Chapitre 13
Un billet lui était parvenu. De la part de Lorain de Nabar, à l’intérieur, il l’informait de son départ pour les Baronnies et de ses salutations distinguées. Dans son message, nulle allusion à leurs fiançailles prochaines, ni remarques s’approchant d’un semblant de cour. Un bouquet l’accompagnait. Le papier lui-même était parfumé… Discret, attentionné et désireux de ne pas trop en faire. La personnalité de Lorain avait l’air de calquer avec la première impression qu’elle s’était faite de lui lors du banquet.
Elle chassa le baronnet de son esprit et se concentra sur l’imposant édifice qui présentait une façade aux contreforts crénelés, aux tourelles acérées et aux vitraux luminescents. En l’absence de ce dernier détail, on aurait aisément pu se faire de fausses idées sur la nature de ce gigantesque bâtiment. En effet, la cathédrale du Saint Siège aurait très bien pu passer pour une citadelle fortifiée plutôt que pour un havre de prière. Avec sa façade, haute d’une centaine de mètres pour approximativement soixante de large, qui ne pouvait que laisser deviner le gigantisme des lieux.
Les lourds battants de bois entrouverts laissaient apercevoir une multitude de bancs parcourant la nef principale. À mesure que la pupille approchait, elle pouvait, au loin, apercevoir le chœur. Du fait de l’incroyable résonnance des lieux, leur parvenaient déjà des voix d’enfants en pleine répétition.
Toutes deux se signèrent le front tout en marchant, bientôt suivies d’une foule étirée en un mince fil compact large de trois à quatre personnes, tout au plus. Outre la nef principale, la cathédrale du Saint Siège en contenait deux supplémentaires bordant la première et aux dimensions identiques. Elles se trouvaient séparées par de larges piliers soutenant les deux triforiums encadrant la nef centrale et où se situaient les loges privées réservées aux personnes de grande importance… Telles que Clare et Lamia qui s’y dirigèrent alors que la foule prenait la direction des « nefs auxiliaires ».
Elles arrivèrent à hauteur du deuxième pilier, habillé d’un escalier en colimaçon qu’elles empruntèrent pour rejoindre les loges privées. Elles pénétrèrent par la suite dans un corridor richement décoré. Au premier abord seulement, car une expertise plus approfondie aurait sans mal révélé l’usure des teintures, la décoloration des peintures et la décrépitude du sol marbré. Le long du flanc gauche de ce couloir s’alignaient les loges par lesquelles on accédait par de petites portes en merisier aux gravures subtiles. Différentes pour chacune des loges, on pouvait aisément penser que l’auteur avait œuvré selon un bon vouloir aléatoire.
La sixième porte fut celle qu’elles ouvrirent pour pénétrer dans une loge de modestes dimensions. L’ouverture béante donnant sur la nef principale et sur le chœur se trouvait précédée de deux fauteuils rembourrés d’aspect confortables. Des tissus aux penderies, ici, le rouge prédominait. Un rouge doux qui donnait à la pièce une atmosphère propre aux confidences et aux secrets…
Clare s’installa sur l’un des sièges alors que Lamia dédaignait le second. Préférant se poster derrière sa maîtresse, elle la protégeait de son ombre rendue mouvante et inquiétante à la lueur des quelques chandelles disséminées. Bien que l’on soit en pleine journée, cette partie de la cathédrale se trouvait toujours plongée dans une semi-obscurité. Sans échanger le moindre mot, elles attendirent dans un silence pesant. En bas, la répétition prenait fin et le chef d’orchestre, l’un des frères du Saint Siège, annonça le premier chant. Il parlait si doucement que le titre ne parvint pas aux oreilles de nos deux spectatrices. Cependant, Clare perçut qu’il était en ancien langage. Une langue dont, à sa grande honte, elle n’avait que quelques maigres rudiments.
