Chapitre 5

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— Nous allons vous marier.

Les Chambrières était un hémicycle coupé en deux par une allée centrale et ses sièges se trouvaient si en hauteur que les personnes sommées de se présenter au Conclave se retrouvaient à prendre leurs instructions ou exprimer leurs doléances dans une sorte de fosse. Cet espace, où se trouvaient Clare et Lamia en ce moment présent, était partiellement éclairé par un feu brulant au sein d’un âtre démesuré. Lorsque l’on entrait dans cette pièce où les membres de cet ordre séculaire se trouvaient toujours répartis dans l’hémicycle sans logique apparente, l’allée donnait sur cet âtre. Tel une épée de Damoclès remise au goût du jour par un humour malsain.

Clare était justement en train de contempler le feu de cet âtre en luttant contre la pulsion soudaine de s’y jeter dedans.

— Et nous attendons de vous que vous vous y pliez en vertu de vos devoirs envers ce royaume, continuait la voix.

Elle appartenait à Ronda Sadis, la rectrice du royaume. Il s’agissait d’une petite femme boulotte et antipathique à l’attitude généralement mielleuse qui cachait bien mal le couteau qu’elle avait toujours l’intention de vous planter dans le dos. Son petit visage rond, maquillé à outrance, affichait régulièrement un détestable sourire de convenance. À la tête de la magistrature d’Irile, dispensant la justice au nom du Roi, elle prenait main avec zèle de toute affaire touchant à l’intégrité du Royaume.

— Allons, allons… Une première approche agressive n’est pas chose judicieuse, ma chère Ronda. Il s’agit tout de même de la pupille du Roi et cette décision nous peine à tous.

Le chancelier Graham Horace s’était exprimé d’une voix douce et posée. Comme s’il reprenait un enfant dans la faute. Plus haute autorité du Saint Siège, il avait été auparavant en charge de la justice. Cependant, la Guerre de la Chair avait changé cela et il avait fallu séparer cette institution de la religion. Ronda Sadis avait alors été nommée rectrice et les fonctions de l’évêque Graham Horace en avaient été réduites aux simples affaires religieuses.

Derrière son ton calme et tranquille se cachait une profonde aversion pour la rectrice qui l’avait dépossédé de ses pouvoirs. Cela n’échappait à personne et surtout pas à la concernée.

— Allons, allons, cher Evêque, minauda celle-ci. Je dispense justice et vérités. Et ces dernières, je les assène telles quelles, souvenez-vous.

Le chancelier se raidit. Son gros corps obèse se redressa imperceptiblement et son double menton trembla. Un tremblement accentué par la lueur des flammes, alors qu’il reprenait la maîtrise de ses émotions.

— Oh, évitons ces… ces fichues quer… querelles et venons-en aux f…faits ! J’ai tout un banquet à orr… ganiser et tant de cho… ses encore !

Albert Corvin était un homme de petite taille et rachitique dont le bégaiement chronique rendait le franc parler plus ou moins cocasse. Efféminé et nerveux, il était toujours en mouvement. Plus que méticuleux, voire totalement maniaque de l’ordre, il se trouvait être le grand chambellan du Roi. Il recevait hommage en son nom et faisait prêter serment lorsque celui-ci se trouvait indisposé. C’est-à-dire plus que régulièrement. Mais le chambellan Corvin organisait surtout tout évènement: fêtes, banquets, discours et autres cérémonies. Son perfectionnisme et son bon goût en faisaient le plus grand et renommé des hôtes. Cependant, ces fonctions n’avaient pas grande utilité au sein du Conclave qui réunissait des gens de pouvoir, à la tête des plus puissantes institutions d’Irile. La présence du chambellan Albert Corvin avait pour but d’informer le Roi Orikh de tout ce qui pouvait être dit en ce lieu séculaire.

— De nouvelles festivités à grands frais, marmonna Romilda Templeton à l’encontre du chambellan. Encore et toujours ! Ces loisirs onéreux n’en finiront donc jamais !

Secrétaire générale d’Irile et habile gestionnaire du royaume depuis des temps que l‘on aurait pu croire immémoriaux, Romilda Templeton était une femme sèche et acariâtre dont l’âge avancé était inconnu de tous. Qualifiée de pingre pour la plupart, incorruptible pour d’autres, elle incarnait l’équité aux yeux de tous et la confiance qu’on lui portait en matière de gestion des finances était incommensurable. Dans son esprit, tout se convertissait en chiffres, en revenus possibles ou en déficits. Son jugement était basé sur l’expérience et non sur des probabilités hasardeuses. Nul doute qu’elle voyait le banquet à venir comme une perte de temps et d’argent. De même que le professionnalisme du chambellan comme rien de plus qu’un investissement dans la débauche et à la lapidation du budget dont elle avait la charge.

