Chapitre 65
— Il se réveille…
— Il était temps !
Boursin Crieur ouvrit les yeux sur un monde brumeux, sombre et informe. La tête lui tournait et sa bouche était pâteuse. Il tenta de porter ses mains à ses tempes mais sans succès.
— La vieille bique nous avait assuré que ça ne durerait pas longtemps ! Cela fait bien huit heures qu’il dort… Les deux autres se sont réveillés depuis un moment déjà…
Le héraut plissa les yeux et tenta de discerner le propriétaire de cette grosse voix.
— Heureusement qu’elle n’est pas là pour t’entendre, lâcha une autre voix derrière lui. Les deux autres étaient plus costauds. Cela doit forcément y faire… et puis pourquoi leur avoir dit d’y aller nu ? Ils vont attirer l’attention.
Une lumière tremblotante éclairait les alentours ou plutôt ce qu’il devinait être une pièce exigüe. Son crâne l’élançait et il lâcha un gémissement, tentant de se remémorer ce qui avait bien pu se passer après avoir suivi le baron de ce village…, Bret Petitpieds. Il l’avait accompagné dans son auberge pour goûter ses vins. Il se rappelait d’une coupe puis, plus rien.
— J’ai mes raisons, répondit la voix musicale qu’il avait perçue en premier.
— Il a l’air dans les vapes, grommela la grosse voix. Va falloir l’aider à en sortir !
— Mais fais-toi plaisir, cher ami.
Boursin ouvrit la bouche pour parler.
— Mais qu’est-ce que… Aïe !
Une claque à la puissance considérable lui brouilla de nouveau la vue et des lumières dansèrent devant ses yeux qui se remplirent de larmes.
— Ah, je crois qu’il allait parler, parut s’excuser la grosse voix.
— Mauvais timing, approuva la première.
Le héraut gémit encore à travers ses larmes avant que ce gémissement ne se mue en un cri d’effroi.
— Ben, on dirait qu’il est pleinement conscient maintenant, s’exclama le Rolf en lui dévoilant un sourire effrayant.
Le pauvre héraut crut en perdre le contrôle de sa vessie. Le monstre colossale et trapu devait bien avoisiner les deux mètres de haut et était large comme deux hommes. Vêtu comme un humain, il portait un pantalon d’un tissu bleu nuit et un tricot brun que l’on devinait avoir été taillés sur mesure bien qu’ils soient dans un triste état. Son haut laissait voir des avant-bras impressionnants. Son poil court dévoilait, sans mal, des muscles ronds et développés.
— Que… que se passe-t-il ? Que me voulez-vous ? bégaya-t-il. Gardes ? Gardes !!
Il tira frénétiquement sur ses liens en proie à la panique, sans résultat. Ses ravisseurs le laissèrent s’escrimer sans dire un mot et Boursin se débattit de plus belle. Il finit par s’effondrer sur sa chaise, épuisé mais toujours aussi terrifié.
— Ils sont partis, sourit le Rolf.
Le héraut secoua la tête, n’osant croire ce qu’il entendait. Tirant une fois de plus, mais mollement, sur ses liens, il glapit:
— Vous n’avez pas le droit de faire une chose pareille ! Vous… vous vous exposez à de terribles sanctions… Vous… n’avez aucune idée de qui je suis et qui je représente! Derrière moi se massent les plus hautes autorités des Baronnies! Je…
— Il n’y a que moi derrière toi pour le moment, lui siffla à l’oreille le ravisseur qui se trouvait dans son dos.
Le héraut frémit à l’avertissement. Son regard se porta de nouveau sur le Rolf qui semblait prendre un malin plaisir à bien lui montrer toutes ses dents.
Comment pouvait-il se trouver un Rolf en pleine Bande Centrale des Baronnies ? Il était impossible que celui-ci ait pu traverser la frontière. Les charriots étaient fouillés et les gens contrôlés à tous les points de passage. Surtout dans les circonstances actuelles, un Rolf n’aurait jamais pu traverser!
— Vous… allez me faire du mal ? bredouilla-t-il misérablement.
— On sait pas, minauda le colosse.
— Seulement si vous nous y obligez, intervint la voix musicale, la première qu’il avait entendue à son récent réveil.