L’ouverture de leur loge étant inclinée, les deux femmes avaient vue sur le petit homme qui, armé d’une baguette, levait présentement les bras bien haut devant une trentaine de petits visages poupons en proie à une tension perceptible. Alors que le bras armé s’abaissait, la cathédrale fut soudainement remplie de voix s’accordant mélodieusement. Partout l’air parut se charger de vibratos et de tenus, se mêlant et se chevauchant. Les enfants de la chorale du Saint Siège semblaient évoluer dans un autre monde. Un monde plein de choses belles et inaccessibles.
Clare tenta d’apercevoir le petit Julian mais il était difficile de différencier les enfants à cette distance...
— Saviez-vous que ce chant relate la création des Anges et des Démons ?
Lamia sursauta. Absorbée par les choristes, elle venait d’être prise au dépourvu par cette voix sortie de nulle part. Clare, quant à elle, s’attendait à une manœuvre de ce genre et réagit de façon bien plus naturelle.
— Absolument pas, répondit-elle sincèrement.
— Voilà qui est bien dommage, sembla regretter la voix. Son contenu est bien simple et échappe pourtant à une totale compréhension. Les Architectes, dans leur grandeur, ont créé Anges et Démons à leur image, les rendant gardiens de nos âmes.
Leur interlocuteur se trouvait dans une loge jouxtant la leur et n’avait nul besoin d’élever sa voix rythmée et androgyne pour se faire entendre. De même pour Clare. Bien évidemment, elle pouvait être certaine que nulle autre loge de ce triforium ne se trouvait occupée. La Main du Roi savait prendre ses précautions en plus de rester des plus anonymes. D’ailleurs, personne ne pouvait se vanter d’avoir ne serait-ce qu’un indice concret sur son identité. Cet homme ou femme était un véritable fantôme. Impalpable, inaccessible et impossible à démasquer… Et ce, malgré tous les efforts de Lamia dans ce but.
— Cela me semble bien simple, en effet, acquiesça la pupille. Je ne suis pas certaine de voir ce qui échappe à ma compréhension, cependant.
Un rire de gorge lui parvint.
— Mais le sens de la phrase elle-même, ma chère. Dans ce chant, les Anges et les Démons ont été créés à l’image des Architectes sans disposer pour autant de leurs pouvoirs tout puissants. Quelle image peut donc les rendre gardiens de nos âmes ? Voilà qui est au-delà de notre compréhension. Bien que beaucoup d’hommes parmi les plus pieux vous assureront s’y élever en vous donnant une explication des plus argumentées. Par un autre chant peut-être… Des chants comme il y en avait dans toutes les diverses églises avant que ne s’élève celle-ci.
Clare hocha de la tête aux propos de son interlocuteur.
— Il fut un temps, il aurait été risqué de tenir de telles paroles, dit-elle prudemment.
Un soupir lui parvint par-delà la légère cloison.
— Les temps changent, ma chère. Les croyances évoluent ou régressent. Enfin, elles s’adaptent généralement à leur temps.
— Les Anges et les Démons n’existent pas, répliqua-t-elle.
Autre rire.
— Voilà encore une question que l’on peut se poser et à laquelle il serait difficile de répondre. Il fut un temps, ce genre de propos vous aurait également porté préjudice mais je m’égare et j’en oublie mes manières. Félicitations pour vos fiançailles à venir.
À son instar, la pupille sentit sa dame de parage se crisper dans son dos. Toutes deux n’auraient pas dû être surprises que la Main soit déjà au courant des manigances du Conclave. Après tout, elle pouvait très bien se trouver être l’un d’entre eux.
— Je vous remercie, articula-t-elle difficilement. Je dois avouer que cette annonce m’a quelque peu prise de court.
Nouveau soupir.
