Chapitre 30 : Rivalité destructrice (1/2)
En suspension dans un espace distinct, étendue sur une matière intangible.
Même si explorer son esprit paraissait réel, Vazelya avait rapidement pris conscience de l’aspect factice de son environnement. Sûrement était-ce l’intense bleu peignant l’océan, dont l’écume scintillait telles les étoiles piquetant la voûte céleste. Derrière elle jalonnaient des aréquiers aux feuilles pourpres et ondulantes, surmontant des roches trop incurvées pour être authentiques.
Une forme de plénitude enveloppait la mécène, la paralysait dans une sensation de bien-être. Ici elle pouvait respirer. Là elle obtenait le repos que les précédentes semaines lui avaient dérobé. Dans un lieu piégé dans son immobilisme, où la coruscation jaillissait et se dissipait au rythme de ses songes. Des nuances chaudes et froides s’entrechoquaient. En résultaient des résidus de particules si lumineuses que son corps pourtant rayonnant s’en retrouvait terne.
Ni la succession de vagues, ni les lointains appels ne furent en mesure de la perturber. Vazelya flottait aux abords de l’océan, rejetée dans la sorgue imaginaire. Une partie d’elle l’enjoignait à se murer dans le vide, l’autre l’exhortait à admirer les reflets. Si sa magie se déployait en continu, aucune hauteur ne lui serait insurmontable.
— Un sommeil réparateur ou d’inextricables limbes ? Le temps ne joue pas en ta faveur, Vazelya.
Ses yeux s’ouvrirent subitement. Bien en-dessous du ciel, à son propre niveau, Nasparian cheminait avec une placidité légendaire. Marcher sur l’eau ne lui posait aucune difficulté, et de ses foulées se répercutaient des ondes défiant les vagues. Sitôt qu’elle l’aperçut, Vazelya supputa qu’un sourire avait émergé sur le faciès de son adversaire.
Alors elle se redressa, debout sur l’eau à son tour. Face à face, les mages se targuèrent d’un équilibre inébranlable.
— Ne puis-je aspirer à quelconque tranquillité ? se lamenta-t-elle. Tu m’as plongée dans un coma, et maintenant tu viens m’achever dans mon esprit ?
Nasparian ricana, ce contre quoi Vazelya généra un orbe depuis chacune de ses paumes.
— Tu n’es pas le bienvenu ici, avertit-elle sèchement.
— Y compris pour te complimenter ? rétorqua Nasparian. Même avisé de ta puissance, j’étais persuadé que mon sort te tuerait. Vazelya Milocer, de quel flux es-tu façonnée ?
— Mon passé n’appartient qu’à moi.
— Mais il ressurgira bien assez tôt, tout comme celui de tes compagnons. À ton avis, pourquoi ai-je invoqué ce krizacle, alors que j’aurais pu détruire votre navire moi-même ?
— Krizacle, tel est son nom… Une de tes réussites, je présume ? Créer la vie pour mieux répandre la mort ?
Nasparian ralentissait sans cesser de se rapprocher. À chaque pas supplémentaire, la mécène se cabrait davantage, les sphères magiques s’agrandissant sous l’accumulation de particules.
— N’aie crainte, rassura-t-il. Je sais m’infiltrer en toi, mais je ne porterai atteinte à ton enveloppe charnelle… ni à ton âme. Quelle couardise m’animerait pour assaillir une personne inconsciente ?
— Tes intentions sont délétères ! accusa Vazelya.
— Pourquoi une mage si brillante et si intelligente se vautre dans des conclusions si simplistes ?
— Je ne baisserai pas ma garde sous les louanges.
— Loin de moi l’idée d’exiger cela. Rassemble autant de flux que tu le souhaites, si cela t’aide à trouver tes aises. Tant que je peux dialoguer avec toi.
— Tout dépend du sujet.
— Un brin d’honnêteté ne te ferait pas de mal. Une marque de brûlure court sur ton abdomen, ironiquement similaire à ton protégé. Ne serait-ce pas temps de dévoiler pourquoi tu es prête à tant de sacrifices ? Inconcevable que ce soit par pure générosité, pour quelqu’un que tu ne connaissais pas il y a encore quelques mois. Quelque chose se tapit derrière ton attitude de mécène altruiste. Même moi suis incapable de percer au-delà de cette impassible carapace.
Il n’y eut plus que la lumière naturelle. Les scintillations du ciel et de la mer. Bien que la magie se dissipât, Vazelya domina Nasparian, le dépassant de près d’une tête. Des onces de détermination se renforcèrent sous ses foulées, contraignirent son adversaire à se caler.
Pour la première fois en présence de la mage, Nasparian trembla.
— Tu étais content, n’est-ce pas ? lança Vazelya. À l’époque où seuls des aventuriers trop curieux traversaient le portail ? Où tes krizacles pouvaient se repaître de leur chair fraîche ? Tes manigances devaient prendre fin un jour. Tu t’es trop réjoui de la mort d’autrui.
— Tu détournes la conversation de ta personne, s’agaça Nasparian. Ou bien te vantes-tu d’appréhender si facilement ce que j’ai mis des décennies à concevoir ?
