Sur ces mots, il les enjoignit à le suivre, Gravis sur ses talons.

Ezéquiel haussa les épaules face au regard voilé de Cormack que l’on sentait plus qu’incrédule. Dirigeant les chevaux, avec l’aide de Caes, il fit sortir le charriot de la file à la suite des deux amis de longue date. Ils eurent droit aux regards noirs que leurs lançaient les gens du convoi qui n’avaient pas leur chance.

Tant pis pour eux, pensa Cormack, pour qui cette opportunité de voie rapide n’était qu’une maigre compensation après la scène qu’il venait de supporter. Devant eux, Gravis et Carlin rattrapaient le temps perdu en se remémorant de vieilles anecdotes et ravivaient les souvenirs de leur jeunesse passée. Des sujets tournant essentiellement autour de le gente féminine inaccessible d’une époque peu fructueuse en conquêtes amoureuses.

Le Rolf s’arracha à cette conversation qu’il jugea très vite des plus inintéressantes. Il s’aperçut qu’Ezéquiel et Caes avaient fait de même depuis un moment déjà et observaient l’impressionnant dispositif mis en place pour filtrer les entrées et sorties dans les territoires des Baronnies.

La garde était divisée en plusieurs groupes devant le grand Mur Frontière comme on l’appelait. Un pont levis impressionnant tapissait le pas d’une ouverture en arche dans la roche. D’immenses poulies, dont les chaînes étaient aussi larges que les bras de Cormack, encadraient cette entrée. L’infanterie contrôlant l’extérieur comptait, au bas mot, une quarantaine de soldats et on en devinait un nombre aussi conséquent à l’intérieur. Les archers, juchés sur le mur, étaient moitié moins mais c’était plus que suffisant au vu de la superficie qu’ils avaient à couvrir. Une flèche déjà encochée à leurs arcs, ils semblaient s’attendre à une attaque à n’importe quel moment.

Le Rolf entendit Caes soupirer. Celui-ci observait ces soldats avec un mépris évident. Pour lui, leur zèle excessif devait servir à compenser leur manque d’efficacité. Ezéquiel, lui, tendait l’oreille sur la conversation de Gravis et de Carlin.

— Tu es certain que ça ne va pas te poser de problèmes de nous faire passer de cette manière ? demandait Gravis, inquiet.

— Bien sûr que non, Gravis ! Et puis, tu n’es pas comme ces vulgaires marchands de bas étage. Tu es de chez nous, voyons ! Qui plus est, un futur baron !

Le petit majordome eut un rire gêné alors que Cormack étouffait de nouveau une exclamation de surprise. Ce qui lui valut une autre œillade entendue de la part de Carlin Bantreux.

— Cela n’a jamais été mon intention, tu sais…, se défendit-il avant d’ajouter en désignant la garde. C’est vraiment impressionnant ! Depuis quand t’es-tu fait enrôler ? Je croyais que tu reprendrais la forge de ton père…

La mine de Carlin s’assombrit. Il effectua un geste vague vers le ciel, désignant rien et tout à la fois.

— De bien tristes temps que nous vivons en ce moment, Gravis ! De bien tristes temps !

— Tu veux parler de la caravane, Carlin ?

— Entre autres, Gravis ! Il est vrai que cette attaque sur la caravane du marché des Sons a provoqué moult tumultes chez nous.

Il désigna la file de véhicules et de personnes qu’ils dépassaient.

— Les entrées vers les Hauts Royaumes sont toutes fermées. Ce qui nous donne un boulot incroyable pour gérer l’accueil des étrangers au sein de nos territoires. Mais cela a également ouvert la porte à certains abus qui ont provoqué de grands changements chez nous. Tu arrives à un moment bien critique…

Gravis Petitpieds avisa la garde mise en place.

— Je m’en rends compte. Rien que de te voir au sein de la garnison du baron Bergon, c’est déjà un choc ! De plus, ce dispositif n’a plus rien à voir avec la dizaine de paysans en poste dont j’ai le souvenir. Comment finance-t-il tout ceci ?

Le regard de Carlin Bantreux s’écarquilla alors qu’il secouait tristement la tête.

— Tu n’y es pas, Gravis… Le baron Bergon n’est plus baron depuis la nouvelle officielle de l’attaque de la caravane !

— Comment cela ? s’exclama le petit majordome, interloqué. Est-il décédé ? On ne l’a quand même pas défié tout de même ?

Cormack fronça les sourcils et échangea un regard avec Ezéquiel qui faisait de même. La dernière phrase de Gravis les rendaient perplexes. N’était-il pas coutume pour les barons de se défier pour gagner plus de territoires, justement ? Le petit majordome avait lâché ça comme si la possibilité en elle-même était ridicule.

