Chapitre 26

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- Les cages ! hurlait Gravis Petitpieds. Par les Architectes, tenez-vous loin des cages !

Cormack avançait tant bien que mal dans les couloirs du transporteur abordé, complètement hébété. Ezéquiel le devançait et ils suivaient un Gravis Petitpieds ignoré par une foule en proie à la panique. Filant sur les câbles métalliques reliées aux grappins meurtriers, les cages désignées par le majordome glissaient dans le vide en direction du transporteur dans un chuintement lancinant. À travers sa vue brouillée par les larmes et la poussière, Cormack distinguait difficilement les silhouettes des créatures aux allures squelettiques et aux têtes disproportionnées qui se défiaient avec sauvagerie à l’intérieur. Cependant, il savait ce qui venait pour eux.

Tous ici savaient.

Il avait été réveillé par Ezéquiel qui lui avait ordonné de se lever. Quelques instants plus tard, ils avaient connu le moment de stupeur qui avait été commun à tous les passagers à la vue de la scène qui s’offrait à leurs yeux. Nul sentiment héroïque ne l’avait habité à l’apparition des derniers patrouilleurs et leurs dispositions menaçantes, seulement une appréhension telle qu’il n’en avait jamais connue.

Puis les cris avaient commencé. Des cris horribles et des sanglots où se mêlaient le désespoir et la peur. La panique avait pris la foule dans son emprise et le monde était devenu fou. Cormack avait eu la présence d’esprit de maintenir Ezéquiel et c’est en entourant son ami de ces bras puissants qu’il avait été témoin des premières atrocités. Des gens tombaient par terre. Ils étaient sauvagement piétinés et se retrouvaient gisants, impuissants et les membres brisés. Ils étaient alors piétinés par la nouvelle vague essayant de fuir. D’autres étaient projetés par-dessus bord et leurs cris de pure frayeur étaient à fendre l’âme. Ils continuaient de résonner dans l’esprit du Rolf bien après qu’ils soient hors de portée. Des fuyards se battaient entre eux et se ralentissaient plus qu’autre chose mais leurs combats étaient d’une sauvagerie sans pareille. Griffant, mordant, crachant, ils ne faisaient aucune distinction entre les sexes où l’âge.

Une vielle dame avait tendu ses doigts décharnés vers Cormack, son regard implorant qu’il lui vienne en aide. Les yeux pleins de larmes, celui-ci avait secoué la tête et avait enfoui son visage dans le creux de l’épaule d’Ezéquiel. Dans son esprit, il suppliait cette vieille femme de le pardonner. Son ami lui avait crié de se reprendre, qu’ils devaient partir d’ici le plus rapidement possible. Le Rolf était alors à nouveau sorti de sa léthargie pour ensuite apercevoir le corps inerte de la femme. Les passagers trébuchaient dessus mais elle ne bougeait plus. Le visage, déformé par les coups, elle était morte.

Cormack avait alors ouvert la bouche. Un cri silencieux alors que ses larmes lui brouillaient la vue. Puis sa tête était partie d’un côté, puis de l’autre. Reprenant ses esprits une dernière fois, il s’était rendu compte qu’Ezéquiel le cognait et lui criait qu‘il fallait partir. Il s’était alors relevé pour être remis au sol par une déflagration. Le mur du couloir avait explosé. Un câble énorme se trouvait maintenant à quelques mètres de lui, pénétrant l’acier du vaisseau. Les oreilles sifflantes et un bruit lancinant dans le crâne, le Rolf s’était relevé à nouveau tant bien que mal et avait aidé Ezéquiel à faire de même. Lui aussi était sonné. Dans cette réalité brouillée, Cormack n’avait guère pu voir le grappin s’enfoncer dans le navire cependant, il avait été conscient de la troupe de personnes dans son dos. Des gens dont les derniers témoignages se trouvaient être des membres épars et du sang en quantité.

