Chapitre 27 : Vulnérables (2/2)
Au creux du vent du nord, par-delà des dalles surannées courant sur la déclivité, une épaisse forêt s’ouvrit aux voyageurs. Des arbres au tronc d’un marron intense, couronnée d’un feuillage rond, jalonnèrent à perte de vue, si bien que l’horizon se révélait imperceptible.
Et quand ils atteignirent le sommet de la falaise, la massive couche de roche séparait deux mondes. D’un côté triomphait la mer, turbulente par endroits, immensité saphir sans pareille. De l’autre dominait la frondaison, partout sereine, parfois sollicitée par le souffle régulier. Une sensation singulière enveloppa les compagnons à leur abandon du tumulte maritime. Depuis leur position, tout le trajet parcourt devenait d’autant plus ostensible, semblable à une trace striant les abysses.
Turon déposa Vazelya sur une partie du sol dépourvu d’aspérités et de racines. Pas une feuille morte ne jonchait les parages malgré l’action constante du vent. C’était une couchette verdâtre offerte à la mage, pourtant inapte à l’extirper des ténèbres. Toujours affolée, Makrine s’agenouilla auprès d’elle, parée à redéployer son flux.
— Et maintenant ? demanda-t-elle. Nous avons progressé sur la voie, mais nous ne savons toujours pas où aller.
— Vazelya s’en remettra, c’est certain ! se rassura Zekan.
— Partons sur cette option, envisagea Héliandri. Que faire en attendant ? Aussi puissante soit-elle, nous ne devons pas dépendre uniquement d’elle. Surtout après tout ce chemin.
— Sauf que nous l’avons rencontrée presque en même temps que Nasparian ! rappela Makrine. Sans elle, nous n’aurions pu…
— Ce couplet se répète inlassablement, et voilà où ça nous a menés. Vazelya est une cible parfaite pour notre ennemi. Je refuse de me réfugier derrière elle, à attendre un miracle ou mon trépas, après tous les dangers que j’ai surmontés. Vous êtes effrayés, je le comprends, mais vous devez l’affronter pour…
Des vibrations se répercutèrent le long de la voie.
L’organe vital de Héliandri manqua un bond. Essuyant un excès de transpiration, elle en sonda sa provenance, pour aussitôt se heurter à un proche rayonnement. Divers glyphes émergèrent au milieu d’un tronc, avant de vaciller en continu. Même le feuillage se mit à clignoter à un rythme pondéré, luisant d’émeraude à la cadence des marques. Une telle congruence captura l’attention des explorateurs, tant l’énergie se reflétait en chaque chose.
Héliandri effleura le glyphe le plus proche et Zekan l’imita peu après.
— Sans doute une langue ancienne, soupçonna-t-il. Mais de quand date-t-elle ? Nos repères sont perdus, à présent.
Comme le barde relâcha les bras, l’aventurière l’interpella d’un grand geste, pointant l’étendue du chemin devant eux.
— C’est un appel auquel nous devons répondre, dit-elle.
— Est-ce bien raisonnable d’y aller ? s’opposa Makrine. Alors que l’une d’entre nous est incapable d’y marcher ?
— Je suis sûre que Vazelya est entre de bonnes mains. En attendant, je ne peux pas rester immobile.
Ses palpitations ne faiblirent guère, pas même au soupir de Makrine.
— Tu es la meneuse, conclut-elle. Mais moi, je vais continuer à tout faire pour réveiller Vazelya.
— Héliandri n’est pas seule, ajouta Zekan. Makrine, j’ai besoin de savoir… Notre passage au temple n’a pas fini de me hanter.
— Allez-y donc, proposa Turon. Je resterai ici pour protéger Vazelya et Makrine. Et je jetterai un œil pour nos compagnons manquants, si vous ne les trouvez pas d’abord.