Une multitude de tics nerveux parcoururent le visage tiré d’Albert Corvin.

— Si seulement vous n’étiez pas aussi coincée, vous sauriez jouir de… de mes fêtes !

La trésorière conserva un regard glacial.

— Il n’y a nulle jouissance à payer vos factures, répondit-elle sèchement.

Les échanges acides se poursuivaient et Clare restait de marbre. Son visage aurait pu être de pierre tant il était figé. Ses yeux de loup étaient toujours fixés sur le feu face à elle.

On va me marier… Elle était une princesse d’Irile et c’était ce qui était attendu d’elle. Depuis toujours. Il en était de son devoir.

— Il suffit.

Cette nouvelle voix ramena les autres au silence et Clare leva finalement les yeux vers la rangée la plus haute et éloignée de l’hémicycle sur sa gauche. Vers un personnage aussi détestable que la rectrice. Quoique, plus dangereux.

Il s’était exprimé en accentuant le plus grand nombre de syllabe possible. Sa voix était comme un crissement d’ongles sur un tableau noir. Mince et anguleux, le connétable Narcisse était un personnage flegmatique aux longs cheveux noirs huileux encadrant un visage dénué de la moindre émotion si ce n’était le mépris. Chef de la garde d’Irile, il n’avait rien d’un soldat et tout d’un politique.

De sa position, seul son profil droit était éclairé par les flammes. Comme si la partie la plus sombre de lui-même restait cachée dans les ténèbres.

— Lorain de Nabar sera votre époux, déclara-t-il sans même lui offrir un regard.

Il paraissait s’ennuyer et avait dit ça comme s’il s’agissait d’une menue tâche à expédier avant de s’attaquer aux débats plus importants. Comme s’il se devait cette simple politesse car elle restait la pupille du Roi.

Romilda Templeton poussa un bruyant soupir d’exaspération tout en coulant un regard courroucé au connétable. Visiblement, cette absence de compassion était loin d’être du goût de la trésorière.

— Un parti des Baronnies nous a paru le meilleur des choix, votre Altesse, s’engagea-t-elle en plongeant un regard honnête dans les yeux de son interlocutrice. Cet ensemble de royaumes forme aujourd’hui une véritable puissance. Bien plus importante que celle du temps du Baron Rouge car ils ont maintenant réussi à développer une réelle économie et génèrent énormément de bénéfices. Une alliance durable servirait à renflouer le trésor d’Irile… Elle jeta un regard en biais au chambellan qui laissa échapper un petit cri d‘indignation… et à garder les duchés sous contrôle.

— Cela nous permettrait aussi de garder à l’œil les activités des églises disséminées dans ce patchwork de royaumes, rajouta le chancelier avec un certain venin dans la voix.

La rectrice laissa échapper un ricanement mesquin.

— Les garder à l’œil ou les réunifier, cher Chancelier ? biaisa-t-elle en direction de Graham Horace qui s’empourpra sous le coup d’une soudaine colère due à cette attaque.

— Comment osez-vous ? éructa-t-il.

Mais la petite bonne femme ignora superbement l’homme d’église. Délaissant ses airs de grenouille de bénitier aux allures de mégère délicate, elle laissa entrevoir une expression rapace que la lueur des flammes ne manqua pas de caricaturer.

— Nous nous concentrerons d’abord sur l’établissement d’un contrôle total de leurs multiples taxes et étudierons d’un œil avisé les zones d’ombre de leurs plaques tournantes… Je n’ose imaginer l’ampleur de l’économie parallèle qui y sévit !

— Voilà qui est plus facile à dire qu’à faire, rétorqua sèchement Romilda Templeton à l’attention de la rectrice. Aller mettre son nez dans les affaires du Croissant, juste comme ça… Mais à quoi pensez-vous donc ?

Les petits yeux de fouine de Ronda Sadis se firent comme deux fentes alors qu’elle s’apprêtait à répliquer…

— Vous ne m’avez pas encore révélé le nom du parti que vous m’avez choisi que vous débattez déjà de la politique à tenir une fois le mariage consommé, lâcha Clare d’une voix calme mais coupante qui ramena automatiquement le silence dans le Conclave.

Le silence se fit et un certain malaise prit place mais la pupille n’en n’avait cure. Ces gens ne voyaient que leurs propres intérêts. Intérêts que certains, parmi eux, camouflaient bien mal derrière de prétendues valeurs propres à l’intégrité du Royaume des royaumes qu’était Irile.

