Chapitre 55

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— Tout cela est-il bien nécessaire ? grommela Cormack.

— Cela ne me plaît guère plus que toi, mon ami, répliqua Caes qui souriait malgré tout.

Ezéquiel soupira alors qu’ils patientaient dans une longue succession de convois en passe de traverser le passage de l’Entonnoir. Il se trouvait à la place du cocher. Une longue tunique beige recouvrait ses vêtements noirs et sa chevelure était camouflée par un turban blanc enroulé en plusieurs épaisseurs. Le chevalier brun, qui marchait à côté de leur charriot, se trouvait attifé d’une tenue similaire, sinon qu’elle était rouge et son turban jaune vif.

Il en était de même pour Kappa qui se trouvait au chevet du vieux conseiller. Leur mentor reprenait à nouveau conscience partiellement. Sa fièvre semblait moins virulente et même s’il restait extrêmement faible, cela redonnait espoir à tous quant à son rétablissement.

— Non, mais franchement, de quoi j’ai l’air ?! Vous n’allez pas me faire croire qu’un truc pareil va nous faire passer ?

Ezéquiel lâcha un nouveau soupir alors que le sourire de Caes s’accentuait.

— Cormack, dit-il. Tu crois peut-être qu’ils laisseraient passer un Rolf dans leur territoire au vu des évènements ? Crois-moi ! Ce n’est pas la meilleure des solutions mais c’est la seule qu’on ait…

Le Rolf lui jeta un regard que l’on devinait noir derrière le voile qui lui cachait le visage.

— Ah oui ? La seule ? Alors dis-moi pourquoi ce ne serait pas un autre que moi qui porterait ce costume ridicule !

— Parce que c’est le seul qui puisse te camoufler à peu près efficacement !

Trois jours étaient passés depuis leur fuite éperdue pour échapper aux créatures des plaines de Dunam. « Les Korrigans », avait murmuré faiblement Maître Cène lorsqu’il l’en avait informé deux jours plus tôt à son premier « vrai réveil ». Quand il avait demandé où se trouvaient les pirates, Cormack lui avait simplement dit qu’ils ne s’en étaient pas sortis. Il n’avait pu se résoudre à en révéler d’avantage. Le souvenir de Crépin se perdant dans les hautes herbes, submergé par la panique, était encore vivace. Il revoyait sans cesse Vacko partant à sa suite sans réfléchir et hurlant son nom vite repris par les Korrigans affamés…

Les créatures avaient immédiatement cessé de pourchasser leur groupe, leur préférant ces deux proies faciles.

« C’est peut-être mieux comme ça ».

Voilà quels avaient été les mots du vieil homme mais le Rolf n’était pas du même avis. Il s’agissait peut-être de pirates mais ils étaient, avant tout, des êtres humains. Quoi qu’ils aient commis durant leurs misérables existences, quoi qu’ils aient prévu comme méfaits à leur encontre, nul ne méritait pareil sort.

Ils avaient atteint le passage des Coranites qui n’était, à leur grande surprise, qu’une infime partie de ce qu’était réellement le barrage Nabarois. En effet, ce point de passage « sûr » reliant les Contrées Marchandes aux Contrées Chantantes avait été, par le passé, cédé aux Baronnies après la Guerre de la Chair. Pour passer, il fallait payer et pour lutter contre la clandestinité, une haute muraille avait été érigée jusqu‘au Pic des Coranites, dernière montagne en bout de la chaine des Monts Sciés.

La halte dans les Baronnies était obligatoire pour soigner le vieux conseiller. Ils avaient décidé de descendre au Sud et de passer par l’une des entrées surveillées du Mur frontière, qui donnerait sur le premier royaume qu’ils trouveraient. Cependant, les entrées vers les Hauts Royaumes étaient toutes fermées et surveillées par une armée d’archers qui, perchés sur leur muraille, n’hésitaient pas à user de tir de sommation. Le message était plus que clair.

La seule possibilité de passage résidait en une unique entrée menant vers les Bas Royaumes, tous situés sur la bande centrale des Baronnies. Et ce passage était celui de l’Entonnoir.

À cela se rajoutait le fait qu’il était également surveillé et ce par une garnison d’infanterie en plus des archers.

— Et ce fichu marchand n’avait pas la même chose pour homme, j’imagine ? pesta Cormack dont l’humeur était massacrante.

— Je ne pense pas, répondit distraitement Ezéquiel.

Cette fois ci, Caes laissa même échapper un petit rire. Ce qui ne manqua pas d’agacer le Rolf.

— Tu vas en rire longtemps ? l’admonesta-t-il.