Une nouvelle salve se propagea, quoique plus faible que la précédente. De quoi exhorter Héliandri et Zekan à s’aligner sur la source. Mélude tâtonna quelques instants, mordillant ses lèvres à la vue de Vazelya, mais elle ne sut se détourner de ce signal non plus. Par gambades elle rattrapa ses compagnons, puis amorça la séparation vers l’austral inconnu.
Aussi soutenue fût l’avancée de Héliandri, Zekan s’opiniâtrait en tête du trio, et fendit la route avec taciturnité des minutes durant. Il cheminait à poings fermés, les yeux rivés vers l’étroitesse de cette ligne droite. Nulle sollicitation de Mélude ne perturba sa focalisation, laquelle admirait la densité forestière sans lassitude, prompte à y dénicher les secrets que les scintillations exposeraient.
Des grésillements, des sifflements, peut-être de simples cris. Nul ne put trancher au bruissement des racines duquel un petit animal surgit. Il ne mesurait pas plus d’une vingtaine de centimètres et était doté d’un pelage azuré. Une truffe proéminente détonnait avec la petitesse de ses yeux et oreilles pointues, tandis qu’une paire de queues touffues oscillait vivement sous ses sauts.
Héliandri s’arrêta à brûle-pourpoint, bouche grande ouverte. Zekan s’immobilisa lui aussi face à l’animal.
— Mes yeux ne m’ont pas trompé jusqu’à maintenant, fit-il. Et sauf si je suis ignorant, cette espèce n’est pas recensée.
— Quelle est cette succession d’îles ? s’interrogea l’aventurière. Certaines sont dépourvues de vie, d’autres abritaient juste de la flore… Mais il y a bien de la faune. Plus authentique et inoffensive que notre rencontre sur le navire.
Les pupilles dilatées, Mélude émit un gémissement aigu en plaquant ses mains contre ses joues. Elle posa un genou à terre et ouvrit sa paume pour y accueillir l’animal. Bien que ce dernier grimpât sur son avant-bras, il mordilla son poignet. Des larmes émergèrent alors, s’amplifièrent lorsque le rongeur détala.
— Même les animaux ne veulent pas de moi…, se lamenta-t-elle.
— Ne le prends pas contre toi ! rassura Héliandri. Nous devons être imposants à ses yeux. Mais même les plus petits êtres ont des histoires à raconter.
— Ha, je trouve une excuse pour me plaindre. Il doit y avoir plus important que l’amour !
— De mon expérience, oui. Je n’ai jamais dormi dans les bras de quelqu’un, car mon véritable amour a toujours été l’aventure. Choix personnel, bien sûr.
— La brave aventurière ne cesse jamais de surprendre ! Tu es certaine de ne pas vouloir de chansons en ton honneur ?
Héliandri ne la gratifia d’aucune réponse, s’orientant plutôt vers la forêt, si obombrée qu’elle en devenait opaque. Là où les mêmes animaux glissaient entre l’enchevêtrement de racines. Là où la présence d’autres espèces endémiques pouvait être subodorée, quand bien même elles se tapissaient hors d’atteinte des rayons solaires.
Malgré tout, Mélude et Héliandri lorgnaient cet environnement tout en avançant, tandis que Zekan se détournait peu du chemin. À force de se mouvoir à similaire hauteur, la musicienne pouvait appréhender l’expression exhibée par l’aventurière. La manière dont ses plis s’affaissaient sous le poids de ses réflexions. La façon dont ses lèvres se courbaient en évitant son regard.
Ce qui incita Mélude à secouer ses bras. Alors un coin de sourire naquit sur le visage de Héliandri.
— Wixa me manque énormément, s’épancha-t-elle. J’aimerais dire que cette compagnie compense… Je vous apprécie beaucoup, mais ce n’est pas pareil.
— Des liens solides comme le fezura ! approuva Mélude. Tout comme moi avec Zekan et Makrine, bien sûr. La vie s’enrichit par les rencontres, mais entourés d’un cercle rassurant, nous pouvons être pleinement nous-mêmes. Si malheur venait à arriver à mes partenaires de musique, j’ignore comment je réagirais.
