Chapitre 12
Le Corisé est bondé de monde. Tout autour d’elle, des personnalités de tous horizons évoluent dans un tableau flou et difficilement descriptible. Elle ne peut distinguer les visages. Ils portent tous des masques. Certains plus grands et plus excentriques que d’autres. Ils sont parfois horribles, parfois beaux et élégants… tristes par moments.
Un regard aux alentours lui apprend qu’elle n’est pas accompagnée. Lamia a disparu. Le général Nérine n’est pas présent, lui non plus. Personne ne fait attention à elle. Une femme corpulente lui passe à côté sans même lui accorder un regard. Un jeune homme qui lui semble familier fait de même.
Elle est en train de vivre un évènement déjà vécu, elle le sait. Cependant, il est bien différent. Le fait de ne pas avoir sa dame de parage dans son dos lui fait se sentir étonnamment vulnérable. Cette sensation passe pourtant très vite. Ici, personne ne lui prête attention, alors qu’elle s’avance dans cette foule qu’elle devine diverse et variée. Les visages sont informes. C’est comme s’ils évoluaient tous dans un monde différent du sien. Pour l’instant, elle est une simple spectatrice dont ils ne sentent même pas la présence. Un esprit éthéré qui peut s’avancer parmi eux et qui, sans pour autant capter jusqu’à même les bribes de leurs conversations, en ressent la fausseté…, la malice. Oui, ils ourdissent, félicitent dans l’intention de noyer, se voient confier quelques secrets qu’ils garderont jalousement dans l’espoir de s’en servir un jour ou l’autre. Ils complotent et rêvent à d’insidieux desseins.
Elle perçoit tout cela dans une moindre mesure et n’aurait peut-être pas pu le remarquer si cet entourage ne lui insufflait pas ce sentiment de répulsion. Cette répulsion qu’elle-même refoule dans un coin des plus inaccessibles de son esprit et de son cœur. Ici, elle n’en n’est pas capable et son ressenti lui indique le degré de malfaisance qui règne autour d’elle.
La plateforme centrale est incroyablement étendue. Loin, loin aux alentours, se dessinent les vallons que le chambellan a dû s’escrimer à faire installer dans son habituelle folie des grandeurs.
Il lui vient un mouvement de recul alors qu’elle se retourne et lève les yeux. Le balcon royal, lui, est bien plus proche qu’il ne le devrait. S’avançant bien au-delà de la limite de la piste et à seulement quelques pieds au-dessus des plus grands invités. Orikh Vaughn, les mains appuyées sur la balustrade, la surplombe de toute sa hauteur. Il se tient droit et ne penche pas la tête, cependant son regard est fixé sur elle sans rechercher le sien. Il est le seul ici à la voir. Il la voit dans son ensemble mais sans vraiment la regarder, elle qui ne comprend pas comment elle perçoit une chose pareille. Autour du Roi, la Cour a l’air comme figée, terne, à l’image des invités. Ils évoluent moins rapidement. Comme si leurs mouvements étaient ralentis. Le Roi est, lui, bien en couleur et bien visible.
Soudain un détail lui saute aux yeux. Il est sobre ! Aucune marque d’ivresse n’est à relever sur son visage d’ébène. Son regard noir est plus lucide que jamais…, calculateur aussi… et dénué de sa douceur habituelle. Cela l’attriste plus qu’elle ne l’aurait pensé. Elle a l’habitude de ce regard tendre et aimant bien qu’elle ait tendance à l’attribuer à la grande consommation d’alcool de ce personnage.
Soudain, elle se raidit. Quelque chose a changé dans le Corisé. C’est imperceptible. Elle s’aperçoit que plus personne ne bouge autour d’elle, tous figés sans même donner l’impression de respirer. Son cœur bat plus vite alors qu’elle cherche de nouveau le regard d’Orikh mais le Roi ne l’observe plus. Il respire, contrairement aux invités, mais n’esquisse pas l’ombre d’un geste. Son regard est dur et interrogatif. Il fixe quelque chose dans le dos de sa pupille qui se rend compte que tout le monde est en fait braqué dans la même direction. Frau Rattigan est à ses côtés ainsi que plusieurs autres silhouettes dont elle ne peut distinguer les visages. Le souffle court, elle se retourne alors que les invités se sont rangés. Laissant une allée de marbre vide qu’ils bordent de chaque côté. Elle ne les a pas vus faire et il en est de même derrière elle. Même si elle doute qu’il daigne lui répondre, elle s’apprête tout de même à demander au Roi ce qu’il se passe quand un personnage émerge en face, à l’autre bout de la plateforme et se dirige nonchalamment dans sa direction.
