Chapitre 64
— Oyez, oyez braves gens !
Bien conscient que les villageois n’avaient pas manqué de remarquer son arrivée tonitruante, il appliqua pourtant à la lettre cette introduction rituelle, propre aux hérauts des Hauts Royaumes. Les trompettes des deux gardes annonçaient sa présence à des kilomètres à la ronde.
Boursin Crieur sourit d’aise tout en avisant les deux hommes qui s’époumonaient dans leurs instruments. Il avait ordonné à ces imbéciles de commencer deux lieues avant le village et il était incroyable qu’ils soient encore debout à s‘exécuter. Le soleil, déjà haut dans le ciel, éclaira son rictus pompeux alors que son regard se promenait parmi les villageois qui se massaient autour de lui en traînant les pieds. Sa longue mèche rebelle lui tomba sur le front et il la repoussa d’un souffle sec tout en continuant de sourire joyeusement.
Il dodelina de la tête, humant l’air frais de ce coin perdu et profitant de l’odeur caractéristique des vignobles.
— Oyez, oyez, braves gens, répéta-t-il d’une voix de stentor.
Boursin Crieur sentit l’excitation monter en lui et Il se força au calme, contrôlant l’irrépressible envie de les plonger tous dans la tourmente au plus vite. Son plaisir en serait gâché… Son regard fut attiré par une énorme femme drapée à l’écart de la foule. Une femme des royaumes des Sables, en pleine bande centrale des Baronnies ? Voilà qui n’était pas anodin… On ne croisait en général ces gens-là que dans les Moyens Royaumes des Baronnies.
Les soldats s’escrimaient à tenir la note mais Boursin les ignora. Il venait de remarquer la silhouette drapée de la même manière mais assurément plus petite qui se tenait aux côtés de la gigantesque exotique. Un jeune homme au teint mat, au sourire narquois et au regard gênant.
Sans même s’en rendre compte, il se trémoussa sur sa selle, mal à l’aise. Délaissant les étrangers, il se concentra sur la foule. D’un signe de sa main, les trompettistes cessèrent leur boucan et observèrent un semblant de garde à vous. Ils étaient à bout de souffle et menaçaient de défaillir à tout instant mais un regard sévère de Boursin leur fit oublier toute fatigue.
Sa mèche lui retomba à nouveau dans les yeux. Toujours de sa main, il la repositionna en arrière. Autour de lui, le brouhaha perdit en volume jusqu’à parvenir à d’inaudibles chuchotements. Inspirant profondément, Boursin Crieur clama d’une voix forte qui emplit la place de village.
— Oyez, oyez braves gens ! En ma condition de héraut des Hauts Royaumes, j’apporte, en témoin, message de baron à baron, de royaume à royaume. Conformément aux lois baronniales en vigueur à ce jour, le présent baron du royaume de l’Entonnoir défie par les textes celui-là même du domaine des Vignes. Revendiquant terres et titre, il met en jeu son propre royaume dans un duel en armes où victoire par abandon ou décès sera preuve irréfutable de sa légitimité. Est dit par le témoin représentant les plus hautes instances que ce duel héroïque ait lieu d’ici trois jours, lorsque le soleil sera au plus haut dans le ciel. En cas de refus, moi-même, par les pouvoirs qui me sont conférés et conformément aux lois baronniales en vigueur à ce jour, prononcera la destitution pure et simple du baron déserteur !
Il laissa planer le silence quelques instants.
— Mais…, fit une voix dans la foule. Que va-t-il advenir de nous ? Nous travaillons ici ! Le domaine des Vignes nous fait tous vivre !
Un frisson d’extase parcourut l’échine de Boursin Crieur. C’était exactement le genre d’intervention qu’il espérait, pleine de désespoir et d’angoisse. Réprimant un sourire de joie, il darda sur la foule un regard indéchiffrable, symbole même de l’autorité absolue et impitoyable.
— Dans le cas d’une passation de terres et de titre, continua-t-il sur le même ton. Les sujets soumis à l’autorité du royaume revendiqué seront, conformément aux lois baronniales en vigueur à ce jour, laissés au bon vouloir du nouveau baron en fonction.
Une émigration d’un sujet vers un autre royaume ne peut être décidée que par lui, de même que son expulsion…
Il laissa traîner sa dernière phrase, lourde de menaces et se délecta des mines effarées qu’elle venait de provoquer. Par les Architectes, il n’existait pas de métier plus épanouissant que celui-ci!
— Son expulsion ?! crossa une femme sur sa droite.
Boursin Crieur ne put réprimer ce sourire-là et faillit en oublier ce qu’il devait dire par la suite.
— Le baron du domaine des Vignes portera réponse à ma personne avant la tombée du jour. Réponse que je transmettrai au baron revendiquant et ceci en vertu des pouvoirs qui me sont conférés par les plus hautes instances !
— Ces lois n’auraient jamais dû refaire surface ! s’écria une autre voix.
— Vous voulez notre ruine ! se lamenta une autre.
— Il y a forcément quelque chose que nous puissions faire…
Boursin releva fièrement la tête sans répondre, comme s’il observait quelque chose au-dessus de la foule en pleurs et repositionna de nouveau sa mèche rebelle. Un petit homme obèse surgit de la masse et vint se présenter devant lui. Il paraissait fatigué et usé malgré son apparence de bien portant.
— Seigneur, désirez-vous vous restaurer au sein de mon auberge ? Je serai ravi de vous y accueillir en dépit de vos mauvaises nouvelles…
Boursin fronça les narines face au gros homme.
— Et à qui ai-je l’honneur ? demanda-t-il.
Le gros homme soupira en affichant un triste sourire.
— Bret Petitpieds, baron du domaine des Vignes, seigneur…
Le sourire du héraut reparut. Encore un baron qui souhaitait s’attirer ses faveurs. Ces gens-là étaient bien trop limités pour comprendre que, bien qu’il aime à le faire penser, il n’était pas le pouvoir mais juste son instrument.
— Mais avec grand plaisir ! s’exclama-t-il. J’ai ouï dire grand bien de vos vins, cher baron Petitpieds.
Le baron hocha de la tête sans grande conviction.
— Ce serait un honneur de vous les faire partager, répondit-il en l’invitant à le suivre tandis que la foule s’écartait pour les laisser passer.
Boursin fit un signe de la main à ses gardes, les intimant à le suivre. Qu’est-ce que ce bon baron allait-il bien pouvoir lui offrir, en plus de son vin ? De l’or ? Il avait entendu dire que le domaine des Vignes fournissait les Hauts Royaumes.
Alors qu’il évoluait dans le passage que venaient de lui ouvrir les villageois, un malaise le prit. Quelque chose n’allait pas… Il remarqua un autre habitant des royaumes des Sables sur sa gauche. Un troisième ? Puis un quatrième plus loin, sur sa droite cette fois ci…
Son malaise grandissant dans la foule silencieuse, le héraut se refusa à pousser sa réflexion plus en avant et étouffa le signal d’alarme qui s’était déclenché dans sa tête. Il repoussa la peur au loin, de même que sa mèche, une fois de plus. Il ne pouvait rien lui arriver, il représentait les plus hautes instances. Elles étaient son bouclier.
Son mauvais pressentiment n’en disparut pas pour autant…
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