Chapitre 30 : Rivalité destructrice (2/2)
Ce fut comme un répit au milieu de leur périple. D’interminables heures dépourvues d’événements, s’étirant sous le déclinant espoir et les discussions frivoles. Le silence finit par dominer, accompagnée du retour des pensées. Discrète pour les uns, envahissante pour les autres. De lugubres perspectives se matérialisaient à l’absence de réponses, jusqu’à empêcher un sommeil réparateur, tant elles se prolongeaient dans les rêves.
À peine perceptible, pourtant concret. Chaque fois que Héliandri remarqua le tremblement du sol, elle grimpa sur les branches des arbres dont le scintillement s’intensifiait. Depuis la cime s’étalait une vue plongeante des deux îles, mais aussi abondant leur panorama se révéla, l’aventurière se riva bien au-delà. Vers la direction australe qui s’était profilé comme l’objectif initial, et resterait l’ultime. Là où les flots s’étiraient jusqu’à l’horizon.
Du moins était-ce ce qu’elle crut au début. Petit à petit, une crête parut émerger de l’eau. Un coup d’œil plus tardif, et Héliandri jurait qu’elle prenait de la hauteur, comme parée à rivaliser avec la voûte céleste.
À l’approche du zénith, absorbée dans une sempiternelle contemplation, l’interruption surgit de voix perçant depuis l’est.
— Ils ne nous ont pas abandonnés ! Au contraire, ils nous ont attendus ! N’est-ce pas merveilleux ?
Héliandri faillit glisser mais s’accrocha de justesse à une branche, bien qu’elle oscillât aussi sous son maintien. Prudemment, elle descendit de l’arbre et chuta à proximité de la statue, et aperçut ses compagnons au-delà.
Elle se tenait éloignée de prime abord. Contemplait la scène depuis une certaine distance. À chaque clignement, de nouveaux pigments enrichissaient le tableau, prodiguait une myriade de nuances. Peut-être que les larmes de Phiren, tenant la main d’Amathane, achevait de mettre du baume dans son cœur. Ou bien étaient-ce les incessants bonds de Mélude, laquelle trépignait entre ses jubilations.
— Heureux de vous revoir ! s’écria Zekan. Tu vois, Makrine ? Nous ne sommes pas restés seuls bien longtemps !
— Un peu plus et je serai morte d’inquiétude, fit son amie. Je suppose que nous devons te remercier !
— Héliandri, surtout ! C’est elle qui a eu l’idée de ne pas se disperser.
L’aventurière hocha à peine au sourire que les bardes lui décochèrent. Car en se concentrant davantage, la peinture s’assombrit, et creusa des rictus sur son faciès. Kavel cheminait bras ballants comme des cernes déparaient son visage livide. Toute vie semblait avoir déserté ses yeux. Le moindre déplacement devenait mécanique, l’impulsion inexistante.
— Où sont les autres ? s’enquit-elle. Kavel, tu ne serais pas revenu sans ton frère, n’est-ce pas ? Vous étiez inséparables, complémentaires !
Kavel inclina la tête, incapable de s’exprimer. Mais à force d’observer la cheffe de la compagnie, fût-ce de biais, il finit par laisser les mots émerger.
— Nous l’avons laissé derrière nous, murmura-t-il. C’est mieux ainsi.
— Vous l’avez abandonné ? s’écria Turon. Vous nous devez une explication. La dernière fois que nous l’avons vu, il se dressait corps et âme contre la créature !
— Oh, il l’a défait, vaillamment même ! Et ensuite, des visions nous sont apparues. Ses souvenirs inavouables.
Rapporter ce traumatisme se révéla si ardu. S’accrochant au choc de ses camarades, Kavel s’y risqua, seulement pour échouer dans des tentatives désarticulées. À Phiren et Amathane incomba donc cette âpre tâche, pour qui les mots peinèrent également à être exprimés. L’impatience fut comblée, guère l’unité, tant les collectionneurs réservèrent de sévères jugements de valeur à l’intention d’Adelris.
De leur rejet sur la plage jusqu’aux projections de leur passé, sans omettre le combat du guerrier contre le krizacle, Amathane et Phiren s’alternèrent pour détailler une séparation encore fraîche dans leur esprit. Chaque fois qu’ils mentionnaient le nom du guerrier, l’historien s’affaissait davantage, et sa cornée continuait de s’humidifier. Leur débit s’accélérait pourtant face aux hâtives questions de leurs compagnons.
Lesquels étaient encore ébranlés, pétrifiés sous la pression des événements, sombrant dans un mutisme involontaire. Même si les collectionneurs avaient monopolisé le discours, ce fut vers Kavel que la plupart s’orientèrent.