— De bien tristes temps comme je le disais, mon ami, se contenta de lui répondre Carlin alors qu’ils approchaient de l’entrée.

Gravis fit mine de demander de plus amples explications mais le garde lui intima le silence d’un geste de la main. Tous se raidirent alors qu’ils passaient devant des gardes au regard tantôt scrutateur, tantôt désinvolte sur ce groupe de marchands bénéficiant de cette faveur inhabituelle.

C’était sur la personne de Cormack que s’en concentrait la majorité. La vue de cette femme immense avait de quoi détonner. La plupart des gardes affichaient ouvertement leur étonnement, d’autres restaient plus discrets, conscient de mettre à mal la mystérieuse dame voilée. Certains, par contre, bombaient le torse et, comme Carlin Bantreux, se montraient plus que disposés à bénéficier de ses faveurs.

En voyant cela, Carlin se tourna vers le Rolf avec un regard contrit.

— Ne vous offusquez pas, gente dame. Ils n’ont tout simplement pas souvent pareille beauté sous les yeux ces derniers temps. Il faut dire que, au vu des récents évènements, seuls les marchands les plus téméraires empruntent ces routes. Ou certaines familles, par la plus absolue nécessité. Il y a donc fort peu de demoiselles de votre acabit…

Cormack émit un léger toussotement et agita la main comme pour signifier qu’il n’y avait nulle offense. Cependant, à part les gardes, il ne trompait personne et sa fureur était palpable.

Ravis par sa réaction, les soldats émirent quelques sifflements et quelques-uns effectuèrent même une ou deux courbettes. Évidemment, il y eu quelques propos gras à la limite de l’indécence et le Rolf serra les dents.

La traversée du pont levis lui parût anormalement longue alors qu’il ne faisait pas plus d’une vingtaine de pieds de long. C’est avec un soulagement de courte durée qu’il passa l’entrée de l’Entonnoir car, comme prévu, une autre petite armée les y attendait. Celle-ci semblait plus organisée. Sans être non plus rutilante, ses membres faisaient néanmoins preuve de plus de retenue dans le laissez aller. De nombreux paysans, armés de pioches et de pelles, travaillaient le long du Mur Frontière et il était difficile de voir sur quoi portaient leurs travaux.

Cependant, ce n’est pas ce qui frappa le Rolf alors qu’il émergeait du passage de l’Entonnoir. Il ne savait pas exactement à quoi il s’attendait, n’ayant jamais réussi à réellement se faire une idée de ce à quoi pouvaient ressembler les Baronnies. Il avait tellement lu d’ouvrages différents à propos de cet immense patchwork de royaumes que l’image qu’il en avait s’en était trouvée sans cesse remaniée jusqu’à atteindre la netteté d’un tableau flou et informe, aux contours vagues et imprécis.

C’est à cet instant qu’il se rendit compte que ça n’avait été qu’une perte de temps de s’imaginer ce territoire car son côté atypique, il en aurait mis sa main à couper, n’avait nul pareil où que ce soit dans les Contrées. De l’autre côté du mur, l’on ne pouvait, ne serait-ce que visualiser ce vaste espace vallonné, aux collines plus ou moins conséquentes, parsemées de villages et de certaines constructions ressemblant plus ou moins à des forts. Ou de tours comme celle qui les surplombait à seulement une trentaine de mètres de leur position.

Le long du mur, des tours similaires émergeaient du sol, séparées à seulement quelques lieux les unes des autres et ceci aussi loin que son regard pouvait porter. Très loin au nord, les villages laissaient place à des fortifications qui paraissaient bien plus élaborées et ce, au milieu de ce que l’on devinait être de véritables cités. Les Hauts Royaumes. Tandis que le sud restait encore hors de portée des yeux, camouflé par d’immenses vallons.

Il poussa un soupir de découragement. Avec tout ce territoire encore à parcourir, combien de temps mettraient-ils pour atteindre Irile ? Sans même compter le temps qu’il faudrait au vieux conseiller pour se rétablir...

Un changement plus que perceptible l’arracha à la contemplation de cette étendue et à son désarroi. Ezéquiel tira sur les rênes et stoppa leur avancée alors que Carlin Bantreux se tenait en position de garde à vous.

Comme toute la garde, d’ailleurs.

Le renâclement des chevaux de trait fut bientôt le seul bruit incongru dans ce silence soudain. Celui-ci et un bruit de sabots qui se rapprochait à un trot régulier. Un cavalier approchait, émergeant de la tour de garde qui leur faisait face. Les avisant, il accéléra l’allure, dépassant ses soldats au garde-à-vous sans même leur adresser un regard. Alors que Cormack voyait l’instant où il allait leur rentrer dedans, le cavalier fit brusquement un écart avant de freiner. Forçant Carlin et Gravis à l’éviter et pour qui l’autre alternative aurait été de se faire piétiner. Seul Caes resta immobile au moment même où le souffle du canasson faisait frémir son turban tant il était proche.

