Chapitre 62

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— Aussi doué soit l’auteur, cette œuvre ne doit qu’à vous pour autant se distinguer ! déclara Clare, tout sourire.

C’est avec un éclat de rire ravi que la baronne accueillit ce compliment de la part de la pupille. Un rire qui résonna promptement dans le salon de thé. Une annexe à ses quartiers personnels donnant sur l’extérieur par une large baie triangulaire, et par laquelle se poursuivait un adorable patio aux boiseries à l’image de Couliour. Tout en fines sculptures à même le bois, rehaussées d’un lierre à l’expansion méticuleusement contrôlée.

Le portrait trônait au-dessus d’une cheminée élégamment ouvragée. Il se trouvait être à la taille réelle de son modèle et Clare, en dépit de l’idée qu’elle se faisait de cette femme, n’en restait pas moins sincère. Bien que la vue de cet œuvre soit pour le moins embarrassante.

Sur ce tableau, Artance était nue.

— Vous me flattez, très chère, minauda cette dernière. Mais derrière chaque modèle se cache un artiste…, et inversement.

La pupille serra les dents face à cette modestie auréolée d’une sagesse qu’elle savait absente dans le personnage d’Artance de Nabar. Hélas, le portrait ne lui donnait guère de raisons pour appuyer cette pensée réconfortante.

Debout et de biais, à l’encadrement de cette même baie triangulaire, la baronne offrait un profil langoureux mêlant mystère et sensualité. Simplement revêtue d’un léger sourire ainsi que d’un simple châle recouvrant ses menus avant-bras, de même que le bas de son dos. Elle semblait inviter son spectateur à la rejoindre, comme pour lui faire voir ce qu’il se trouvait au-delà de ce boudoir.

Ses cheveux lâchés lui descendaient jusqu’à la taille en de ravissantes mèches d’un noir profond qui laissaient entrevoir les creux au bas de son dos et la naissance de ses fesses au teint crémeux.

Le portrait était magnifique et la baronne n’avait malheureusement que très peu à lui envier. Bien entendu, l’auteur l’avait si subtilement magnifiée qu’il était difficile d’établir, entre le modèle et l’original, une comparaison digne de ce nom.

— Qu’il doit être terrifiant de s’exposer ainsi devant un homme…, soupira Lamia, pensive. Quelle courage, quelle… témérité.

— Allons, dame Lamia ! s’exclama Artance. Nous savons toutes deux ce qu’est l’art dans sa forme la plus pure. Nulle impudeur, seulement la mise à nue de nos âmes… Elle émit un nouveau rire de gorge tout en s’éventant le rouge qui lui montait aux joues de sa main délicate. De plus, j’irais jusqu’à vous avouer qu’il n’y a rien à craindre avec le célèbre Elban Feulys. Il reste si professionnel, voyez-vous…

Artance marqua une courte pause pendant laquelle elle leva à son tour sa tasse pour y tremper les lèvres.

— Je pense même que nous, les femmes, ne l’attirons guère. Il préfère s’encanailler dans le Croissant, lors de fêtes aux caractères aussi indécents qu’extravagants. Nulles règles n’y ont cours si ce n’est le devoir de réaliser ses fantasmes…

La baronne frissonna en reposant sa tasse. Relevant son menton pour se donner contenance, elle s’éventa encore.

— Si c’est le prix à payer pour une quelconque fibre artistique, soit… Elle finit par s’humecter la lèvre inférieure tout en la mordillant subrepticement. Qui suis-je pour juger ?

Un silence passa avant que Lamia ne se décide à intervenir.

— Bien… entendu…

À laisser traîner son onctueuse voix plus qu’à son habitude, Clare devina que son amie venait tout juste d’acquérir un trésor qu’elle se promettait sûrement de déterrer dans sa totalité.

Secouant délicatement la tête tout en relevant son menton toujours plus haut, Artance plaça :

— Cependant, j’ai ouïe dire que vous trouviez votre inspiration ailleurs, dame Lamia.

— Les dires de sa seigneurie sont fondés, acquiesça cette dernière. Comme je l’ai dit lors de cet inégalable dîner, deux jours plus tôt, ma créativité ne connaît aucune limite lorsque je séjourne aux Embruns. Peut-être est-ce grâce aux multiples attentions du baron Lormet ou… l’iode, je n’en sais rien.

