Chapitre 20
— Et le veston ne comportait même pas de bouton de manchette ! Mais vous imaginez ?!
Gravis ponctua sa tirade d’un grand éclat de rire avant de vider son gobelet à grands traits.
— Pas de bouton de manchette ! s’empressa de s’étouffer de rire Ezéquiel.
Celui-ci accompagna son hilarité d’une grande claque dans le dos d’un Cormack dont le regard se faisait de plus en plus halluciné. Un regard similaire à celui d’une victime en état de choc consécutif à un accident grave, une perte familiale ou un viol.
La « suite dortoir » du petit majordome n’était pas aussi misérable que ce à quoi s’était attendu le Rolf. Il possédait tout de même un lit avec une table de chevet. Table de chevet commune car il partageait sa chambre avec un mécanicien du transporteur. Gravis Petitpieds leur avait expliqué que ce colocataire était, pour le moment, en « mission » quelque part sur l’immense navire. Et ce, pour tout l’après-midi. Heureux, il leur avait assuré que personne ne viendrait les déranger.
Tout en disant cela, il avait sorti trois verres en bois de basse facture. Le petit homme avait même tenté de vernir le revêtement sans pour autant obtenir le résultat escompté. Cela donnait au vin un goût quelque peu résineux. Cependant, il fallait bien l’avouer, Cormack n’avait jamais été amateur de vins ou même d’un autre alcool.
Et dire que la matinée avait si bien commencé ! Le valeureux Rolf se voyait déjà en train de prouver cette qualité propre à ses origines. Que n’aurait-il pas donné pour l’apparition soudaine d’un gang organisé de malfaiteurs déguisés en marchands ! Pour que les chevaliers, submergés par la tâche, en soient réduits à quérir son aide. Pour voir les yeux brillants de reconnaissance d’un Maître Cène ébloui par tant de courage ! Et pour ceux d’un jeune prince gâté, d’abord écarquillés d’une surprise non feinte puis brûlant d’une jalousie maladive !
Soupirant discrètement, il commença à observer le mobilier autour de lui. L’un des tiroirs de la table de chevet débordait de paperasse. Après une œillade furtive au prince et à son nouvel ami, toujours accaparés par leurs sujets, il s’en empara discrètement. La pièce n’étant pas bien grande, il n’eut qu’à tendre le bras.
— … douche froide, exactement ! Vous n’auriez pas pu trouver meilleure image, maître Gravis !
— Je ne vous avais pas menti, seigneur Ezéquiel. Et c’est loin, bien loin d’être le pire concernant le majordome en chef Rodney…
— Ah, je m’en doutais ! Nouveau rire. Mais je vous laisse éclairer ma lanterne, maître majordome. J’ai peur de ne pas avoir votre perspicacité à cerner les individus de ce genre…
Le Rolf grimaça. Difficile de se concentrer avec ces deux-là. Il reporta à nouveau son attention sur la copie. Passant de feuille en feuille, il en comprit très rapidement la teneur. Il s’agissait de schémas basiques représentant les différents niveaux du gigantesque vaisseau. Apparemment, la salle des machines dans laquelle ils avaient retrouvé le petit majordome n’était pas le niveau le plus bas. Deux de plus se succédaient encore. D’après les indications du plan, l’avant dernier niveau comportait un complexe mécanique débordant également de machines. Cependant, il n’y avait aucune information concernant le tout dernier.
Cormack fronça les sourcils. C’était étrange, comme si ce n’était qu’un complexe vide. Quelle utilité pouvait-il bien avoir ? Un autre entrepôt peut-être ? Comme ceux situés juste au-dessus des salles des machines et qui servaient à entreposer les marchandises. Il était possible que ce tout dernier niveau soit destiné à conserver les objets inestimables. Pour les protéger en cas d’attaque de patrouilleurs. Il devait être difficile d’accès, voire imprenable. Cela restait une possibilité mais Cormack n’y croyait pas trop. Étant intimement persuadé que les niveaux communiquaient entre eux. L’un faisant office de relai pour l’autre et transformant l’énergie indispensable aux fonctionnements des structures internes et externes du navire volant. Il ne pouvait y avoir d’énergie sans combustible et le Rolf était persuadé que l’immense voilier ne tournait pas au charbon.
— … jure Seigneur Ezéquiel ! J’ai souvent entendu les mécaniciens en parler. Ce ne sont pas des marchands à proprement parler. Et ils disposent de ces suites fantômes !
— Mais vous me parlez de contrebande, maître Gravis !
— C’est exactement ça !
— Si j’ai bien compris et reprenez moi dans le cas contraire. Ces marchands-là ne déclarent pas la totalité de leurs marchandises et remettent une part infime de cette détaxation, tout de même bien conséquente, au majordome Rodney. Est-il le seul à gérer les comptes ? Il ne peut pas être au sommet de la hiérarchie de ce vaisseau !
— Il y a pas mal… hic… de personnes qui trempent dans cette combine et ceci pour de maigres avantages, vous pouvez me croire ! Mais moi-même, et toute personne honnête de ce navire, n’avons pas accès à ces niveaux. De plus, celui qui en parlerait au capitaine serait victime de sacrées représailles…
— Le capitaine est-il au courant ?
— Je… hic… crois que si. En partie, car il n’imagine pas l’ampleur de la combine. C’est un homme bon, le capitaine… hic ! Un grand monsieur ! De plus, les capitaines des transporteurs sont évalués en fonction de la gestion de l’équipage et du matériel dont ils ont la charge. Ou l’économie qu’ils en font, devrais-je dire. Le personnel est habitué à ce système et refuserait net de voir s’évanouir tout avantage, aussi petit soit-il. Il y aurait mutinerie, sans l’ombre d’un doute. Au moment même où l’administration néritienne, responsable du transport aérien, en aurait vent, le capitaine serait immédiatement relevé de ses fonctions et remplacé par quelqu’un de moins regardant… hic… J’ai plus d’vin !
— Laissez-moi vous resservir, maître Gravis…
— C’est bien gentil à vous… hic.
Cormack était si impressionné qu’il en avait oublié ses plans. Ce fourbe de Rodney avait l’air d’être quelqu’un de plutôt haut-placé et Gravis était, à l’évidence, bien informé. De plus, tout en connaissant le système, il ne désirait pas y être impliqué. Un honnête homme…
Son estime pour le majordome commençait à poindre. Ses principes moraux rattrapaient un minimum son physique incomplet, son intelligence peu développée, ainsi que sa situation de pitre miséreux. Cependant, le Rolf ne voyait pas en quoi connaître l’ampleur de la magouille allait les sauver d’une nuit à la belle étoile. Ou pire, d’une cabine à la paillasse unique !
— En conclusion, personne ne veut que ce système change car il arrange tout le monde. Du simple matelot de ce navire jusqu’à certaines institutions de Nérith, c’est bien cela ?
— Effectivement… hic. Vous avez bigrement raison seigneur Alzoêl. C’est tout corrompu et tout vilain ! Hic ! Et ça changera malheureusement… hic… pas.
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