L’inconnu, aux jambes cuirassées, dont les cheveux noirs retombaient en boucle sur ses épaules, contrastant avec le visage pâle qu’ils encadraient, toisa le chevalier d’un air hautain. Sa bouche d’une roseur anormale se tordait en un rictus qui se voulait méprisant mais qui, sur le moment, donnait l’impression que le nouvel arrivant reniflait une odeur peu ragoutante. Son nez retroussé, agité de frémissements, renforçait cet effet. Ses traits fins n’allaient pas du tout avec son cou de taureau, ses larges épaules et torse. Son corps disproportionné lui donnait l’air d’un adolescent qui aurait grandi et forci beaucoup trop vite sans que la tête n’ait les années nécessaires pour suivre le changement. Pour finir, ses yeux bruns, quelque peu globuleux, achevaient de lui décerner une étiquette de brute pré-pubère à la réflexion limitée.

Du moins, d’après la première analyse que Cormack pouvait se permettre.

— Seigneur Gaylor, le salua sobrement Carlin. Je…

— Qu’est-ce donc que cela ? l’interrompit sèchement le dénommé Gaylor en désignant du menton le charriot et ses occupants.

— De braves marchands qui n’ont pas hésité à ramener l’un des nôtres chez lui, expliqua Carlin d’une voix assurée. Ils transportent également un blessé…

— Ce n’est pas le sens de ma question ! s’écria soudain Gaylor d’une voix de haut perchée.

Se faisant, il fit claquer les rênes de son cheval qui hennit et fit une embardée.

Le cavalier le ramena difficilement au calme après une bonne dizaine de secondes durant lesquelles il faillit être désarçonné plusieurs fois. Une fois la bête maîtrisée, son accès de colère n’en fut que redoublé et il frappa sèchement le cheval, qui venait de le faire passer pour un imbécile, entre les oreilles.

Sans s’être départi de son air hautain, pendant la manœuvre, il répéta tout en fixant Caes qui n’avait toujours pas fait le moindre mouvement.

— Ce n’est pas le sens de ma question, manant ! Pourquoi escortes-tu ces « braves marchands » venus de… loin ?

Il ponctua sa question en jetant un regard en biais à Ezéquiel qui lui sourit en retour. Le seigneur Gaylor eut un mouvement de recul sur son cheval et un éclair de dégoût plus prononcé traversa son visage. Le Rolf fronça les sourcils derrière son voile.

Le cavalier lançait des regards à la dérobée sur leurs accoutrements.

— Pourquoi même leur avoir permis le… passage ?

Carlin écarquilla les yeux.

— Je ne suis pas sûr de comprendre, seigneur Gaylor…

— Tu n’es pas sûr de comprendre…, répéta celui-ci. Tu ne sais peut-être pas que je suis en charge d’un dispositif qui relève de la sécurité de notre territoire…

— Si, bien sûr mais…

— Ce qui implique faire obstacle à toute menace qui pourrait s’infiltrer sur le dit territoire, continua Gaylor sans tenir compte de l’explication de son subordonné. Les royaumes du Sud permettent le passage de ces… étrangers. Mais, eux, ont des ports qui rendent le séjour de ceux-ci de plus courte durée.

— Seigneur, je…

— Manant ! Je pense qu’il serait une erreur de ne considérer que la menace de brigands, en ces temps troublés qui tombent à point. Ils tombent à point car cela nous permet de gérer d’autres types de menace ! Nous sommes loin des côtes… Qui sait si leur séjour ici ne risquerait pas d’être… définitif.

Caes soupira alors que le seigneur Gaylor observait de nouveau Ezéquiel en affichant ouvertement son horreur.

Cormack leva les yeux au ciel. Génial ! Il venait de tomber sur un fonctionnaire zélé aux idées pour le moins… conservatrices en ce qui concernait tous types d’immigration. Manquait plus qu’ça !

Ezéquiel prit la parole, s’adressant directement au cavalier.

— Ne vous inquiétez pas, seigneur. Nous ne comptons pas nous éterniser…

— Baron, s’il vous plaît ! s’écria de nouveau celui-ci d’une voix montant dangereusement dans les aigus. Baron Gaylor !

Il reprit son souffle, son visage parcouru de tics nerveux alors qu’Ezéquiel venait de lui parler directement. Cormack secoua la tête. Apparemment, le problème était bien pire que ce qu’il pensait. Et dire que ce type était un baron…

Lorsque le « baron » Gaylor reprit la parole, ce fut en fixant Carlin, comme s’il refusait de s’adresser directement à l’un d’eux.