Cormack n’aurait su dire comment ils arrivèrent sans dommage jusqu’au pont principal du transporteur. Comment ils avaient pu descendre les escaliers éventrés par les grappins des patrouilleurs. Comment ils avaient pu passer cet entremêlement de câbles et les corps en guise d’ornement pathétiques et sanglants dont certains étaient encore en vie. Ils n’avaient rien fait pour les blessés croisés sur le chemin. Ils ne pouvaient tous les aider et ne pensaient qu’à une chose: la fuite.

- Merde ! jura Ezéquiel.

Le Rolf avait alors cru que le pire était derrière eux. Qu’à l’arrivée de cette course contre la mort, c’était la sécurité des moyens de secours qui les attendait… À la vue du pont principal, ses espoirs s’envolèrent. Ici, la multitude de passagers survivants ne formait qu’une masse compacte de chair s’entredéchirant et tentant par tous les moyens d’accéder aux nacelles de secours. Ils tombaient dans le vide par dizaines, poussés par leurs congénères qui étaient alors poussés à leurs tours. Mais le plus terrible était l’enchevêtrement de câble parsemant toute l’étendue de la plate-forme où évoluait laborieusement cette marée humaine rendue folle furieuse par la terreur. Ici, les grappins meurtriers continuaient de pleuvoir et sectionnaient les attaches des nacelles. L’amoncellement de gens à l’intérieur se retrouvait prisonnier de ce cercueil chutant comme une pierre.

- Ce n’est pas bon ! glapit Gravis.

- Il nous faut un endroit où nous retrancher ! criait le jeune prince.

C’est à ce moment précis que la première cage atteignit le pont dans un écœurant mélange de crissements et de cris. Elle percuta ensuite le gros de la foule avec une violence inouïe et Cormack lâcha un gémissement étranglé tout en se prenant le visage à deux mains à cette vision.

Il cessa de respirer lorsque la première créature fit voler en éclat l’ouverture de sa prison pour se jeter sur les mourants et les fuyards.

- Cormack, il faut nous tirer de là !

Il sentit à peine son ami lui prendre le bras avant de se laisser entraîner dans l’un des couloirs latéraux tribord. D’une voix absente, il déclara :

- Il y a une salle au niveau le plus bas du vaisseau. Je pense… je pense que nous y serons en sécurité.

- Bien sûr que oui ! s’écria Gravis en retour.

- Dis-moi que tu as le moyen d’y entrer, Gravis, aboya Ezéquiel.

- La clé m’a été attribuée en même temps que mes nouvelles fonctions !

- Une excellente chose, en fin de compte, approuva une nouvelle voix qui les fit se retourner tous les trois.

Maître Cène se trouvait derrière eux et Caes Craft était à ses côtés, la main sur le pommeau de son épée. Aussi grand qu’Ezéquiel, ses boucles noires étaient luisantes de sueur et encadraient ses grands yeux bleus ainsi que son beau visage. Son armure grise le faisait paraître incroyablement massif et pourtant, il la portait comme si elle ne pesait rien. Sa ressemblance avec Leati était frappante bien que ses traits soient plus durs et son regard dépourvu de la douceur de sa sœur.

- Bien que cela coûte la vie aux maires Nedry et Lambert, fit-il remarquer d’un ton glacial alors que ses frères d’arme déboulaient à leur tour dans le couloir

Ezéquiel lui rendit son regard tandis que le chevalier et le vieux maître les dépassaient.

- Ne trainons pas !

Les cris leur parvenant devenaient d’une toute autre nature, à mesure qu’ils s’éloignaient du pont principal du transporteur. Plein d’une frayeur renouvelée, ils se mêlaient aux hurlements ravis des écorcheurs qui s’attaquaient au plat de résistance. Cormack avait bien tenté de se boucher les oreilles avec ses larges paumes, mais courir et éviter les décombres demandaient un certain équilibre. Vite à bout de souffle à force de se compliquer la tâche, il finit par se résigner et écouter cette symphonie lugubre. Les sons perçus lui brossaient un portrait bien trop net de ce qui pouvait se dérouler là-bas.

