Chapitre 57

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— Tu es un baron ?!

Gravis adressa un sourire gêné à Cormack. Voilà six heures qu’ils avaient quitté le passage de l’Entonnoir affublé de son belliqueux baron Gaylor, et le Rolf paraissait sur le point d’exploser.

— Aspirant baron, pour être exact, seigneur Cormack, expliqua le petit homme mal à l’aise.

— Aspirant baron ? Tu dois donc le devenir ?

Le petit majordome grimaça.

— Ce n’est pas aussi simple, seigneur. Vous n’êtes pas sans savoir que l’alternative au défi est la passation pure et simple des pouvoirs et du titre. Le droit de succession revient généralement à la descendance ou alors, le baron au pouvoir peut, lui-même, déléguer sa fonction à une personne de confiance. Par écrit ou voie orale. En ce qui me concerne, mon oncle est veuf et n’a pas d’enfant. Donc, s’il ne désigne personne d’autre, à sa mort, je suis censé hériter de ses pouvoirs, de son titre et donc, de ses terres…

— Pourquoi es-tu donc un simple majordome ? s’exclama Cormack qui n’en revenait toujours pas.

— J’aime… ou plutôt, j’aimais mon travail, seigneur Cormack. Le fait d’être baron ou de posséder des terres m’importe peu. Surtout quand cela signifie la mort de mon oncle. Chose qui m’attristerait bien plus que ce qu’aucun titre ne pourrait consoler. Il y a quelques années, je suis donc parti pour voler de mes propres ailes. Je voulais voir le monde, pas rester cloîtré dans un domaine grand, certes, mais tout de même limité par des frontières…

— Hum…, fit Cormack, visiblement peu convaincu.

Le Rolf avait encore le souvenir de la « suite dortoir » dans laquelle ils avaient bu ce vin en compagnie du majordome. Pour quelqu’un d’aussi petit, un espace modeste prenait des dimensions titanesques. À cela, on pouvait rajouter le goût pour l’exagération que semblait posséder ce ridicule, bien qu’attachant personnage.

— La passation de ces pouvoirs peut se faire du vivant du baron, si je comprends bien, observa Ezéquiel.

— Bien entendu, seigneur.

— Et n’importe qui peut obtenir le titre de baron sans forcément provoquer l’un d’eux en duel ? poursuivit le jeune prince.

— En duel ? pouffa le petit majordome. Vous n’y pensez pas… Et bien sûr, n’importe qui peut devenir baron s’il est choisi par le baron au pouvoir comme son digne successeur. Voyez-vous, le titre de baron est, comment dire… c’est au-dessus de l’individu, au-dessus de l’homme. Ainsi est-il décrit dans nos textes de loi. On peut même dire qu’il s’agit d’une fonction surpassant l’être en lui-même…

— Un peu pompeux pour un chef de village, maugréa Cormack.

Gravis éclata de rire, nullement vexé par la remarque du Rolf.

— Seigneur Cormack, tous les barons ne sont pas des chefs de village. Si vous avez l’occasion de visiter les Hauts Royaumes, vous verrez à quel point ces cités n’ont rien à envier aux duchés d’Irile. Croyez-moi !

— Je n’ai jamais mis un pied en Irile, bougonna le colosse. Et vu la tournure que prennent les choses, ça ne risque pas d’arriver ! On va de catastrophe en catastrophe et à ce rythme-là, je me demande si nous serons encore en vie la semaine prochaine…

— Gravis, intervint Ezéquiel, coupant le Rolf dans ses récriminations. Il faut que tu m’éclaires. La provocation en duel est l’un des fondements même de votre constitution, n’est-ce-pas ? Du moins, c’est un aspect de votre culture que les vôtres revendiquent aux yeux des autres royaumes des Contrées.

— Effectivement, seigneur, acquiesça Gravis d’une voix hésitante.

— Alors pourquoi en parles-tu comme s’il s’agissait d’un procédé dépassé ?

Le petit majordome émit un rire nerveux. Se grattant maladroitement la tête, il leur adressa un regard embarrassé.

— J’ai bien peur que cela soit le cas, seigneur.

— Que veux-tu dire ?

Le petit homme se gratta la tête de nouveau et resta un instant silencieux. Comme s’il prenait le temps d’organiser les éléments dans son esprit, histoire de présenter la réalité sous son jour le plus favorable. Il prit finalement la parole.

— Seigneur Ezéquiel, depuis que nous avons quitté le royaume du baron Gaylor, qu’avez-vous remarqué ?

Le jeune prince fronça les sourcils, ne voyant pas très bien où voulait en venir Gravis Petitpieds.

— Tu veux parler des particularités des villa… royaumes que nous avons traversés, c’est cela ?

— Exactement ! s’exclama le petit homme.

— Et alors ? maugréa le Rolf.

Cependant, Ezéquiel était en pleine réflexion et ne faisait pas attention à lui.

— L’avant-dernier village, celui près de la rivière. J’ai remarqué quelques moulins et des étals où ils faisaient sécher quantités de poissons…

— Celui d’avant était parsemé de silos à grain, continua Caes.