— J’aimerais vous dire qu’après ces multiples assassinats secouant les duchés, le Conclave y aurait vu une aubaine quant à enfin se rapprocher de nos ennemis d’antan. Ou encore qu’il s’agisse là d’une manœuvre punitive envers deux tourmenteurs chassant sur le territoire d’un troisième tout en bâclant la mission qu’il leur a été confié. Je parle bien de faire cesser les aventures de la jeune duchesse des Bourges et sauvegarder son mariage avec le duc des Pins.
Bien que la Main n’ait pas élevé la voix, le souffle manqua à Clare à l’écoute de ces paroles et elle sentit Lamia se raidir dans son dos.
— Ce n’est pas la première fois que nous avons à intervenir dans les affaires de la duchesse, riposta-t-elle tout de même. Ses amants pullulent et le duc des Pins ne se contente que de faire les gros yeux. Le problème vient de Jill des Bourges, elle-m…
— Ce brave duc des Pins doit rester un homme comblé malgré son grand âge et son impuissance à satisfaire sa dame, coupa son interlocuteur d’un ton toujours aussi calme. Ne mettez donc pas tout le poids de la faute sur cette délicate enfant qu’est Jill des Bourges. Dans une union, on n’est jamais vraiment bourreau ou victime mais toujours un peu des deux.
Il marqua une pause durant laquelle les deux femmes se gardèrent bien d’intervenir avant d’ajouter d’un ton sans appel.
—Mais plus important encore est que lorsque je donne un ordre, ce dernier doit être exécuté. Car dans le cas contraire, notre bien aimé Ogre n’aura plus pour consigne de faire preuve de retenue si par mégarde vous veniez le déranger en plein repas.
Clare se mordit la lèvre jusqu’au sang et elle sentit l’aura meurtrière de Lamia envahir l’espace ambiant. L’idée même que la Main ait prévu leur initiative n’était guère étonnante. Après tout, il s’agissait de l’ombre d’Irile, plus entité que simple mortel tant elle était omnisciente et dangereuse. Cependant, que l’Ogre se soit retenu durant leur combat lui laissait un goût aigre dans le fond de la gorge.
— Mes excuses si je vous ai offensée, très chère. Vous n’êtes pas sans ignorer que l’équilibre, dans les duchés, est fragile. Il l’a toujours été. Sauvegarder des ménages, en briser parfois, forger des alliances entre duchés pour en détruire d’autres et tout ceci dans la plus grande discrétion. Une tâche peu aisée à laquelle les doigts de la Main ont été réduits… Pour préserver la souveraineté de la Cité, du Conclave et du Roi Orikh, la Pérennité Maritale doit être sauvegardée et je crains que toutes deux ne voyiez cela que comme une tâche ingrate bonne pour les tourmenteurs de bas étages.
Nulle réponse ne parvint alors que les deux tourmenteurs conservaient un regard fixe et impassible en direction du chœur. Il y avait beaucoup de vrai dans les dires de la Main et elles s’étaient toutes deux attendues à ce genre de réprimande.
— Je…, commença Clare.
— Je sais déjà que vous comptez porter le blâme, mon enfant, coupa la Main sans ménagement. Je sais aussi que notre douce Lamia aime à vous suivre tant vos idées périlleuses l’inspirent pour ses créations. Comme je l’ai déclaré, l’une de ces deux options aurait été préférable. Cependant, la raison de ce mariage arrangé, est tout autre et autrement plus grave. Suffisamment pour que je vous passe ce nouvel écart.
Depuis le chœur, une nouvelle chanson au rythme saccadé s’éleva. Rajoutant à l’instant des tons plus dramatiques encore et les deux femmes échangèrent un regard où se lisait autant d’appréhension que d’incompréhension. Il y avait quelque chose dans le ton de la Main qui indiquait que la situation était en effet particulièrement grave.
— De quoi s’agit-il ? demanda Clare après l’assentiment de la plantureuse brune.