— Rien ne m’arrêtera, Nasparian. J’ai le pouvoir de rendre le monde meilleur, et pourtant, c’est insuffisant. La souffrance persiste partout sur ce globe. La paix n’est que temporaire.
— Ainsi tu es franche, j’apprécie. Mais est-tu convaincue de ne pas te heurter à une impasse ? Tu cherches à maîtriser un pouvoir absolu. Se trouve-t-il seulement sur cet archipel ?
— Tu en incarnes l’indubitable preuve. Qui que tu sois, d’où que tu sois originaire, c’est ici que tu as développé cette magie si unique, si souveraine. Comment ?
Son interlocuteur se fendit d’un nouveau ricanement. Mais ce qui la fit grincer, ce qui causa un froncement de sourcils, fut la persistance d’un rire aux notes trop graves. Nasparian écarta les bras, d’où des vortex noirâtres se mirent à tournoyer.
— Tu es un danger plus immédiat encore que mes craintes ne le laissaient présager, affirma-t-il.
— Car je cherche à accumuler ce pouvoir ? répliqua Vazelya. Et c’est moi l’égoïste, alors que tu refuses de le partager avec quiconque ?
— Je suis un cas particulier. Toi, en revanche, à force de perfectionner ta maîtrise de la magie, tu risques d’atteindre un niveau divin. Toutes ces déesses, tous ces dieux… J’ignore s’ils existent, mais j’espère que non.
— Pourquoi ?
— Parce que s’ils sont réels, je n’aurai d’autres choix que de les tuer.
À cet instant, sur cette parole, l’esprit de Vazelya ignora comment la transporter. Devait-il répéter ces termes dans un inlassable écho ? Ou plutôt s’immobiliser, le temps de s’imprégner, de la marteler jusqu’à pérennité ?
Une unique certitude l’anima : quoi qu’elle tentât, sa magie serait impuissante. Se présenta alors l’échappatoire instantanée.
Hélas elle n’en revint guère indemne. Son âme parut subir une projection astrale, mais son corps était bel et bien étendu sur le sol, dans le semblant de confort que l’extérieur pouvait lui gratifier. Une accablante pression lancinait ses bras tandis qu’elle exsudait de chaudes gouttes. Pantelant, les yeux dilatés, Vazelya luttait contre les spasmes.
— Elle est réveillée ! s’écria Makrine.
Un flux étranger circula aussitôt autour d’elle. Bien que la mécène peinât à l’accueillir, ses muscles vibrant à son simple contact, la stabilité côtoya bientôt. Avec elle vint l’occasion de souffler, d’appréhender un lieu que la clarté n’abandonnait jamais. Depuis sa perspective, peu de constellations s’esquissaient dans le ciel, tant s’opposait la frondaison aux chiches scintillations.
Au départ, remuer ne fût-ce qu’un doigt tenait de l’exploit. Elle finit par se relever, se hisser sous le saisissement de ses compagnons. Vazelya était immergée dans la densité forestière, égarée des jours durant, mais elle les reconnut au premier coup d’œil, et se limita à acquiescer.
Mélude se précipita. L’étreignit de ses forces limitées. Des larmes dégoulinèrent sur ses joues à la cadence de ses gémissements allègres, ce qui fit grimacer la mécène.
— Invincible, que j’avais dit ! jubila-t-elle. Que vaut un sort de foudre face à la plus impressionnante mage de tout Menistas ?
— Je ne suis pas indifférente à la flatterie, admit Vazelya. Cependant, je me passerais bien de ces niais signes d’affection.
Mélude se rembrunit sans que la mage ne reconsidérât ses propos. Une moue accompagna son retrait, aussi Vazelya put jeter un coup d’œil supplémentaire sur la compagnie disloquée. Un rictus distordit sa figure outre mesure.
— Ce groupe est incomplet, constata-t-elle. Vous qui prônez la cohésion, pourquoi laissez-vous s’éterniser la division ? J’ai été inconsciente pendant au moins plusieurs jours !
Turon montra la statue s’érigeant au milieu de la clairière, depuis laquelle voletaient des particules lumineuses.
— Je suis surpris que cet éclat éblouissant ne t’ait pas réveillé, dit-il. Qu’est-ce qui a bien pu t’extraire de ton coma. Si abruptement, en prime ?
— Un éclat depuis cette sculpture ? s’étonna Vazelya. Que représente-t-elle ?
— Un dieu du panthéon Mowa, dévoila Zekan. En accordance avec nos découvertes au temple de Therzondel.
Vazelya hocha en direction du musicien avant de détailler ladite sculpture. Dans un silence presque cérémonieux, comme pantoise d’admiration, elle s’arrêta sur chacun des armes que le dieu brandissait.
— Honteusement absent du temple, critiqua-t-elle. À moins que les bâtisseurs de naguère souhaitaient accorder davantage d’espace pour Siraphron ?
— Ou peut-être qu’on ne parle pas des mêmes personnes, supposa Zekan. Voire de la même époque.