Ils poursuivaient leur course au petit trot le long d’un couloir extérieur, séparés du vide par une simple balustrade. Caes et trois de ses pairs ouvrant la marche, positionnés en fer de lance, tandis que les six autres chevaliers la fermaient, encadrant ainsi Ezéquiel, Cormack, Maître Cène, et Gravis.

La première attaque se passa très vite. Un éclair rouge sang fulgurant traversa la largeur du couloir à quelques pieds du majordome pour s’écraser violemment contre le mur latéral, projetant plâtre, métal et bois dans un fracas assourdissant. Gravis laissa échapper un cri de terreur.

L’écorcheur était gigantesque. Ses yeux noirs comme l’encre étaient parsemés de veines bleuâtres anormalement gonflées. Sa gueule, trois fois trop grande pour son corps, était fournie de plusieurs rangées de crocs démesurés dégoulinant de salive. Crocs entre lesquels se trouvaient des restes de chair fraîche et de vêtements qui devaient encore appartenir à leurs propriétaires quelques minutes auparavant. À l’image de sa tête, ses pattes étaient du même ordre de démesure. Comme d’énormes mains, elles possédaient à leurs extrémités d’effrayantes griffes recourbées de la taille d’un avant-bras humain.

Des touffes de poils épars constituaient leur faible pelage. La majorité de la surface du corps de la bête était à vif. Chair rougeâtre où roulaient de terribles muscles surpuissants.

Les babines du monstre frémirent alors qu’il fixait ses proies de son regard où ne se reflétait qu’une profonde méchanceté. Accroché au mur par des griffes s’enfonçant profondément dans le métal, il lâcha une sorte de jappement, très proche d’un rire humain. Les poils du Rolf se dressèrent à nouveau sur sa nuque. Il ne pouvait plus bouger.

Tout d’un coup, l’écorcheur bondit sur le chevalier qui se trouvait légèrement en retrait à droite de l’avant-garde, ne lui laissant pas le temps de dégainer. Le cri de surprise du malheureux fut bref, vite remplacé par un bruit de mastication. Entre temps les parties supérieures des corps de Garrick et Caïn, les chevaliers de tête, tombaient au sol. Laissant les parties inférieures, un moment secouées de soubresauts, les rejoindre la seconde d’après.

C’est alors que Caes, qui avait eu l’incroyable réflexe de rouler au sol, évitant la première attaque fulgurante de la bête, fonça droit sur celle-ci occupée à achever son camarade. Prenant appui sur sa monstrueuse patte, il entama un saut périlleux durant lequel il dégaina son épée d’un mouvement d’une incroyable fluidité et lui trancha proprement son énorme tête. Achevant son acrobatie d’un nouveau roulé boulé contrôlé, il rengaina dans le même mouvement sa lame alors que le corps de la créature s’était relevé dans un dernier sursaut d’agonie et s’écroulait sur le sol, parcourue de spasmes.

Sans un regard pour sa victime, Caes se précipita vers le chevalier à moitié dévoré, saisissant sa main au doigts crispés par le trépas.

Il était déjà mort.

— Adrian, murmura le chevalier brun qui ferma les yeux.

Cormack commençait à peine à réaliser ce qu’il s’était passé. L’attaque avait duré seulement quelques secondes pendant lesquelles il avait été totalement désorienté. En ce laps de temps, pas moins de trois chevaliers avaient perdu la vie! Ces maîtres d’arme réputés à travers les Contrées. Déchirés et découpés par cette seule créature. Cette monstrueuse créature.

Le Rolf avait vu bien des morts traumatisantes aujourd’hui et c’était la première fois. Cependant, c’était aussi la première fois qu’il perdait des gens proches de lui. À défaut de réaliser la situation, il éprouvait néanmoins un étrange sentiment qui lui nouait les entrailles et embrumait l’esprit. Et encore une fois, il n’avait rien pu faire. Il était resté planté là à attendre la mort. Pour ses amis et lui… Caes se releva et d’un signe de tête leur intima l’ordre de continuer.