Des plis s’intensifièrent sur le visage du jeune homme. De longs sanglots brisèrent le silence. Entraînée par la moue de ses homologues, Mélude fondit au pas de course et étreignit Kavel, prête à accompagner son affliction de ses propres larmes.
— Mon pauvre, se dolenta-t-elle. Ce devait déjà être terrible de perdre tes parents. Tout comme de quitter ton pays dans la précipitation. Mais apprendre ça au milieu de notre quête… Nous sommes de tout cœur avec toi, Kavel.
— Merci pour le soutien, murmura l’historien. Hélas, ça ne m’aidera pas. Je veux savoir pourquoi tout ceci arrive. Quelles réponses vaillent la peine de souffrir autant ?
Un hoquet jaillit de la musicienne comme son visage ne cessait de rougeoyer. Son maintien s’affaiblit, aussi Kavel s’en détacha nonchalamment. Bien qu’elle tendît une main de détresse, elle n’insista pas auprès de lui. Il se perdait au milieu du groupe, progressait sans conviction, les yeux rivés vers le sol. Pas même les miroitements de son environnement ne purent capturer son intérêt.
Des impacts sur un tronc firent rater à son cœur un bond. Turon assaillait l’arbre, entrecoupant chaque coup d’un ricanement nerveux.
— Arrête ! tonna Héliandri.
— Autant me défouler ! rugit-il. Après tout, n’étais-je pas fier d’accueillir un guerrier parmi nous ? Sans avoir la moindre idée de sa véritable nature ! Guvinor m’a confié cette mission, et j’ai l’impression de l’avoir trahi par mon incompétence.
— Personne n’aurait pu deviner ! défendit Amathane. Adelris nous a tous bernés. Tout ce que nous pouvons faire, désormais, c’est aller de l’avant. Et espérer ne jamais le revoir.
Rembrunie, lèvres plissées, Héliandri occupait le centre du cercle à hauteur de Kavel. Bien vite elle comprit que l’historien et le garde nécessitaient son intervention, mais elle sollicita la totalité de ses camarades présents. Plus elle considérait la situation, pesant les propos de tout un chacun, et plus des rictus sillonnaient son faciès.
— Quelque chose m’interpelle, songea-t-elle. Sommes-nous certains que les visions révélaient toute la vérité ?
— Elles le furent pour nous, précisa Phiren. Pourquoi serait-ce différent pour Adelris ?
— Ça ne lui ressemble pourtant pas.
— Sceptique, la meneuse ? lança Amathane. Tu viens de passer des minutes entières à dévisager Kavel, qui le connaissait mieux que quiconque ! Lui-même ne nie pas les faits.
— J’essaie de comprendre ! Il s’est dressé contre la créature sur la caravelle, et l’a défait en combat singulier par après. Dans les deux cas, c’était pour nous protéger. Et là vous m’apprenez qu’il a massacré ses propres parents et menti à son petit frère ?
— Peut-être qu’il éprouvait des remords. Ou que son comportement d’honorable guerrier dissimulait celui d’un meurtrier de sang-froid.
— Je reste perplexe. Il faut que…
Sans crier gare, Vazelya s’abaissa avant d’appuyer sa main sur l’épaule de l’aventurière, qui tressailla. Un ostensible dédain fusait du regard de la mécène.
— Tu es médiocre en relations humaines, assena-t-elle. Ne chercher pas à justifier l’irréparable.
— Toujours rancunière de notre altercation ? soupira Héliandri.
— Non, je cherche juste à clore ce débat stérile. Adelris Frayam est un assassin sanguinaire, sans le moindre doute envisageable. Au lieu de te perdre en raisonnements abstrus, tu devrais soutenir son cadet fragilisé, comme ton devoir de meneuse te l’ordonne.
— Ha, la mécène ne manque jamais de sagesse.
— Grommelle si cela te chante, mes priorités ne peuvent attendre. Deux compagnons manquent encore… Où est Dehol ?
Tandis que Kavel évitait l’insistance de la mage, Phiren et Amathane se contentèrent d’un acquiescement morose.
— Introuvable, déplora Vazelya. Disparu. Abandonné. L’épouvantable ironie du sort. N’avez-vous pas au moins essayé de le chercher, plutôt que de vous précipiter sans réfléchir vers la lumière ?
— Nous avons sondé la plage de fond en comble ! justifia Phiren. Et puis… Vous savez ce qui est survenu. Pour être honnête, nous espérions que Dehol soit avec vous.
