Chapitre 31 : La signification désirée (1/2)
— Assieds-toi, suggéra Dehol, quelque peu rembruni. Tu n’es pas encore remis de tes blessures. Si seulement j’avais des rudiments de médecine…
Adelris refusa d’abord, toutefois un élancement foudroya ses côtes et l’incita à écouter son compagnon. S’installant entre deux rochers, il appréhenda la courbure du panorama, qui avait de quoi le décourager. Il exhala un soupir et grinça des dents.
— Et perdre encore du temps ? déplora le guerrier. Nos amis nous attendent. Mon frère… Je dois le retrouver. Peut-être qu’ils se sont déplacés au-delà de la colonne de lumière.
— Internaliser la douleur ne la fera pas partir ! s’exclama Dehol. Tu ne seras pas moins guerrier si tu l’admets.
Adelris sursauta, si décontenancé que son interlocuteur s’en pinça les lèvres. Aussi ce dernier le rejoignit, acceptant volontiers un répit au milieu de leur exploration. Quelques rafales grandissaient, s’enfonçaient jusqu’au creux de la vallée. Sur ces modestes hauteurs, depuis lesquelles l’île trahissait sa vacuité, Dehol et Adelris s’apparentaient à deux âmes isolées.
Durant ce mutisme, plus long qu’escompté, le guerrier s’immergea dans ses pensées. Immobile, sa cuirasse résistant aux assauts du vent, il ignora les discrètes sollicitations de son camarade dans un premier temps.
Et s’orienta vers lui seulement quand il se sentit prêt.
— Que vais-je devenir ? questionna-t-il. Mes amis sont à Hurisdas, mon existence à Menistas doit encore être construite. Quant à mon frère, il ignore encore la vérité, parce que j’ai été trop lâche pour la révéler.
— Alors je ne suis pas le seul, compatit Dehol. Trouver du sens à notre vie… Dis-moi, Adelris. Est-ce que nous nous sommes lancés dans cette expédition pour des raisons égoïstes ?
Quoiqu’il évitât son regard, Adelris hocha du chef. Des plis supplémentaires creusèrent alors son faciès.
— Tu as dû te demander pourquoi Kavel et moi avons quitté Hurisdas, dit-il.
— Des suites d’une tragédie familiale…, se rappela Dehol. D’après ce que j’ai saisi de vos conversations.
— C’est là que l’ironie frappe. J’avais tout pour moi, en Skelurnie. Le fidèle servant de la prophétesse Zinhéra. Le digne représentant de ses idéaux. Celui qui faisait la fierté de ses parents. Pourquoi aurais-je choisi de me rendre dans un tout autre pays, où mes croyances sont au mieux remises en cause ?
— Mais tu n’es pas parti seul.
— J’ai entraîné Kavel sans lui avouer toute la vérité. Il savait que ses ambitions étaient mal considérées, mais juste avant d’abandonner la Skelurnie, ça a pris des proportions si démesurées que j’ai dû agir. Chaque jour, je me persuade que je l’ai secouru. Je ne souhaite rien de plus que de le voir rayonner. Cette quête était faite pour lui, pas pour moi.
— Tu as du mal à trouver ta voie, d’accord. Ce n’est pas une raison pour vivre dans l’ombre de ton frère.
— Pourquoi pas ? Il serait peut-être temps que le guerrier glorifié acquière plus de modestie. À Menistas, les érudits et les mages semblent diriger, et c’est peut-être mieux ainsi. La légende ne s’inscrit pas sur le soi-disant noble sacrifice sur le champ de bataille. Elle s’écrit sur la recherche de la connaissance, le désir de progrès par tous les moyens. Ai-je tort de brandir ma hache pour Kavel s’il défend une cause semblable ? Je ne crois pas.
— Et après cette quête ?
— Tout dépend de ce à quoi elle aboutit. Mon instinct me dit que son impact sera colossal. Il n’y aurait pas eu de procès contre Héliandri sinon. Mais avant toute chose, je dois retrouver Kavel et tout lui dévoiler. Avant qu’il ne soit trop tard.
Des frémissements envahirent Dehol. Lui qui avait dévisagé son interlocuteur avec perplexité était tenté de se retirer, surtout en avisant ses traits moroses. Il resta pourtant à ses côtés, et son visage s’obscurcit à son tour. Enroulant ses mains autour de ses jambes, il se riva bientôt vers l’horizon de toute son immensité, et soupira face à ses abstraits contours.
— Je ne devrais pas juger, fit-il. Tout ce temps à courir après mes souvenirs, à les laisser me définir, sans savoir si je suis paré à les affronter.
— Ton problème est différent, concéda Adelris. Plus fondamental.
— Imaginons que je capture ces ultimes fragments. Qu’est-ce qu’il se passe ensuite ? Est-ce que je reprends ma vie de marin comme si rien ne s’était passé ? Ou bien suis-je lié à jamais à ces îles et à ce qu’elles recèlent ?
— Nous arrivons aux mêmes conclusions. L’avenir est incertain.
— Trop occupés à affronter notre passé, à oublier notre futur. Bon sang, je suis encore incomplet. Je crains de toujours l’être même si je récupère l’entièreté de ma mémoire.
Dehol sentit ses doigts se courber malgré lui. Une sensation de crissement, prompte à ébranler ses tympans. L’âpre impression que ses veines s’épaississaient, que les lancinements triomphaient de lui. Nonobstant le soutien de son compagnon, il peina à tout réfréner.
— Adelris, interpella-t-il, est-ce que cette quête nous dépasse ? Quand j’entends les grands discours de Héliandri, de Kavel, et de Zekan… Et surtout de Vazelya. Ils ont mieux compris les enjeux. Comme s’ils avaient conscience de ce que le monde deviendra une fois le voile de mystère dissipé.
