— Ma dame, je ne… comprends pas.

Toujours ce ton traînant alors que la plantureuse brune se penchait sur le parterre des multiples fleurs, semblant se perdre un instant dans la flagrance de leurs parfums mêlés.

S’attendant à cela de la part de sa dame de parage, Clare poussa un soupir tout en faisant mine d’admirer les jardins personnels d’Artance de Nabar. Un vaste et labyrinthique espace fleuri à outrance.

Cet ouvrage naturel communiquait avec les quartiers de la baronne qui, après collation, les avaient enjointes à la suivre à travers la baie triangulaire. Là, elles avaient traversé le patio pour un long et large escalier en haut duquel il leur avait été possible d’avoir une vue d’ensemble de ce nouveau joyau propre à Couliour : des dizaines de chemins de pierres dallées bordés de bandes multicolores. Des bancs aux formes insolites étaient implantés ci et là, de même que des arbres aux aspects remarquables. À l’image du lierre dans les appartements de la baronne, ces arbustes avaient vu leurs croissances minutieusement contrôlées, devenant ainsi de véritables sculptures feuillues.

Tout en paraissant se perdre dans cette beauté, Clare prit bien soin de repérer leurs accompagnatrices. À une vingtaine de mètres de leurs positions, Artance de Nabar, Myrcella de Roy et Méline des Chênes se trouvaient en pleine discussion à grands renforts de gloussement.

Il y avait tant à dire sur le duc Mires, bien qu’il ne soit pas le seul à pâtir des ragots…

— Je sais ce que tu vas me dire, Lamia…

— Il reste encore à faire entre Nabar et ses environs, ma dame, coupa celle-ci toujours sur le ton de la conversation. Nous avons le temps pour les… Embruns.

Un autre lieu dans Couliour et elles n’auraient jamais tenu pareils propos. Cependant, ces jardins semblaient être le domaine réservé à la baronne de Nabar. Un endroit où pouvaient se tenir les discussions sensibles et les révélations intimes.

— On ne nous laissera pas mettre un pied dans le Rhondos, Lamia. Tu as entendu…

— Nous n’avons même pas essayé…, ma dame, coupa encore la dame de parage. J’aurais pu être des plus persuasives avec seulement quelques jours de…

— Nous n’avons pas quelques jours ! l’imita Clare en l’interrompant à son tour. Nous n’avons aucune raison valable, aux yeux de nos hôtes, de nous aventurer dans le Rhondos. J’y inclus ta fibre artistique… Elle rit de bon cœur en paraissant s’extasier devant la danse amoureuse d’un couple de merles tandis que Lamia émettait un claquement de langue agacé. Il se passe des choses dans les Baronnies et ici, à Couliour, nous en sommes soigneusement tenues à l’écart. Continuer à enquêter sur l’existence de ces témoins de la caravane me semble être une totale perte de temps.

Nouveau claquement de langue alors que la plantureuse brune désignait le couple de merles à l’intention de Myrcella de Roy dont l’attention s’était momentanément fixée sur elles. La rondelette duchesse leur sourit et Lamia se tourna vers Clare. Son sourire à elle se fondant en une moue désapprobatrice.

— Je pense plutôt que vous cherchez à fuir quelque chose, ma dame…

Clare soupira encore. Elle s’était également attendue à ce genre de remarque. Bien que, pressée du besoin de débattre de la marche à suivre, Lamia avait été contrainte de s’extirper d’une discussion des plus instructives, à propos du couple d’Itaq ainsi que les infidélités répétées de ses moitiés.

Hélas, son désir de faire valoir ses arguments à son amie avait pris le pas sur la patience des juteux détails à venir. Et elle en concevait un indubitable agacement.

— Lamia, la fuite n’a pas sa place dans ma façon de voir les choses, affirma-t-elle avec douceur tout en glissant une violette dans la chevelure auburn de celle-ci. Il s’y trouve ce que le tourmenteur affronte, ainsi que ce que la pupille subit.

— La simple… idée de séparer la pupille du tourmenteur prouve à quel point vous fuyez…, justement, contre-attaqua son interlocutrice avec gravité. Pour ma part, je ne dissocie pas la brillante artiste de la Sorc…

— Cela suffit ! l’interrompit la jeune femme blonde tout en la prenant par la taille comme pour lui murmurer un secret à l’oreille dans une attitude enfantine.

— Si cela… suffit, rétorqua son amie tout en se prêtant au jeu sous l’œil attendrie de la baronne et des duchesses. Alors donnez-moi la raison pour laquelle nous devrions partir pour les Embruns au lieu de continuer à approfondir… ici ? Une raison… valable à mes yeux, je dis bien.

