d’un bond, et étudia les prisonniers d’un œil nouveau.
— Tu possèdes une grande résilience, complimenta Twéji. Pour sûr, voler à dos de ghusnes doit aider, mais tu as quand même accompli un grand voyage. Déterminer à trouver des réponses, car perdre la mémoire doit être une pénible expérience.
— Alors vous allez nous libérer ?
Un rire gras s’empara de Twéji, aussi Dehol se courba en plissant les lèvres.
— Bien tenté, concéda-t-elle, mais c’est toujours non. Les lois du Ruldin sont formelles.
— L’histoire dresse un portait peu flatteur des personnes comme vous, assena Vazelya. Votre rigidité n’a d’égale que votre malveillance, générale.
— Silence, Vazelya. Maintenant que vous avez échoué, peut-être serait-il temps de te remettre en question.
— Pardon ?
Bien qu’elle eût un aperçu limité du paysage, la générale s’y pencha de tout de même. Elle inspira profondément comme ses muscles se relâchèrent.
— L’arrivée des premiers humains à Menistas remonte du temps de mes grands-parents, raconta-t-elle. Souvent, ils me rapportaient l’histoire de ces jeunes aventuriers, pour qui Menistas n’était rien d’autre qu’un terrain d’exploration. Bien sûr, les ludrams ayant émigré à Hurisdas l’ont fait aussi, mais dans une bien moindre mesure.
— Où est le mal à cela ? demanda Vazelya. Personnellement, je suis parfois touchée par l’émerveillement de ces nouveaux venus. Notre civilisation est grande, il est normal qu’ils brûlent d’en découvrir davantage.
— Ces explorateurs pensent que tout leur est dû ! Peu importe que le temple qu’ils profanent soit un lieu sacré ! Peu importe que la forteresse qu’ils saccagent possède une aura mystique ! Tout ce qui les intéresse, c’est de collecter leurs précieuses reliques, et de narrer leurs « aventures » dans des livres mal écrits. Et une brillante mage comme toi, Vazelya, ne devrait pas agir comme eux !
— Inutile de vous énerver autant, contrasta Dehol. Je comprends que vous désapprouviez ce genre de choses, mais…
— Non, tu ne comprends pas. Tu es trop naïf, trop… incomplet. Vazelya est bien contente d’avoir une personne de ton acabit pour accomplir ses propres ambitions. À cause d’elle, je n’ai d’autres choix que de t’enfermer. Je n’agis pas par gaieté de cœur, crois-moi.
— Je ne conforme pas à votre idéal ? s’emporta Vazelya. Tant pis pour vous, générale. La société ne s’améliore pas en s’enfonçant dans un immobilisme maladif.
— Elle n’a nul besoin de s’améliorer ! Elle est déjà parfaite ainsi. Jamais autant de pays n’avaient connu une période de paix aussi durable. Jamais les ludrams et humains n’ont eu une espérance de vie aussi longue et en bonne santé ! Jamais nous n’avons été aussi efficaces à endiguer la famine et les maladies !
— J’ai vu d’autres réalités au cours de mes voyages. La souffrance existe toujours et adopte une pléthore de formes. Tant qu’il me restera un souffle de vie, mon objectif consistera à l’éradiquer pour de bon. Générale Twéji, si je ne retrouve pas la liberté, des morts pèseront sur votre conscience.
— Je respecte tes pouvoirs, mais ils méritent d’être maniés par un esprit plus modeste. Votre mission, aussi importante soit-elle, n’ébranlera pas le monde. Méditez là-dessus.
Twéji s’en alla sur cette réplique, sans même emporter son fauteuil. Elle se mut si prestement que la riposte de Vazelya s’étouffa dans un râle inintelligible. Agrippant les barreaux de la cellule, la mage injuria la générale, hélas ses échos se répercutèrent sur des murs vides et rugueux.
Vidée de son énergie, Vazelya renonça sous le regard préoccupé de son protégé.
— J’ai échoué, se plaignit-elle.
— Échoué à quoi ? demanda Dehol.
— Si j’ai accepté la capture, au lieu de balayer ces fichus soldats, c’est parce que j’étais persuadée de mon éloquence. Qu’ils nous libèreraient si je choisissais les bons mots.
— Notre quête s’arrête donc ici ?
— Oh, non. Saisissons le bon moment pour nous évader. Nous sommes déjà considérés comme des criminels, de toute manière.
— Mais s’ils nous découvrent, ils nous rattraperont !
— Pas si nous nous enfonçons dans les ruines de Dargath assez vite. Tu dois être prêt, Dehol. Car rien ni personne ne peut se dresser entre nous et notre but.
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