Zekan se retourna brièvement, et observa la chanteuse d’un air morose.
— J’ai hâte de vous présenter à Wixa, dit Héliandri. Si elle est bien vivante… Je perds espoir.
— Elle est vivante ! rassura Mélude. Sa force et sa résilience ne font aucun doute, vu comment tu nous l’as décrite ! Elle aussi doit avoir de passionnantes histoires à narrer.
— Où est-elle, alors ? Il n’y a qu’une seule voie, et pas la moindre trace ! Mes appels sont vains.
Il y avait volonté de s’incliner, de ralentir la cadence. Héliandri céda face aux pleurs, qu’elle frotta pourtant avant l’intervention de Mélude.
— Quel égoïsme, murmura-t-elle. Je devrais m’inquiéter pour le pauvre gamin, qui était juste en face de la créature. Et son grand frère, qui n’a pas hésité à braquer sa hache contre elle. Et Dehol, qui était déjà perdu avec nous. Même ces voleurs… Pourvu qu’ils aient été aussi chanceux que nous.
Mélude s’apprêta à répondre, au lieu de quoi elle accéléra. Talonnant Zekan autant que possible, elle et Héliandri trottèrent le long de la route, s’empressèrent vers l’aboutissement.
Un puissant coup de vent jaillit d’entre le demi-cercle d’arbres. Il souffla sur un linceul de fleurs bariolées, fit voleter quelques-uns de leurs pétales incurvés ou subulés. Avant même qu’elles retombèrent, les explorateurs s’étaient déjà calés en leur centre.
Des échos déferlèrent sous la grandeur de la sculpture en pierre. S’y érigeait un ludram installé sur une créature ailée, identique à celle qui les avait assaillis en mer. Glabre et de gabarit ciselé, de longues mèches retombant à la moitié de son dos, le destrier était engoncé dans un plastron veiné de rainures, dont les brassards et épaulières étaient hérissés. Pas moins de quatre bras s’élevaient, enserrant respectivement une épée droite, un cimeterre courbe, une hache et un arc.
En dépit de l’envergure, Zekan put se positionner auprès de la statue, sous laquelle trônait un large socle. Il passa le long des gravures, et des frissons l’envahirent aussitôt.
— Les mêmes symboles que sur les troncs, identifia-t-il. Indéchiffrable, hélas. Mais certaines choses sont universelles.
Héliandri et Mélude s’étaient placées juste derrière lui. Elles n’avaient pas fini de détailler la sculpture que Zekan les interpella, une onde de stupeur fendant son faciès.
— Je crois reconnaître qui dirige cette créature, rapporta-t-il. Mais quelque chose ne colle pas.
— Quoi donc ? insista Mélude.
— Siraphron, dieu du ciel dans le panthéon Mowa. On le reconnaît aux quatre armes qu’il brandit, bien qu’elles changent selon les variantes locales.
— Impressionnant ! Son charisme a été gravé à merveille. Est-ce le chef des divinités du panthéon Mowa ?
— Pas vraiment. Parler d’un « chef » est une vision très monothéiste de cette croyance. Mais ce qui m’interpelle, c’est que chacune des représentations le montraient voler à dos de ghusnes. De quand date ce monument, dans ce cas ? Est-ce antérieur à la domestication des ghusnes ?
Zekan prit un peu de recul, mais resta inapte à formuler toutes ses pensées. Silencieux, pantois, il captura le moindre élément de cette confection. Bientôt Héliandri le soutint dans cette tâche, effleurant le socle à son tour. Ses poils se hérissèrent, ses yeux s’ouvrirent, et l’ombre parut envelopper tout son corps.
— Cela semble concorder, conclut-elle. Zekan, tout porte à croire qu’une ancienne civilisation a vécu sur cet archipel. Qu’elle pratiquait le Mowa avant sa supposée naissance. Pourquoi certaines îles débordent de vie et d’autres sont vierges ? Ça, nous ne le savons toujours pas.