— C’est ce qu’ils disent tous… Manant ! Pourriez-vous leur indiquer une entrée plus adéquate à leur… condition.

— Vous voulez dire leur demander de repartir par où ils sont venus et descendre au Sud, seig…

— C’est bien ce que j’ai dit, manant ! l’interrompit une nouvelle fois le baron.

C’est alors que Gravis Petitpieds intervint. Se calant d’abord devant le cheval de Gaylor, il recula ensuite pour être finalement visible pour ce dernier. Paraissant encore plus minuscule face au destrier.

— Qu’est-ce donc…, commença le cavalier.

Mais le petit majordome le coupa dans son élan d’une voix forte et autoritaire.

— Comme vous l’a dit ce brave marchand… Il désigna Ezéquiel du menton. Ils ne s’éterniseront pas et encore moins sur votre royaume, cher baron. Car nous l’aurons quitté en moins d’une heure. Je les prends moi-même à ma charge !

Le seigneur Gaylor se pencha vers lui, affichant un air choqué. Il n’avait visiblement pas l’habitude que qui que ce soit s’adresse à lui de cette façon.

— Et à qui ai-je l’honneur ? Qui est ce manant qui m’offre ce genre de garantie et qui est sans savoir qu’il lui faudra bien plus d’une heure pour quitter mes terres, s’il s’enfonce dans la Bande Centrale ?

— Comment cela… ? commença Gravis.

— Il s’agit de Gravis Petitpieds, baron Gaylor, intervint Carlin. Neveu du baron Petitpieds, tristement veuf et sans descendance.

Il avait insisté sur ses derniers mots et ils eurent, sur Gaylor, le résultat escompté. Il écarquilla les yeux et fixa Gravis d’un regard nouveau.

— Le baronnet Gravis Petitpieds… Le royaume des Vignes, souffla-t-il. Tu étais parti à ce qu’on m’a dit.

— Pour un temps, oui, confirma le petit majordome sans baisser le regard.

— Vous accueillez de bien étranges personnes au sein de vos terres…

Il jeta un nouveau regard vers Ezéquiel, s’attardant sur sa peau mat. Il frissonna et le sourire d’Ezéquiel s’élargit.

— C’est à nous de juger, répliqua Gravis calmement.

Le baron Gaylor émit un claquement de langue agacé. Il fixa de nouveau Gravis et son ton se durcit.

— Fort heureusement, les choses sont sur le point de changer.

— Que voulez-vous dire ? demanda Gravis.

Le cavalier balaya sa question d’un revers de la main.

— Vous passerez commission à votre oncle que j’attends sa réponse avant la fin de la semaine. Sans quoi, les sanctions s’imposeront d’elles-mêmes. J’ai été suffisamment bon et patient…

Il se tourna vers Carlin et sourit méchamment.

— Manant ! Pour vos manquements aux règles en vigueur sur mon territoire et avoir mis sa sécurité en péril, vous mériteriez une peine des plus conséquentes.

Carlin Bantreux se raidit alors que Gravis Petitpieds devenait rouge d’indignation. Le baron Gaylor les observa tous deux, tout en affichant son contentement, avant de reprendre.

— Mais dans ma mansuétude, vous n’écoperez que d’une peine bien plus légère. Vous serez de corvées toute cette semaine. Le temps que mes affaires avec le royaume des Vignes prennent fin. Quand je dis corvées, j’inclus aussi les latrines extérieures qui n’ont pas été creusées assez profondément. Ne suis-je pas clément ?

— Bien sûr que si, baron Gaylor, lui accorda Carlin qui n’avait pas l’air d’en penser un seul mot.

— Que fais-tu encore ici ?

Le soldat baissa la tête, prit sa lance et lança un sourire à Gravis lui signifiant que tout allait bien. Le petit majordome ne se départit pas de son air indigné pour autant mais garda le silence. Cormack ne put s’empêcher d’éprouver une certaine pitié pour le soldat Carlin. Le voyant trottiner rapidement, sa lance à la main. De l’autre, il tenait son pantalon sans ceinture pour qu’il ne lui glisse pas sur les chevilles. De ce fait, il conservait une position voûtée dans sa course.

Pas un des gardes n’esquissa le moindre sourire ou n’exprima la moindre moquerie. Ils trouvaient, tout autant que lui, injuste la manière dont leur camarade était traité et étaient bien conscients qu’il aurait pu s’agir de n’importe lequel d’entre eux.

Et pendant ce temps, Gravis et le baron Gaylor continuèrent de s’affronter du regard.