Elle émit un petit rire précieux avant que son sourire ne s’élargisse alors qu’elle poursuivait avec mystère.

— Mais peut-être que cette même créativité se trouverait décuplée si je me trouvais aux abords du Mur. Durant ces temps troublés, le danger ainsi que… l’excitation pourrait conduire à une inspiration des plus… uniques.

À ces mots, les yeux de la baronne s’agrandirent de stupeur.

— Dame Lamia, vous n’y pensez pas ! Quoi qu’en dise mon baron de mari, le Mur n’est pas sûr ! Les Contrées Chantantes regorgent de dangers et ils se pressent à nos frontières. Seules ces dernières protègent encore le monde civilisé ! Moi vivante et les Hauts Royaumes encore debout, vous ne vous approcherez pas du Mur. Ni même ne mettrez un pied au Rhondos !

— À vous croire, les Rolfs seraient déjà à nos portes, rétorqua Lamia avec une certaine acidité dans la voix.

— Même si c’était le cas, je ne pense pas que ces sujets concernent les dames que nous sommes ! l’avertit Artance avec sévérité tout en se munissant de sa tasse. L’un de nos devoirs, par contre, est de savoir quelle est sa place…

Voilà que le mépris et la suffisance teintaient de nouveau son regard noir qui ne permettait pas le mensonge. Suite à cette réprimande à peine dissimulée, elle le reporta sur son portrait, ignorant superbement la dame de parage pour se perdre dans sa propre splendeur.

Bien que, consciente que Lamia ait fauté par ce manque de contrôle, Clare comprenait tout à fait son agacement. Cela faisait plus d’une heure qu’elles entretenaient des discussions à la futilité aberrante en compagnie d’Artance de Nabar. Et lorsqu’elles tentaient de dévier le sujet, c’était pour se heurter à une réserve inattendue.

À l’instar du dîner, deux jours plus tôt, la baronne ne semblait plus être disposée à s’étendre sur les récents évènements. Rolfs sauvages et Royaumes Francs avaient laissé place aux tableaux et discussions mondaines au grand désespoir des deux femmes qui n’avaient eu de cesse de ronger leurs freins depuis deux jours. La pupille et sa suivante s’étaient vite rendues compte qu’Artance de Nabar avait eu ses consignes.

Alistair ? François de Nabar ? Peut-être les deux…

Clare prit le parti d’intervenir, avec au préalable un regard à l’adresse de sa suivante qui en disait long.

Avisant la Baronne d’un air peiné, elle souffla :

— Je n’ose penser à quel point cela doit être difficile pour vous, ma dame. Agir en vertu de vos nobles principes en dépit de vos inquiétudes pour votre neveu, Gaylor de Nabar. M’imaginer être à votre place est au-dessus de mes forces…

Sa voix se brisa et elle sentit le sourire machiavélique de Lamia ressurgir. Dans le regard d’Artance, toute trace de mépris avait disparu pour ne trahir qu’une profonde tristesse. Elle riva sur Clare une expression si compréhensive que la pupille douta qu’il s’agisse de la même personne.

En effet, la baronne alla même jusqu’à rabaisser son menton bien haut.

— Il n’est guère aisé de savoir ceux à qui l’on tient loin de soi et si près du danger, commença-t-elle. Gaylor a toujours eu à cœur de prouver sa valeur aux yeux de son oncle. Cependant, il est le neveu et non le fils. Ce qui l’a toujours forcé à se confronter aux difficultés et aux tâches ingrates. Ses yeux se remplirent de larmes. Il est d’un noble sang et pourtant François avait des réserves à même lui confier l’Entonnoir, ce bastion ridicule !

Elle s’éventa les yeux pour sauvegarder son maquillage alors que Clare et Lamia acquiesçaient avec compassion.

La pupille ne s’était pas trompée sur cette corde sensible.

— Mais les grands hommes sont ainsi car ils peuvent créer un empire à partir d’un tas de cendres ! poursuivit la baronne en relevant de nouveau son menton. Et s’il y en a bien un capable de tenir debout entre deux fronts, il s’agit bien de mon Gaylor !

— Deux fronts ? s’étonna Clare en haussant un sourcil. Que voulez-vous dire ? Les Rolfs ne sont pas le seul ennemi ?