— Ils réalisent sûrement, accorda le guerrier, mais sont-ils prêts ?
Des dents claquèrent intensément. Des mains tressaillirent immodérément. Dehol eut beau encore être secoué, il parvint à fixer Adelris droit dans les yeux. Son corps paraissait se courber sous le poids de ses idées.
— Mon crâne me tenaille encore, se plaignit-il. Ce qui était clair autrefois paraît nébuleux aujourd’hui. Et si les réponses que l’on m’avait données manquaient de contexte ?
— La douleur n’est pas toujours pas visible, compatit Adelris. Je ne peux imaginer ce que tu as ressenti ces derniers mois.
— Ta préoccupation me touche, Adelris. Mais je m’interrogeais surtout sur ma place dans tout cela. Lorsque Nasparian s’élève dans le ciel, enveloppé par sa magie ténébreuse, qui suis-je, sinon une insignifiante silhouette, qu’il peut balayer du revers de la main ?
Adelris agrippa soudain l’avant-bras de Dehol, une onde de résolution fendant son faciès.
— Nasparian est déjà victorieux si tu penses ainsi, affirma-t-il. Tu feras la différence, Dehol. Et j’espère que moi aussi.
Opinant de nouveau, Adelris était tenté de laisser son compagnon méditer sur ses propos. Au lieu de quoi il se redressa, feignit de masquer sa douleur, et sonda la direction du levant. Il s’y dirigea alors avec résolution. Dehol le talonna d’abord avant de cheminer à plus haute cadence.
Tous deux s’abandonnèrent dans l’immensité du paysage.
Il leur était aisé de repérer là où s’était déployée la colonne de lumière. Il leur était aussi facile de contourner quelconque colline se hissant sur leur passage. Cependant, à mesure que Dehol et Adelris se rapprochaient de l’île voisine, leurs foulées étaient déviées malgré eux. Un effet discret de prime abord, qui s’amplifia d’heures en heures comme le sud se concrétisait davantage que l’ouest. La magie, jadis invisible, se matérialisa bientôt sous leur semelle. Clignotante, crépitante, diffusant une subtile teinte bleue.
Des questions fusèrent sans être formulées tant le duo était happé. Une sensation d’apaisement les enveloppa, jambes et muscles s’allégeaient ce même s’il perdait le contrôle absolu de leurs mouvements. Grisantes paraissaient les vibrations du flux tandis qu’ils engageaient une route serpentant entre des arbres nus. Peu à peu, immergés dans l’étendue de la vallée, les scintillations magiques contrastèrent. Une multiplicité de nuances promptes à leur impacter la rétine. Des vrombissements aux inflexions si étrangères. Un souffle convergeant vers les sommets dissimulés, frappant avec une force indicible.
Tout se concrétisa à proximité des profondeurs maritimes, pourtant situées bien plus bas. Par-delà une arche composée de pierre surannée qui s’effritait à échelle tangible. Enfoncée dans la roche d’une falaise, la caverne s’érigeait sous une forme incurvée, gravée d’interstices aux teintes ambrées détonnant avec le mordoré alentour. Partout régnait un flux suprême, face auquel Adelris et Dehol ne pouvaient que s’infléchir.
La magie s’évacua dans leur corps pour mieux s’assimiler dans cet environnement. Céda aussitôt la plénitude contre la lourdeur de leurs membres. Tandis qu’Adelris s’accrochait à l’arcade, recouvrant sa stabilité, Dehol prenait une once d’avance. Il tendit sa main vers la caverne, la gorge nouée, les yeux grand ouverts.
— Tout fait écho, murmura-t-il. Cette volonté nous transporte et se joue de nous. Nous avons besoin d’être guidés pour trouver notre objectif !
— Devons-nous faire ce détour ? hésita Adelris. Qu’est-ce que cette grotte peut nous offrir ?
— Tu n’es pas obligé de me suivre. Ta priorité est de rejoindre Kavel.
— Pourtant… Zinhéra me protège, mais maintenant que je suis ici, le demi-tour apparaît inenvisageable.
Sourire et acquiescements se perdaient. À chaque tentative, Dehol se courbait un peu plus. Il exsudait en s’évertuant, exacerbait son mal de crâne en s’opiniâtrant. Tout juste apte à le ralentir comme il avisa la stèle obombrée par l’arcade, au centre de laquelle deux motifs spiraux s’entrelaçaient.
Un flash le heurta. Dans son sillage se dévoila une fontaine lumineuse. Rejeté par terre, Dehol se rattrapa d’une main sur l’arcade, et de l’autre plaqua une main contre son front. Adelris se précipita vers lui mais il refusa son soutien.
— À l’intérieur, souffla-t-il. C’est ce que Vazelya cherchait. C’est ce que je cherchais. J’y tremble rien que d’y penser, mais si je ne m’y engage, les regrets me feront bien plus souffrir que la vérité.
Il n’y eut nul tâtonnement précédant son engagement. D’un pas décisif, Dehol posa le pied sur la stèle, et aussitôt apparut le cliquetis tant souhaité.
L’arcade se courba légèrement par-dessus les figures estomaquées. Bien que le grondement signalât l’ouverture de la caverne, la convergence des particules éclipsa tout autre phénomène des environs. Elles formèrent des filaments, qui ensuite s’entrecroisèrent dans les airs, et s’assemblèrent en un nouveau pilier de lumière. D’un doré éclatant, d’une épaisseur inouïe, d’une célérité incommensurable, il s’éleva jusque dans la voûte azurée.
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