— Et pourtant c’est la deuxième fois que nous sommes séparés. N’avez-vous pas réalisé qu’il est particulièrement vulnérable ? Imbéciles !
Vazelya se détourna sans attendre la réplique. Un subtil flux spiralait autour d’elle, s’élevait à la vitesse de ses pas. Mue par une profonde inspiration, elle retroussa ses manches déjà brodées, entreprit de suivre son propre trajet. Par-delà la voile de particule s’imposèrent néanmoins quelques compagnons dubitatifs, qu’elle balaya d’un vif coup d’œil.
— J’ai respecté mon engagement, affirma-t-elle. J’ai lambiné trop longtemps à l’ombre de cette sculpture. Bien sûr que j’étais contente de partager votre compagnie, mais Dehol demeure ma priorité.
— Parlant de vulnérabilité ! interpella Zekan. Qui va nous défendre face à Nasparian, dorénavant ?
— Tu ne souffres plus de ta brûlure ? demanda Makrine. Je ne pense pas que c’est bien raisonnable de partir seule…
Un sourire hautain illumina la figure de Vazelya, de même que les éclairs fendant ses yeux.
— Dehol est égaré, avança-t-elle. Seul contre Nasparian… Et contre Adelris, dont il ne connaît pas la véritable nature. Je faillirais à mes principes si je n’accomplissais mon rôle de protectrice. Maintenant, plus que jamais. Pour lui davantage que quiconque.
— Y’a-t-il un rapport avec ce pouvoir que tu cherches tant ? assaillit Héliandri.
Vazelya ne manqua pas de toiser l’aventurière. Un bref et perçant regard. Derrière persistaient d’innombrables questions pendant qu’elle s’engageait vers cette nouvelle voie, le flux s’invisibilisant sous ses foulées.
— Devons-nous nous attendre à te revoir ? insista Héliandri.
— Continuez sans moi, ordonna Vazelya. Nos objectifs divergent pour le moment. Maintenant que je suis une cible pour Nasparian… Nous verrons ce qu’il en résulte. Il vaut mieux éviter de vous situer au milieu à ce moment-là.
Elle n’entendit plus d’interrogations, encore moins de protestations. Si elle escomptait davantage d’oppositions, Vazelya n’en fit pas mention, tant elle marcha avec prestesse. Un séjour éphémère auprès d’une compagnie, puis le vent la portait vers d’autres horizons. Sur son élan tourbillonnèrent des filaments de magie que les rafales paraissaient intensifier.
Pas un tâtonnement n’endigua son avancée. Depuis cette hauteur, le panorama s’étirait de toute sa richesse, se dévoilait tout en relief sur les îles voisines. Souvent, Vazelya était tentée d’admirer le scintillement de la végétation autour d’elle, de sonder l’origine de pareille émanation. Elle éluda cependant ces visions rassurantes. Poursuivit vers la direction du levant, où le terne des couleurs constituait de rassurantes indications. Des vallées d’apparence banale, dont elle scruta pourtant les secrets.
À mesure qu’elle descendait la colline, au rythme où elle se dirigeait vers la côte, la mécène se remémora sa conversation avec Nasparian. Seule sa mention était apte à hérisser ses poils, à propager des frissons le long de ses membres. Une silhouette constante, omnipotente, intangible. Elle en venait à réclamer ses profondes tonalités. Dès qu’elle y songeait, une harmonieuse magie s’écoulait dans ses veines, ne demandait qu’à se déployer triomphalement.
Mais au début de sa quête solitaire, il n’y eut rien. Ni une trace de son protégé, ni une manifestation du pouvoir suprême. Discrète de prime abord, cheminant par foulées feutrées, Vazelya laissa libre cours à sa magie. Son aura, semblable à un halo, rayonna de plus belle et l’enveloppa de la tête aux pieds. Son empressement compléta l’éclat grandissant. Les nuances se multipliaient.
— Les détours ne sont plus, déclara-t-elle. Les obstacles ? Je n’en ai cure ! Montre-moi le chemin, Nasparian, ou péris en t’opposant.
Vazelya espéra une réponse, et soupira en son absence.
— Trop longtemps tu as bénéficié seul du pouvoir que cet archipel abrite, dénonça-t-elle. Tu penses m’intimider ? Tu me sous-estimes.
Vazelya aperçut le littoral, vers lequel elle accéléra outre mesure, son flux lui procurant encore plus d’élan.
— Annonce tes intentions et je dévoilerai les miennes, promit-elle. Tu ne voudrais pas goûter à ma fureur, pas vrai ?
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