Son souffle se fait plus court, bien que cela soit difficilement envisageable. L’homme, elle le sait sans savoir pourquoi, s’avance d’une démarche assurée. Par moment, il s’arrête pour dévisager un invité puis reprend son avancée sans ne plus y faire attention. Elle devine qu’il sourit car elle ne le discerne pas non plus.
Comment le devine-t-elle ? Cette aura… Son premier réflexe est de reculer mais elle se rend compte que cela lui est impossible. Cet homme génère quelque chose qu’elle n’a jamais vu. Son existence même lui paraît incroyable, tant qu’elle ne saurait le décrire ! Il ne s’arrête plus devant les invités et rien ne semble désormais ralentir sa progression. Il la regarde. Un regard si différent de celui du Roi. Cet inconnu l’observe et la voit réellement. Il ne la quitte plus des yeux, d’ailleurs. Des yeux gris à l’éclat si particulier, si surnaturel.
Elle fait un pas… vers lui. Cela lui est possible. Encore fallait-il qu’elle en ait le courage. Puis un autre. Alors qu’ils se font face, à un souffle l’un de l’autre, le temps s’est comme arrêté pour eux. Autour, le monde est silencieux, immobile, dans l’attente. L’inconnu sourit. Elle ne le voit pas mais perçoit que ce sourire est magnifique car ce qu’elle ressent à son esquisse n’est pas quantifiable. Elle est certaine de sourire à son tour… La seconde d’après, elle se trouve dans ses bras et, avant qu’elle ait eu le temps de protester, évolue avec lui dans un ballet étourdissant.
Il mène la danse tandis que leurs corps s’épousent de la plus parfaite des manières. Se mouvant l’un contre l’autre dans une alchimie qui paraît si naturelle. Plongés dans les yeux de l’un de l’autre, ils se sondent et se décrivent rien que par le regard. Nul besoin de mot alors que… Quelque chose la force à s’arracher à la contemplation de l’inconnu. Autour d’elle, le contexte a de nouveau changé et elle réprime un cri. Les masques se fendillent, se brisent, se décomposent, révélant des visages aux expressions grotesques, sublimées ou non, caricaturées pour tous.
Elle comprend vite de quoi il s’agit et cela la terrifie. Derrière ces masques apparaissent de vrais visages, des âmes mises à nue, corrompues et malsaines. Les yeux gris de l’inconnu sont toujours fixés sur elle alors que leur ballet prend en densité et en vitesse. Un bourdonnement se fait entendre et enfle, enfle jusqu’à devenir… Autour, les visages difformes hurlent, rient et prient. Certains se prennent la gorge à deux mains alors que leurs corps s’affaissent pour choir sur le sol. D’autres se jettent sur leurs voisins pour les frapper sauvagement. Près d’elle, la grosse femme s’écroule et tend vers elle une main suppliante pour qu’elle lui vienne en aide.
Paniquée, elle cherche Orikh mais celui-ci ne fait pas attention à elle. À genoux, les coudes sur la balustrade, qui a rétrécit on ne sait comment, les mains jointes, il prie. Son visage affiche un air implorant comme s’il s’excusait de quelques terribles fautes commises.
L’inconnu prend son menton entre le pouce et l’index pour l’arracher à ce spectacle. La plénitude de son regard gris enveloppe de nouveau ses yeux de loup. Un regard plein de promesses non formulées, de possibilités nouvelles… Une fenêtre sur un monde auquel elle aspire plus que tout. La jeune femme blonde s’abandonne à son étreinte et le ballet se poursuit alors qu’autour d’eux, les corps s’effondrent et se brisent.
Annotations
Versions