Artance de Nabar se leva brusquement pour se poster aux abords de la baie triangulaire. Avec cette peinture dans la même pièce, inutile de dire que la vision était d’une certaine étrangeté.

— Je parle d’un autre genre d’ennemi, jeunes demoiselles ! Un ennemi qui apparaît lorsque nous, les puissants, ne traçons pas cette immuable frontière avec les basses extractions. Lorsque les petites gens en oublient qui ils sont contraints de servir. Il y a des seigneurs et des vassaux. Il est fondamental que chacun connaisse sa place bien que certains soient promis à s’élever. Sans une élite, il y aurait l’anarchie.

Lamia avisa Clare d’un regard amusé dans le dos de la baronne. Quant à elle, la pupille se plut à imaginer Joseph Graysons entendant de tels propos. Chose probable que le cœur du vieil homme n’aurait pas été en mesure de les supporter.

Artance de Nabar était connue pour être une femme cupide et avide de pouvoir et il n’étonnait guère la jeune femme que l’égo de cette noble dame soit si ridiculement développé. Cependant, elle n’était pas là pour juger mais pour recueillir des informations. Et lorsque la baronne se tourna vers elle, elle lui offrit le sourire de la pupille.

— De la même manière que derrière un artiste se trouve un modèle, il se cache une femme derrière un grand homme, poursuivit-t-elle pompeusement. Bien qu’il me délaisse pour le Rhondos, mon mari me doit beaucoup. Dame Clare, vous comprendrez vite ce qu’est le rôle d’une femme de pouvoir en plus d’une épouse. Lorain n’est pas Gaylor, c’est certain et cela va sans dire que votre tâche s’en trouvera plus ardue. Je vous vois comme une petite princesse à peine sortie de l’adolescence… Elle lâcha un rire de gorge tout en adressant à Clare un sourire mêlant tendresse et condescendance… Pourtant, je vois également un potentiel certain. Toute grande femme a d’abord commencé par n’être qu’enfant. Sous mon giron, vous grandirez.

Alors que Lamia laissait échapper un rire ravi qu’il fallait bien connaître pour savoir moqueur, Clare se retint de tiquer. Conservant ce sourire propre à la pupille figé sur un masque d’adoration.

— C’est… trop vous demander, s’étrangla-t-elle presque.

Les mots avaient eu plus de mal que prévu à sortir de sa gorge.

— Cela, j’en suis seule juge ! s’exclama Artance en avisant la pendule puis d’enchaîner avec brusquerie. Dame Clare, vos fiançailles sont d’ores et déjà programmées et la cérémonie aura lieu à Couliour, dans les jours qui verront se dérouler vôtre Conseil. La nouvelle va bientôt se répandre que la pupille a trouvé l’am… Dame Clare, ai-je bien votre attention ?

La pupille releva les yeux, irrésistiblement attirés par le sol, en direction d’Artance. Cette annonce l’avait frappée comme un coup de poing au visage, lui engourdissant le corps et l’esprit de manière on ne peut plus curieuse.

— Excusez-moi, se reprit-elle. C’est juste un peu soudain.

Un éclair de compréhension traversa les traits de la baronne. Un éclair, seulement…

— Cela l’est toujours, admit cette dernière. C’est là que vient notre deuxième sujet et non de moindre importance… Les fastueuses cérémonies impliquent une représentation hors-normes et pour cette union de nos royaumes, je veux resplendir. D’où votre talentueuse présence, dame Lamia… Je vous fais commande, de vive voix, de la plus merveilleuse des robes. À l’image de ce tableau, je veux qu’elle soit en accord avec ma personnalité. Pensez-vous pouvoir créer cette pièce unique avant la cérémonie ?

— En trois fois moins de temps, grommela discrètement la plantureuse brune.

— Je vous demande pardon ?

— C’est tout à fait possible, vôtre Altesse, sourit Lamia.

Elle chercha le regard de sa maîtresse mais celle-ci gardait ses yeux obstinément fixés sur la baronne.

— Vos mensurations seules me seront… utiles.

— Vous les aurez.

— Quant à ce lieu stimulant la création…, commença la dame de parage.

— Vous ne mettrez pas un pied au Rhondos, je le répète, coupa Artance sans détour en durcissant le ton. Ni même où que ce soit à proximité du Mur, me suis-je bien fait comprendre ?