— Et du bétail dans le précédent, plaça Kappa dont la voix leur parvint depuis l’intérieur du charriot.

Cormack ouvrait de grands yeux qui brillaient d’incompréhension et plus que tout, d’agacement.

— Encore une fois, et alors ?! explosa-t-il. En quoi ça nous avance de savoir que l’un préfère le poisson au cochon ? Et puis, comment vous avez pu remarquer tout ça ? Surtout toi, Kappa !

— On observe, répliqua simplement le chevalier.

— C’est plus de l’observation, c’est du voyeurisme, grogna le Rolf plein d’une mauvaise foi non contenue.

Le rire étouffé du chevalier lui parvint.

— C’est exactement cela ! Vous y êtes ! approuva Gravis Petitpieds. Non, pas vous, seigneur Cormack… Le territoire des Baronnies se divise en soixante-quatre royaumes distincts, dont cinq Hauts Royaumes et douze Moyens Royaumes. Il fut un temps où il s’en trouvait beaucoup plus, bien avant la Guerre des Saints. Les Hauts et Moyens Royaumes n’existaient pas encore et une multitude de petits royaumes divisaient notre territoire. Les duels étaient sans fin, de même que les affrontements entre villages. Impossible d’établir une société durable de ce nom, vous comprenez bien…

— Je crois que je commence à comprendre, murmura Ezéquiel comme pour lui-même.

— Eh bien moi pas ! s’exclama Cormack. Ras l’bol des cours d’histoire, on est plus à l’école et…

— Seigneur Cormack ! s’écria tout à coup Gravis d’une voix autoritaire. Voulez-vous bien vous taire !

On aurait cru qu’il sermonnait un enfant et le Rolf en fut tellement surpris qu’il ne trouva plus quoi dire. De nouveaux rires se firent entendre. Comme si rien ne s’était passé, le petit majordome reprit ses explications sur le même ton enjoué.

— Puis est arrivé le Baron Rouge et sa conquête de nos territoires. Il fut le premier à faire des Baronnies ce qu’elles sont aujourd’hui. Une nation forte et non cet ensemble de villages se livrant bataille et se fragilisant dans ces guerres sans fin.

Il a unifié les Baronnies sous une même bannière et, comme vous le savez, a tenté d’annexer les autres royaumes des Contrées. Il grimaça. Après la défaite, les Baronnies ont été de nouveau fragmentées. Cependant, il y a eu l’émergence des Hauts Royaumes qui allaient administrer le territoire et garder le contrôle grâce à leurs armées. Sur les côtes se développèrent ce que l’on a fini par appeler les Moyens Royaumes, qui forment le Croissant, les plaques tournantes de notre économie.

Il leva les bras au ciel en poussant un grand soupir avant de poursuivre.

— Vous imaginez bien qu’à partir de ce moment-là, il n’était plus question que les barons de ces cités prennent le risque de perdre leurs terres. Je dirais même que les Baronnies ne pouvaient plus se permettre l’arrivée d’un nouveau baron aux idées contraires à la bonne marche à suivre pour l’équilibre économique du pays. Du coup, les duels ne sont pas restés dans les mœurs bien longtemps après ça…

— Mais ils étaient légaux, n’est-ce pas ? insista Ezéquiel. Il est bien arrivé que certains tentent de s’emparer de ces Hauts et Moyens Royaumes, non ?

Le petit majordome acquiesça gravement.

— Oui, je le pense aussi, seigneur Ezéquiel. Mais il est impossible de battre les champions des Hauts Royaumes. C’est la mort assurée ! En ce qui concerne le Croissant, c’est plus difficile à dire. Personne à ma connaissance n’a déjà provoqué l’un de ses barons.

— Pourquoi cela ?

Gravis réfléchit un instant avant de répondre.

— Ce sont des endroits peu fréquentables, vous savez. Si quelqu’un voulait provoquer un des barons en duel… Eh bien, il aurait peu de chances de survivre jusqu’au duel, si vous voyez ce que je veux dire…

— Je vois très bien, Gravis.

— La pègre, murmura Caes.

Un silence suivit cette déclaration. Au bout d’un moment, le majordome finit par reprendre.

— Il était logique que les Bas Royaumes fassent de même. La raison était simple, il fallait survivre car la misère y régnait en maîtresse. Les villages se sont spécialisés à fournir diverses denrées et ont commercé entre eux. C’est à ce moment-là que les Hauts Royaumes ont commencé à faire attention à nous. Avec les taxes, évidemment. Bien qu’ils ne nous affament jamais… Il y a des tournois, bien sûr, mais ils sont factices depuis bien longtemps. De simples exhibitions pour divertir les étrangers. Après, on mange et on boit. On boit beaucoup !

Fallait s’en douter, pensa Cormack que la mauvaise humeur refusait de quitter.

Face à eux se dressait une immense colline. Un petit village s’étendait d’amont en aval sur son flanc gauche alors qu’ils empruntaient la route caillouteuse menant à son sommet. Les deux chevaux de trait peinaient à tirer le charriot cahotant sur cette montée inégale au sol accidenté.