— Je l’ai aussi supposé, confirma le barde. Mais cette créature, alors ? Aurait-elle survécu sans eux ? Pourquoi chaque réponse engendre plus de questions ?
— Nous y arriverons ! encouragea Mélude. Nous y allons une étape à la fois. Tu es préoccupé, Zekan, je le vois. Mais je te promets que les tourments s’arrêteront tôt ou tard.
Il brillait un éclat que le musicien aspirait à attraper. Providentiel, lénifiant, prompt à effacer les tourbillonnantes réflexions. Sur le visage rayonnant de Mélude, il trouverait une forme de répit, éphémère toutefois. Inévitablement, des frémissements le tarauderaient. Immanquablement, la statue écraserait la silhouette de son amie.
Échouant dans sa quête du refuge, Zekan interpella encore ses compagnons.
— Peu de place pour le hasard, songea-t-il. Nasparian est omnipotent, omniprésent. Il pourrait nous tuer d’un claquement de doigts, surtout maintenant que Vazelya a sombré dans l’inconscience, pourtant il n’en fait rien. Et si c’était voulu ? Et si ses menaces cachaient une autre signification ?
— Interprétation intéressante, concéda Héliandri. Mais je me souviens encore des pouvoirs qu’il a déployés contre nous… Pardonne-moi, j’ai du mal à y croire.
— Pensons au chemin parcouru depuis les ruines ! Jusqu’à cette ligne qui n’a rien de naturel. C’est comme si ces lieux avaient été arrangés pour nous. Des civilisations disparues depuis longtemps, oui… Mais que quelqu’un a exploré avant nous.
— Pour quelle raison ? Pour retirer l’authenticité de la découverte ? Ou bien est-ce une épreuve ?
Un frisson remonta l’échine de Mélude. Malgré ses efforts, elle échouait à prononcer quoi que ce fût, aussi se référa-t-elle à ses camarades, qui se crispèrent eux aussi face à ses évocations.
Zekan se dirigea pourtant au-delà de la sculpture. D’un doigt résolu, quoique tremblant, il désigna la voûte azurée dans toute sa vastitude.
— Siraphron est maître du ciel, dit-il, mais pas seulement. Car dans les interprétations les plus traditionnelles du Mowa, le ciel désigne tout ce qui se trouve au-dessus de nous. Au-delà de la lune, au-delà du soleil.
— L’univers tout entier ? devina Mélude.
— Oui. Un ensemble fixe, uniforme et harmonieux. Un domaine relevant du divin, que nul parmi ces terres ne pourrait atteindre. Bien sûr, l’invention de la lunette astronomique contredit cette vision des choses, en offrant une vision plus complexe de l’espace. Plus changeant, surtout.
— Dans ce cas, songea Héliandri, Siraphron a une importance considérable !
— Certains récits le rapprochent des terres. L’on raconte qu’il a interagi avec des mortels, et miroité une promesse auprès de quelques privilégiés. Celle d’être le messager. Celle de les emmener au-delà des limites de notre globe.
— Je n’ai jamais rien entendu de tel…
— Cette vision est considérée comme dépassée de nos jours. Beaucoup de pratiquants du Mowa minimisent son importance dans le panthéon pour renforcer la crédibilité de leur religion face à l’Enhéralion et au Runyavoz. Mais là, on parle d’une époque bien antérieure. Un temps où d’aucuns rêvaient de s’envoler aux côtés de Siraphron.
Vive, impromptue, l’impulsion ne manqua pourtant pas. Zekan toucha le socle une dernière fois, geste auquel succéda un retentissement pareil au tonnerre.
Tous furent éblouis et pourtant y assistèrent pleinement. Des particules bleues convergèrent en spirales, qui elles-mêmes s’assemblèrent en un cylindre. Une lumière souveraine jaillit de la statue, monta au-dessus de la cime, grimpa jusque dans les dernières limites. Ainsi s’illumina la jonction entre les terres et les cieux. Une colonne souveraine que rien n’affaiblit, une magie impérissable que tout affermit.
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