Ezéquiel avait trouvé préférable qu’ils cachent leurs identités. De plus, il était peu probable que les autorités en place laissent un Rolf pénétrer leur territoire. Ils avaient donc dû trouver un autre moyen. Moyen qui s’était présenté sous la forme d’une charmante petite famille. Ou plutôt d’un marchand originaire des Contrées Outremers, accompagné de ses trois épouses. Lui rêvait de richesses et Ezéquiel lui avait acheté à prix d’or de la nourriture, son charriot et plusieurs tuniques bon marché. En effet, dans sa sacoche retrouvée dans les ruines du transporteur se trouvait de l’argent qu’il avait emporté en prévision et il y en avait pour beaucoup. Même si le jeune prince leur avait assuré que ce n’était pas ce qui avait le plus de valeur dans ce sac.

Après lui avoir donné le triple de ce que coûtait réellement sa breloque roulante, marchandises compris, il avait fallu habiller Cormack et cela n’avait pas été chose facile. Les épouses avaient dû mettre la main à leur garde-robe pour seulement couvrir son corps, à grand renfort de cris et il fallait bien l’avouer, de gloussements.

Le Rolf ressemblait désormais à une imposante femme recouverte d’une incroyable robe réajustée à la couleur sanguine et dont le voile peinait à cacher son cou hors-norme. Ezéquiel avait tenté de le rassurer en lui disant que nul garde ne risquerait de lui faire des propositions douteuses, ce qui n’avait, en aucun cas, apaisé son humeur.

Au ton du Rolf, le chevalier pouffa de plus belle et secoua la tête.

— Non, Cormack, ce n’est pas ça ! C’est juste…

Il rit une nouvelle fois.

— C’est juste que j’imagine ce que dirait Leati en te voyant…

Un fort rire retentit à l’intérieur du charriot accompagné d’un autre plus faible. Même le sourire d’Ezéquiel s’élargit alors que pour la première fois, Cormack était soulagé de porter son voile. Car il aurait été encore plus mal si tout le monde avait été témoin du rouge qui lui montait au visage.

— Elle dirait que vous n’êtes que des gamins, maugréa-t-il.

— Qui est Leati ? demanda Gravis Petitpieds dons la voix aigüe, leur parvenant de l’arrière, débordait de curiosité.

— Mais de quoi j’me mêle ! s’écria le Rolf.

— Taisez-vous ! ordonna soudain Ezéquiel. C’est à nous.

Le silence se fit alors qu’un membre de la garnison venait à eux. Armé simplement d’une lance en mauvais état, il était de taille moyenne et un peu maigrichon. Sa barbe hirsute et ses cheveux en désordre prouvaient que la garnison en place n’était guère stricte sur la présentation. À mesure qu’il approchait, notre groupe put aussi se rendre compte que ce garde-là pêchait sur l’odeur.

Arrivé à leur hauteur, il cracha aux pieds de Caes et les dévisagea tour à tour, s’attardant un instant sur Cormack.

— C’pour quoi ? finit-il par dire.

Il cracha à nouveau.

— Bien le bonjour, seigneur ! le salua Ezéquiel. Voyez, nous sommes des marchands du pays des Sables qui cherchent à gagner l’un de vos ports. Nous avons hâte de retourner chez nous ! De terribles choses se passent ici à ce que nous avons entendu dire !

Le soldat l’observa un instant de son regard fixe. Il cracha encore.

— Pays des Sables, v’dîtes ?

— D’Apür, seigneur…

— C’fait loin d’ici.

— Je ne vous le fait pas dire, seigneur !

— Et d’où v’v’nez ?

Ezéquiel sourit le plus largement possible.

— En négoce dans les Royaumes Francs, seigneur. Hélas, ce n’est point une période clémente pour les affaires. J’ai bien peur que nous repartions sans avoir pleinement satisfait à nos attentes…

— V’faîtes pas vraiment gens d’là-bas, v’savez…, le coupa le soldat.

Le jeune prince secoua la tête en souriant mais il ne rentra pas dans le jeu du garde

— Y’a-t-il un genre propre à un royaume en dehors de ceux des Nains et des Rolfs, seigneur ?

Le membre de la garde grimaça avant de cracher une nouvelle fois. Il soutint le regard d’Ezéquiel, visiblement toujours pas convaincu.

— J’sais pas. À vous d’me l’dire…

Il désigna le charriot du menton.

— Z’avez quoi là-dedans ?

C’est alors qu’une exclamation retentit de l’intérieur du charriot, empêchant Ezéquiel de s’expliquer.

— Mais dites-moi que ce n’est pas vrai ?! Carlin Bantreux ! Dites-moi que ce n’est pas vrai ?!

Le petit majordome sauta plus qu’il ne descendit du charriot. En le voyant, le visage du dénommé Carlin s’éclaira et se fendit d’un grand sourire. Il écarta les bras, faisant du même coup tomber sa lance.