— Tout à fait, acquiesça la jeune femme brune bien que les probabilités qu’il s’agisse là d’une dernière tentative soient grandes. Mais si vous pouviez considérer…

— Les Embruns ! intervint Clare sans faire mine de remarquer le coup d’œil déconcerté de sa compagne. C’était ce que Lamia avait en tête.

La baronne, qui allait se rasseoir, marqua une hésitation dans le mouvement. Tout en prenant le temps de répondre, elle se munit d’une clochette qu’elle fit tinter momentanément.

— Les Embruns, répéta-t-elle visiblement peu emballée alors qu’une armée de domestiques se précipitait pour changer le service à thé et le remplacer par un plus grand.

Deux tasses de plus se rajoutaient à ce service que l’on aurait cru flambant neuf, avec différentes sucreries en accompagnement. L’estomac retournée, Clare s’en détourna vite, sans que ce soit la vue de cet étalage qui la rendit malade.

— Lamia a ses habitudes lorsqu’il est question de pièce unique, plaça-t-elle en se reprenant.

— Je comprends, hésita Artance qui semblait aux prises avec un profond dilemme. Cependant, je ne crois pas me tromper en pensant que la pupille ne se séparera pas de sa dame de parage et les préparatifs risquent de…

— Comme vous l’aviez si bien dit, l’interrompit Clare sans plus de cérémonie. Alistair peut se charger de tout cela.

Suite à cette nouvelle intervention, la baronne lui renvoya un regard courroucé vite remplacé par l’incertitude. L’idée de les savoir loin de Couliour ne lui plaisait pas, c’était évident. Mais d’un autre côté, celle de ne pas avoir la plus merveilleuse des robes, également. L’idée la moins plaisante trancherait.

Quant à Clare, la colère couvait en elle. Une colère froide et tenace qui hurlait, menaçant de se dévoiler par une explosion de fureur. Elle serra les poings tout en conservant ce sourire propre à la pupille.

La baronne ouvrit de nouveau la bouche mais elle la devança.

— Un bien maigre prix à payer pour une quelconque fibre artistique, asséna-t-elle en adressant un sourire resplendissant à Lamia qui le lui retourna

À cette dernière phrase, Artance esquissa une moue pensive. Avisant un instant son portrait, elle s’imaginait certainement celui-ci vêtu d’une robe tout aussi personnelle… unique.

— Soit ! décida-t-elle enfin. Qui suis-je pour juger une requête à ce point innocente. Elle sourit à son tour. Bien éloignée des besoins d’un homme comme Elban Feulys et ses soirées sordides… Mes serviteurs auront pour instruction d’accéder à n’importe laquelle de vos demandes sans discussions. Vous avez ma bénédiction, à condition que vous soyez revenues pour la cérémonie, le teint rosi par la fraîcheur des Embruns !

Clare et Lamia gloussèrent en échangeant un regard entendu.

— Sans oublier votre… robe, souffla malicieusement la dame de parage.

Une expression de joie infantile éclaira le visage d’Artance de Nabar et la pupille eut alors un éclair de compassion pour cette dame de pouvoir qui semblait bien seule. Mue par le désir d’exister au travers d’une beauté qu’elle savait éphémère et de plaisirs du même acabit.

Un éclair, seulement…

On frappa à la porte, et sur une injonction d’Artance, une domestique entra. Annonçant que les invitées de la baronne se trouvaient sur le pas.

— Hâtez-vous donc ! somma cette dernière en la congédiant d’un geste de sa main délicate. Faites-les entrer !

Deux autres servantes à ses côtés, l’encadrant dans une mise en scène délibérée, elle releva son menton bien haut. Une lueur de contentement habitant ses beaux yeux noirs et francs. C’est alors que, sans surprise, entrèrent Méline des Chênes ainsi que Myrcella de Roy dont l’expression de ravissement avait de quoi porter au comble de l’exaspération.

Clare et Lamia ne manquèrent pas de pousser les sincères exclamations d’un étonnement mêlé d’enthousiasme. Trop heureuse de cet accueil inattendu, la désagréable Myrcella eut tôt fait de s’écrier à son tour, de même que dame Méline sous le regard satisfait d’Artance.

Nul doute qu’à partir de cet instant, le duc Mires allait se retrouver, malgré lui, au centre des conversations…

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