La pupille secoua lentement la tête à cette franche ironie. Et malgré elle, ses lèvres frémirent. Ce qui détendit imperceptiblement la dame de parage.

— Artance nous a donné la… raison…, fit malicieusement Clare tout en exagérant délibérément le traînant des intonations de Lamia.

— Artance n’a fait que nous donner un vague aperçu des ambitions de son neveu, grommela cette dernière tout en réprimant, malgré tout, un sourire face à ce trait d’humour de la pupille. Et des siennes, tout en se présentant sous un jour aussi magnifié que ce pompeux portrait ! D’ailleurs, en parlant de…

Elle se figea de nouveau mais cette fois ci devant l’expression apparemment satisfaite de son amie qui prit le temps de placer.

— Elle nous a aussi montré ce portrait.

Clare vit que ses paroles mettaient du temps à prendre tout leur sens dans le vif esprit de la plantureuse brune. Elle vit aussi le visage de celle-ci s’éclairer lorsque ce fut chose faite.

— Vous pensez que c’est la raison de sa venue à Nabar ?

— Quelle autre raison, sinon ? Tu ignorais son talent pour la peinture ! Il a, lui-même, entrepris le trajet et fait à la baronne un magnifique présent, dépassant toutes ses attentes. La question est, qu’est-il venu prendre en échange ?

Lamia ouvrit la bouche mais rien n’en sortit. Une première. Elle finit cependant par afficher une expression de profonde admiration, avec un soupçon de malice.

— Voilà quelque chose à laquelle je ne m’attendais pas…, ma dame. Que vous-même me trainiez dans une entreprise aussi perverse… Vous m’avez convaincue !

Clare leva les yeux au ciel.

— Nous devons quand même passer par les Embruns et nous assurer de la coopération de ce cher baron Lormet.

— Ce cher baron Lormet ! s’extasia Lamia à son tour. La blessure que m’a causée son absence au dîner reste encore vive. Ainsi que le mal de ventre occasionné par cette avalanche de fruits de mer.

Elle cueillit, elle aussi, une violette avant de poursuivre.

— Avez-vous cru à sa maladie ?

— Pas le moins du monde !

Lamia arracha la moitié des pétales de la fleur avant d’en insérer la tige dans les courts cheveux blonds de sa protégée.

— À votre meilleur… côté ! susurra-t-elle en ricanant.

La pupille secoua la tête en présentant un air faussement navré.

— Au lieu de plaisanter, j’espère que tu ne t’es pas trop avancée en ce qui concerne la pièce unique de notre divine baronne.

— Pensez-vous ! J’avais déjà une avance… confortable. Douteriez-vous de mon sens de l’anticipation, ma dame ? Ou même de ma capacité à dénicher les mensurations de cette anorexique ?

— Ne me dis pas que tu l’avais déjà commencée ? s’étonna Clare, réellement surprise.

— Le jour même où le Conclave nous a annoncé le nom de votre prétendant, ma dame ! Dès lors, je n’ai eu de cesse de m’y atteler…

Tout en faisant cette surprenante révélation, la dame de parage se détourna de la pupille vers les trois femmes dont les discussions avaient repris. Son aura dangereuse emplit l’atmosphère alors qu’elle poursuivait dans un sifflement.

— J’y ai insufflé le dégoût ressenti à cette annonce, l’ennui de notre voyage jusqu’en ces lieux ainsi que la répulsion que me procure la proximité d’Elias Creed. Tout cela s’est trouvé agrémenté de la plus vulgaire mode en vogue chez les prostitués de Kerville et relevé des nausées qui m’ont accablé suite à la consommation de prune chez l’oncle Jo…

— Tu en avais définitivement trop bu, convint Clare avec un sérieux apparent.

— Il est vrai, acquiesça Lamia.

Elle sourit à Artance de Nabar qui leur faisait signe de venir la rejoindre avant d’ajouter.

— Je compte, malgré tout, à ce que cette œuvre soit d’une élégance… avérée. Une élégance dans laquelle notre baronne s’épanouira tel un cygne dans une eau miroitante sous les lumières lunaires… et là réside la difficulté. Cette inspiration, je ne la trouverai qu’en étant proche du… danger.

Elle trembla de plaisir tout en prenant Clare par le bras.

— Une pièce unique…, ma dame.

Cette dernière secoua la tête avec amusement tout en emboitant le pas de sa dame de parage.

Lamia était une véritable artiste.

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