Cormack se rendait compte que la réalité n’avait rien à voir avec ce que ses livres d’histoire lui avaient appris. Plus jeune, alors qu’il rêvait encore de parcourir le monde en quête d’aventures et d’exploits qui lui assureraient le plus grand des renoms, il s’était imaginé les Baronnies comme étant le fief de valeureux barons. Des maîtres d’arme qui n’aspiraient qu’à se défier les uns les autres, confrontant sans cesse leur adresse au maniement de l’épée. Mettant en jeu leurs royaumes et leurs propres vies dans l’intensité d’un combat épique, marquant au fer les mémoires, que ce soit dans la défaite ou la victoire…

Au lieu de cela, il se retrouvait entouré de misérables villages appelés sobrement « royaumes » où les « barons » ne pensaient qu’à festoyer et boire, avec pour seule mise en jeu leur santé, de par un mode de vie abusif et déviant.

Évidemment, il connaissait l’histoire des Baronnies: le Baron Rouge, les tentatives d’annexions des Contrées et l’émergence des Hauts et Moyens Royaumes. Cependant, penser au résultat de l’évolution de ces territoires le déprimait.

Sans même compter les fois où il avait failli perdre la vie depuis le début de leur voyage, ni le fait qu’ils n’arriveraient jamais en Irile à temps ou même qu’il ne rencontrerait jamais Basil Ravengrive. Il fallait rajouter que les Contrées ne cessaient de perdre de leur attrait. Délavant lentement, mais sûrement, le tableau qu’il s’en était fait depuis qu’il était enfant. Lui donnant un aspect trouble et chaotique où les enjeux étaient aussi incompréhensibles qu’inaccessibles.

— Gravis ? questionna de nouveau Ezéquiel. Pourquoi ne pas nous avoir révélé que tu étais natif des Baronnies ? Qui plus est, un futur baron ?

Le majordome laissa échapper un petit rire ravi.

— Mais parce que vous ne me l’aviez pas demandé, seigneur Ezéquiel !

Le jeune prince rit à son tour. Un vrai rire! Cormack en écarquilla les yeux de surprise alors que l’éclat de son ami résonnait sur la colline.

— C’est vrai, finit-il par hoqueter en s’essuyant les yeux. Tu as tout à fait raison, Gravis et je m’en excuse.

Le petit homme afficha un regard perplexe, puis son visage se fendit d’un large sourire heureux. Il secoua la tête.

— Vous êtes une bien étrange personne, seigneur Ezéquiel…

— Et toi, Gravis ! coupa Cormack, désireux d’abréger cet insupportable moment de cordialité. Dans quoi ton village s’est-il spécialisé ? La lessive ? Le nettoyage de crottins sur les routes ?

Il rit à son tour. Un rire gras et condescendant qui lui attira des œillades désapprobatrices de la part d’Ezéquiel et de Caes. Gravis, par contre, le joignit dans son rire, à la différence que le sien était tout à fait dénué de mauvais sentiments.

— Dans le vin, seigneur Cormack. Nous sommes spécialisés dans le vin.

La bonhomie du Rolf s’interrompit dans un hoquet étranglé.

— Ah… le vin, c’est… c’est bien, Gravis.

Il se tut avant de lâcher un autre compliment qu’il aurait pu regretter. Le vin! Évidemment… Il n’était pas étonnant que cet alcoolique de Gravis Petitpieds tienne l’origine de cette triste tendance autodestructrice de son village natal. Cormack imaginait déjà les quelques vignes réparties sur un petit jardin, bien insuffisantes pour une production à grande échelle, tout juste pour assouvir les besoins tendancieux d’un oncle dépravé et de son innocent neveu.

Ezéquiel l’observait avec une mine perplexe tandis qu’ils atteignaient le sommet de la colline. C’est alors que Gravis courut sur quelques mètres avant d’écarter les bras en s’écriant:

— Voici le fief des Petitpieds ! Laissez-moi vous présenter le domaine des Vignes !

Caes laissa échapper un sifflement et le jeune prince hocha simplement de la tête comme s’il s’y attendait. Cormack, lui par contre, ne put empêcher le cri de stupeur qui monta du plus profond de sa gorge.

En contrebas de la colline et sur des dizaines de lieux à la ronde, s’étendaient les vignes des Petitpieds. On distinguait, ici et là, des paysans en plein travail et il était impossible d’établir concrètement leur nombre. Cent, deux cent de visibles peut-être… Au loin, on devinait un village qui se trouvait peut-être à dix kilomètres de là d’où ils étaient juchés.

— Ce… ce n’est pas possible, balbutia le Rolf. C’est un cauchemar !

— Que dites-vous, seigneur Cormack ? s’enquit le petit majordome.

— Il est juste impressionné, intervint Ezéquiel avec un demi-sourire. Es-tu certain que nous ne dérangerons pas ?

Gravis balaya ses inquiétudes d’un geste de la main.

— N’y pensez même pas ! s’exclama-t-il. Des invités de marque comme vous ! C’est mon oncle qui va être honoré… Nous allons boire beaucoup, ce soir, croyez-moi !

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