À l’écart de l’œuvre d’art, Vazelya commença à s’en approcher. Un sourire s’agrandit à la cadence de ses foulées, et néanmoins se dissipa dès que Héliandri s’interposa en la foudroyant des yeux.
— Il y a un temps pour la compassion, lâcha-t-elle. Une autre pour les réponses.
— Une aventurière ne craint-elle pas un surplus d’information ? lança Vazelya.
— Nous n’atteindrons jamais notre objectif si nous manquons d’honnêteté. Tu as débuté cette quête seule, Vazelya, mais aujourd’hui tu nous accompagnes. Je te suis reconnaissante de nous avoir défendus, mais je doute que tu agisses par pur altruisme.
— Ces paroles ont déjà été prononcées, mais pas par toi.
— Juste avant de te réveiller, tes murmures étaient clairement distincts. De quel pouvoir souhaites-tu t’emparer, Vazelya ?
Toute satisfaction se volatilisa, toute avancée fut réfrénée. Si la sculpture demeura telle une toile de fond, ce fut bien Héliandri qui occupa le centre de la vision de la mécène. Une silhouette se découpant de la nuit, comme mise en évidence parmi les miroitements alentour.
Vazelya lui réserva un hostile coup d’œil. Prompt à transpercer d’impénétrables armures, à faire tressaillir la plus inflexible loyauté. Un assaut face auquel l’aventurière ne flancha pas, même si elle dut résister.
— Cela ne te concerne pas, marmonna la mécène. Je ne me suis jamais cachée de nourrir des ambitions personnelles.
— Qu’en penserait Dehol ? riposta Héliandri. Lui qui n’a qu’éloges pour ta personne ? N’as-tu pas une réputation à préserver, Vazelya ?
— Je n’en ai cure ! Après toutes ces années à explorer Menistas, tu devrais au moins saisir la portée de notre quête. Il y a davantage dans ce monde que ton amie, sûrement morte par ailleurs !
Ainsi la rupture frappa. Contre la réplique s’érigeait Héliandri, ses phalanges blanchissant à force d’être serrés. Mais avant qu’elle ne pût riposter, Turon s’interposa entre elle et son opposante, et porta avec lui un vent de panique.
— Il suffit ! gronda-t-il. Une telle dispute ne résoudra rien. Vazelya, à quoi riment ces propos déplacés ?
En guise de réponse, la concernée se limita à un froncement de sourcils. Elle demeura de marbre face au garde du corps qui lui obstruait la vue et l’empêchait d’étudier son interlocutrice en profondeur. Toutefois Héliandri avait cessé de plisser les yeux, et ses mains s’étaient ouvertes au rythme de ses inspirations pondérées.
— J’y ai pensé, avoua-t-elle. Que Wixa n’ait pas survécu à son passage. Que derrière son attitude optimiste et courageuse, elle voulait par-dessus prendre les risques à ma place, parée à affronter toute conséquence. Quitte à ce que ce soit un aller-simple.
— Si tu as envisagé cette possibilité, songea Vazelya, pourquoi t’acharnes-tu ?
— Je me persuade que mes craintes sont infondées. Après tout, ici, nous avons tous foi en quelque chose.
— Pas moi, réfuta Turon. Je suis athée.
Héliandri roula des yeux tout en croisant les bras. Haussant la voix, apostrophant ses compagnons, l’aventurière les incita à prêter davantage leur oreille.
— Je ne parlais pas de cette foi-là, précisa-t-elle. Plutôt de nos buts personnels, concordant de près ou de loin avec l’objectif général. Nos bardes favoris ne rêvent-ils pas de triompher d’une épopée digne de leurs chansons ? Kavel ne souhaite-t-il inscrire ce pan oublié de l’histoire ? Dehol ne s’entête-t-il pas à courir après ses souvenirs ? Toi-même, Vazelya, tu affirmais vouloir l’aider.
» Toutes ces aspirations nous motivent au quotidien. Sans elles, peut-être que nous serions juste des grains de sable emportés par la tempête, aux yeux de notre adversaire invincible. Peu importe si nous cherchons l’impossible, car nous avons survécu jusqu’à maintenant, prêts à continuer.
Tout le long de son discours, Héliandri se rapprochait de la statue. Quoique le contraste soulignait de plus belle, elle se découpait inlassablement dans l’obscurité, insensible contre les assauts du vent. Jamais la mécène ne quitta le centre de sa vision.
— Voilà pourquoi l’espoir doit orienter chacune de nos décisions, décréta-t-elle. Nos amis sont perdus dans l’inconnu, mais tel un phare cette lumière peut les guider !
— Combien de temps cette flamme d’optimisme crépitera-t-elle avant de s’éteindre ? demanda Vazelya.
— Quelques jours de plus et nous serons fixés. Une séparation nous affaiblirait, et Nasparian en profiterait.
Face aux paroles de l’aventurière, fixée avec résolution juste devant la sculpture, contre-argumenter paraissait futile. Vazelya intériorisa quelques grommèlements, puis s’arma de patience pour le proche futur, sollicitant plus que jamais l’avènement de l’aube.
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