— Gasp, Pierrick ! En tête, avec moi. Les autres, vous continuez de fermer la marche. Pour tous, épées à la main ! Soyez attentifs et prêts à contrer tout ce qui peut franchir cette balustrade !

Ses frères d’armes s’exécutèrent sans la moindre discussion. Appliquant aussitôt ses instructions. Leur course reprit de plus belle à un rythme bien plus effréné. Cormack eut le sentiment de voir le jeune homme pour la première fois.

Caes avait toujours été impressionnant, bien entendu. Mais même les louanges à son sujet se trouvaient être bien éloignés de l’exploit qu’il venait d’accomplir. Bien que ses débuts avec le frère de Leati aient été difficiles, Cormack l’avait toujours admiré en plus d’être intimidé. Mais une chose était certaine, le jeune chevalier ne lui avait jamais paru aussi effrayant qu’en ce moment même.

Derrière eux, les cris et hurlements des bêtes se rapprochaient dangereusement. Les prédateurs traquaient les fuyards. Et ils avaient tout l’air d’emprunter le même chemin qu’eux.

— Gravis ! Combien de fichus étages nous reste-t-il à descendre ? s’écria Ezéquiel d’une voix où la crainte se faisait ressentir.

— C’est deux étages plus bas, seigneur !

— Miséricorde, grogna le jeune prince en réponse.

Alors qu’ils parvenaient au bout du couloir, ils stoppèrent net. Face à eux prenait place une plate-forme presque à l’identique de celle qu’ils venaient de quitter. Différence était que celle-ci ne comportait pas de nacelles de secours. Sinon c’était la même. Y compris pour la présence des grappins provenant des patrouilleurs… et des cages.

Deux cages ouvertes.

Les chevaliers se placèrent en position défensive, entourant Cormack et les autres d’un cordon protecteur. Tous retenaient leurs souffles. Mais la place était « vide », à part quelques cadavres dévorés ici et là, pas un monstre n’était en vue.

Derrière eux, les cris se rapprochaient.

— Nous devons longer le mur et atteindre l’entrée principale qui nous conduira dans la salle des machines, chuchota Gravis d’une voix tremblante. Nous n’avons plus que deux étages à traverser par la suite, avant d’accéder au niveau le plus bas.

— C’est pas tout près, lâcha Ezéquiel.

— Ce sera pourtant bien moins périlleux, seigneur…

— Et pourquoi donc ? demanda Caes.

— Ces niveaux ne donnent pas sur l’extérieur, répondit Gravis.

Malgré lui, le Rolf ne put s’empêcher de ressentir une bouffée d’espoir. Les niveaux inférieurs se perdaient dans les profondeurs du transporteur et ne donnaient pas sur l’extérieur! Il avait lui-même vu les plans. Il aurait dû y penser! Mais il n’arrivait pas à faire fonctionner son cerveau normalement. L’angoisse lui faisait oublier jusqu’à des détails essentiels… et vitaux !

— Je pense que nous ne devrions pas crier victoire trop vite, grommela Ezéquiel.

Cormack grogna bruyamment. Ils n’avaient vraiment pas besoin de ça !

— Je suis d’accord avec lui, approuva calmement Caes.

Le jeune prince avait remarqué que son ami était perdu. D’un signe de la main, il désigna les deux cages face à eux.

— D’après toi, Cormack. Quelle est la probabilité qu’au moins l’un de ces machins soit parti en quête de chair fraîche dans ces niveaux souterrains ?

Le Rolf jeta un regard aux cages puis vers le trou béant qui menait aux profondeurs du vaisseau. Un sentiment de malaise lui parcourut l’échine. Ce gouffre noir n’avait plus rien d’accueillant à présent.


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