— Des missives étranges se trouvent être envoyées aux quatre coins des Contrées, révéla la Main. Elles sont écrites par François de Nabar, votre futur beau-père, et alarment sur le massacre d’une caravane ainsi que le fantôme d’une guerre qui hantent encore les consciences. Elle marqua une pause avant de reprendre. Cependant, entre les dires de notre baron et la réalité, il peut se trouver de nombreux fossés emplis de sombres vérités et c’est ce que vous irez vérifier.
— Nous partons pour les… Baronnies, souffla Lamia.
— Demain même, lui fut-il répondu. Je veux cette situation éclaircie dans les plus brefs délais. Je veux aussi que vous vous rappeliez que Nabar reste notre allié, de la même manière que les duchés entourant la cité. Est-ce bien clair ?
Les deux femmes acquiescèrent de concert. Elles avaient tout de suite compris de quel fantôme il était question.
— Le Roi a émis quelques réserves quant à votre séjour dans les Baronnies avec la possibilité d’une telle crise en arrière-plan, continua la Main sans prendre la peine de clarifier. Evidemment, avec cette même possibilité de crise, il a dû convenir de la nécessité de celui-ci. Plus vite auront lieu vos fiançailles, plus tôt sera établie une alliance durable entre Irile et les Baronnies. Un bloc qui pourra contrer toute menace venue de l’extérieur… Le volume de la voix baissa en intensité alors que celle-ci poursuivait sur un ton presque fantomatique. Iliréa et ses chevaliers se sont interposés par le passé, cependant il n’est pas certain que cela se répète dans le cas où les dires du baron seraient véridiques. Le Don qu’a reçu le Royaume Vert de la part des Rolfs est on ne peut plus particulier.
La voix de la Main n’était maintenant plus qu’un filet à peine audible et c’est dans un chuchotement qu’elle conclut :
— Nul ne pourrait prévoir où irait la loyauté des Royaumes Francs…
Sans que la porte ne s’ouvre ni qu’elle ne se referme, il se volatilisa tout simplement car Clare et Lamia étaient certaines que le mystérieux personnage ne se trouvait plus dans l’autre pièce.
Malgré elle, la pupille acquiesça sombrement à ce que sous-entendaient ces terribles propos. L’ensemble des Contrées savait que la fin de la Guerre de la Chair avait été marquée par l’adoption d’un enfant Rolf par le royaume d’Iliréa. L’offrande de ces guerriers sanguinaires au seul peuple qu’ils respectaient parmi tous les autres. Inutile de dire que les Contrées Marchandes avaient toujours vu cela comme la plus profonde et durable des alliances.
Lamia lui pressa soudainement l’épaule. La chanson au rythme saccadé avait laissé place à une autre, aux intonations plus tristes mais tout aussi envoutantes. Elle grimaça lorsque les ongles de son amie s’enfoncèrent dans ses chairs mais la douleur s’envola subitement alors qu’elle posait les yeux en contrebas. Vers un renfoncement, à l’extrême gauche et à l’arrière du chœur, où se tenait la silhouette terrifiante de Frau Rattigan.
Le souffle manqua à Clare lorsqu’elle aperçut l’enfant à ses côtés et dont les éternelles bottes rouges dépassaient de la robe de choriste. La gorge sèche, elle nia de la tête dans une supplique silencieuse en direction du toumenteur mais sa seule réponse fut le sourire de celui-ci, étonnamment visible dans cette obscurité. Tel un spectre difforme, et après ce qui leur parut une éternité, il se détourna et sa tête de lion disparut dans les ténèbres. Le petit Julian, lui, sanglotait doucement et resserraient ses bras autour de sa petite poitrine qui se soulevait avec brusquerie. Une flaque ne tarda pas à se dessiner sous ses bottes souillées avant qu’il ne tombe à genoux tout en tremblant de terreur.
En dépit de ce spectacle, Clare inspira enfin tant son soulagement était palpable. Un soulagement qui fut vite remplacée par une haine dévastatrice.
— Un jour…, feula Lamia avec une rage froide. Un jour, je ferai subir à ce monstre plus d’horreur que ce monde en a… connues.
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