— Gravis Petitpieds en personne ! Je n’arrive pas à y croire !

— Le grand Carlin Dérouilleur, renchérit le petit homme en se jetant dans ses bras.

Et c’est sous les yeux ahuris de Caes, Cormack et d’Ezéquiel que Carlin et Gravis prirent une bonne minute pour se faire accolade, embrassade, encore accolade et simulacre de lutte. Ils se donnèrent une bonne dizaine de surnoms, symboles de souvenirs d’un bon vieux temps dont personne ne se sentit la curiosité d’avoir connaissance.

Gravis Petitpieds se tourna finalement vers eux, les yeux humides, sa main posée sur l’épaule de son ami. Les avisant, il s’exclama:

— Laissez-moi vous présenter Carlin Bantreux, l’une des personnes les plus formidables qu’il m’ait été donné de connaître et l’un de mes plus vieux amis !

Qu’est-ce que ça peut nous foutre ?! pensa le Rolf, médusé.

— Tu veux dire « la plus formidable », glissa Carlin qui lui adressa un petit coup de coude amicale auquel Gravis répondit d’un clin d’œil avant de poursuivre.

— Si vous saviez ! Nous avons fait les quatre cent coups étant plus jeunes ! De vrais brigands !

Il éclata de rire, suivi par Carlin.

Ezéquiel et Caes tentaient difficilement de cacher leur sourire, tandis qu’en ce qui concernait Cormack, c’était une chance qu’il porte un voile. Car celui-ci camouflait son visage horrifié par la situation présente. Ce misérable Gravis Petitpieds venait-il vraiment de leur présenter ce minable à la manière dont on présente quelqu’un à ses amis ? Le regard du Rolf s’attarda sur le visage cendreux et crasseux du garde, son uniforme déchiré par endroit, ses bras maigrichons et son torse ridiculement bombé.

Celui-ci, devinant le regard de Cormack derrière son voile, lui adressa un sourire aguicheur suivit d’une œillade prononcée. Le Rolf étouffa un petit cri qui était loin d’être masculin. Pensant probablement que son charme faisait effet, Carlin afficha un sourire de séducteur et bomba un peu plus le torse au-delà du possible. Ce qui arracha un nouveau rire à Caes qui le camoufla derrière quelques toussotements.

— Tu n’as pas changé, Carlin ! s’émerveilla Gravis. Toujours le même séducteur !

Carlin Bantreux lui adressa un coup d’œil complice puis, tout en reportant son regard sur Cormack, il souffla:

— Tu me connais ! Toujours prêt à rendre service !

— Il me désopile ! lâcha Gravis Petitpieds en partant d’un nouveau rire.

Je vais te tuer, misérable moitié de fanfreluche ! rugit intérieurement le Rolf.

Carlin retrouva subitement son sérieux en se tournant vers son ami d’enfance.

— Mais que fais-tu ici, Gravis ? Je te pensais en charge d’un transporteur néritien de premier ordre !

Le petit majordome secoua tristement la tête.

— Hélas, il s’est écrasé… Des patrouilleurs.

Le garde afficha une mine horrifiée.

— Mais c’est horrible, Gravis !

— Plus encore, Carlin, acquiesça le petit homme. Je pense être le seul rescapé et j’ai marché des jours. Heureusement, j’ai trouvé ces charmants commerçants qui m’ont proposé de me prendre avec eux sans rien me demander en retour. Ils ont aussi récupéré un vieil homme qui a grand besoin de soins ! Ces gens-là sont admirables, Carlin !

Le garde porta sur eux un regard nouveau, plein de respect et d’admiration. Il hocha la tête.

— Je ne vous remercierai jamais assez pour ce que vous avez fait. Veuillez pardonnez ma rudesse précédente.

Ezéquiel, Caes et Cormack ne manquèrent pas de remarquer que le garde parlait tout à fait normalement depuis un petit moment. Mettant de côté sa mise en scène vulgaire et peu avenante du début.

Celui-ci se tourna de nouveau vers Gravis.

— La vieille Magda pourra certainement faire quelque chose pour ce vieil homme. Si ces gens-là sont prêts à faire un petit détour… Oh, si tu savais ! Il va être si heureux de te revoir !

Le petit majordome sourit.

— Voilà bien longtemps que je suis parti. J’appréhende un peu, tu sais…

Le garde balaya ses inquiétudes d’un revers de la main.

— Je vais vous escorter moi-même à travers l’Entonnoir. Venez donc ! Vous n’allez pas patienter ici comme les autres… Gravis Petitpieds ! Alors ça pour une surprise ! Je suis tellement content que tu sois ici, sain et sauf !

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