— Dame Clare, souffla Graham Horace sur un ton apaisant. Vous n’ignorez point que l’Équilibre, dans les duchés, est fragile. Voilà de nombreuses années que nous travaillons à ce qu’il perdure. À ce que la paix perdure… Vous, plus que nul autre, devez comprendre à quel point la Pérennité Maritale est importante.

Clare sourit froidement tout en dévisageant le chancelier. La Pérennité Maritale était devenue l’un des fondements même d’Irile. Elle avait été instituée par le Roi Orikh, lui-même, dans son obsession du rassemblement et avait consisté à établir des liens durables entre les duchés par l’entremise de mariages.

Cependant cette paix hypocrite cachait un plus grand dessein. Car chaque mariage devait avoir l’assentiment de la Cité d’Irile et par le plus grand des hasards, chaque nouvelle union ne donnait jamais la puissance nécessaire à un duché pour prendre le pas sur les autres. Et encore moins sur la Cité d’Irile… Bien que souvent contestée, on ne pouvait que constater les bienfaits de la Pérennité Maritale. Les épées et les lances avaient laissé place aux négociations quant à la conquête d’un duché par l’entremise de fiançailles. Un nouveau genre de guerre où des batailles d’une toute autre nature faisaient rage.

Mis à mal par son regard braqué sur lui, Graham Horace s’éclaircit la gorge avant de placer d’une voix incertaine.

— Après cette série d’assassinats dans les Duché et ces missives de Na…

— Il suffit, répéta le connétable sur un ton dangereux.

Le chancelier eut un hoquet mais se garda bien d’ouvrir de nouveau la bouche. Roy Narcisse, lui, consentit enfin à poser les yeux sur Clare.

— La pupille du Roi n’a guère besoin de connaître les problèmes du royaume ou des royaumes voisins, commença-t-il avant de déclarer à l’attention de Clare. Vous rencontrerez Lorain ce soir, au banquet en votre honneur. Vous vous assurerez de tenir votre rôle de pupille envers tous les prétendants potentiels…

— Cessez donc de lui parler sur ce ton ! s’écria Romilda Templeton. Ce n’est pas une chèvre que l’on vend au marché ! Puis d’une voix plus douce en s’adressant à Clare. Je suis navrée, mon enfant, mais il est impératif que nous sauvegardions les apparences. Bon nombre de partis des duchés et de Nérith seront présents et espèrent trouver grâce à vos yeux. Nous devons entretenir l’illusion le plus longtemps possible et dissimuler toute entremise de la part du Conclave. Si cela se savait, les duchés crieraient au scandale et toutes nos précautions en deviendraient inutiles… Lorain de Nabar sera également présent et votre rapprochement devra se faire le plus naturellement possible. Vous êtes la pupille du Roi et cette désignation a toujours visé à ce que le monde extérieur reste persuadé que le Roi Orikh vous passe tous vos caprices. Tous doivent continuer à croire que vous menez la danse et que vous restez la seule et unique décisionnaire dans cette affaire.

Les duchés entourant la Cité avait toujours été difficiles à garder sous contrôle. Chacun désirant prendre le pas sur l’autre et sur la Cité elle-même. Allant jusqu’à se rebeller bien des années auparavant. La Pérennité Maritale instituée par le Roi Orikh avait changé cela. Le but étant d’unir l’ensemble d’Irile. Il avait même placé sa pupille, qu’il considérait comme sa propre enfant, en porte drapeau de cette mascarade d’équité dans les pouvoirs. Autour d’elle, il avait bâti un conte pour enfant comme quoi elle serait libre de choisir son époux. Sans aucune distinction de rang…

— Bien.

Clare marqua une pause tout en faisant mine de quitter les lieux. Sa propre voix ne lui semblait pas venir de sa gorge. En, elle, une colère sourde brûlait. Pis encore que Ronda Sadis, celui qu’elle abominait parmi tous restait Roy Narcisse. Lui, cet ennui qu’il affichait ou encore ce mépris tout en décidant de son avenir à elle.

— Je m’en vais de ce pas me préparer, ajouta-t-elle en tâchant de rester concentrée.

Lamia ouvrait déjà la porte, les yeux baissés en direction du sol et Clare était persuadée qu’il ne s’agissait pas de son habituelle imitation de la parfaite attitude servile. Sans un mot, elle attendit patiemment que Clare passe la première. Chose encore inhabituelle mais pour elle, le danger n’était pas à l’extérieur de cette pièce. La porte se referma seule, laissant aux ténèbres les cinq silhouettes sombres constituant le Conclave.


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