Le gigantesque animal se décala, laissant entrevoir au héraut un jeune homme aux cheveux gris, de même que le regard. Boursin le reconnut aussitôt. Il s’agissait du garçon qui l’avait observé, à l’écart, lors de son discours sur la place du village. À part qu’il avait troqué son déguisement contre un ensemble en lin noir qui, lui aussi, avait connu des jours meilleurs.
Boursin jeta un coup d’œil craintif au monstrueux Rolf. Inutile de se demander plus longtemps qui se cachait sous le déguisement de l’imposante femme exotique. De même que celui qui se trouvait derrière lui devait être l’un des deux autres étrangers éparpillés dans la foule… L’idée même que ces piètres déguisements aient dupé les garde-frontières, les villageois et lui-même avait quelque chose de profondément dérangeant, voire humiliant. Car Boursin Crieur était un héraut mandaté par les Hauts Royaumes. Boursin Crieur représentait ces Hauts Royaumes. Il ne pouvait accepter le fait d’avoir été abusé par un si lamentable stratagème au même titre que ces villageois analphabètes.
Une colère sourde lui redonna courage et lui permit de relever la tête. Son regard se fit d’acier, plein d’une volonté nouvelle et inébranlable. Il braqua son regard sur le jeune homme aux yeux gris, puis sur le Rolf qui fronça les sourcils d’une manière particulièrement cocasse. Enfin, il tenta de souffler sur sa mèche collée à son visage. Chose peu aisée tant ses quelques cheveux se trouvaient trempés de sueur. Face à lui, le Rolf et son compère échangèrent un regard perplexe.
Il leur laissa un instant pour s’interroger sur sa réaction avant de reprendre la parole d’une voix étonnement calme qui le surprit, lui-même:
— Je vois… Je me retrouve donc retenu captif par une association de malfaiteurs en quête de rançon très probablement. Il est vrai qu’en ma position de héraut mandaté par les Hauts Royaumes, je suis pour eux d’une importance non négligeable. Et il serait très lucratif pour des personnes telles que vous d’échanger quelqu’un de mon statut… contre de l’argent… ?
Il laissa sa phrase en suspens, guettant les réactions des deux compères. Le jeune homme aux cheveux gris conservait un visage grave. Le héraut avait vu juste. Le Rolf lui, par contre, affichait une moue dubitative et plissait les yeux. Ce qui ne manqua pas de l’agacer.
Nul à sa connaissance n’avait entendu parler d’un Rolf brigand sévissant en pleine Bande Centrale des Baronnies. Ce groupe était inconnu des registres et donc peu dangereux, car inexistant. Le kidnapping d’un héraut tel que lui devait être leur plus grosse prise à ce jour et ils devaient être peu sûrs d’eux, fébriles à l’idée d’avoir vu trop grand. Boursin devait utiliser cela à son avantage et leur mettre suffisamment de pression pour leur faire peur. Il planta un regard autoritaire sur le jeune homme qui semblait être le chef. Les Rolfs n’étant rien de plus que des animaux capables d’un langage articulé et le ravisseur dans son dos en attente du premier ordre…
Oui! Ce garnement était le chef et le héraut allait le briser !
— Hélas, continua-t-il avec une note tragique dans la voix. Cette position élevée rendant possible une rançon élevée implique aussi des représailles disproportionnées… Boursin Crieur n’est point un citoyen ordinaire et avec son kidnapping, vous vous exposez à de terribles sanctions… J’évoque même la possibilité d’une condamnation à l’échafaud, je… Mais que… ?
Il s’interrompit brusquement, interloqué. Devant lui, le Rolf avait plaqué son énorme main sur sa bouche et rivait sur lui des yeux goguenards en cachant visiblement son fou rire. Boursin fronça les sourcils alors que, derrière lui, un gloussement se faisait entendre. Il n’en croyait pas ses yeux. Alors qu’il les menaçait d’une sentence de mort, ces gamins se mettaient à rire ?! Car il avait bien affaire à des gamins ! Le garçon lui faisant face était à peine majeur au mieux, de même que le Rolf… même s’il n’en avait jamais vu auparavant.
L’étrange jeune homme gardait son sérieux et ne se joignait pas à l’hilarité générale. Les lèvres du héraut frémirent, esquissant un imperceptible sourire. Cet enfant avait l’air de comprendre dans quoi il mettait les pieds. Ce n’était qu’une question de temps avant qu’il n’en fasse part à ses complices et le libère. Se faisant, Boursin irait prévenir la garde de l’Entonnoir et décrirait ses individus. Leur jeunesse n’était pas une excuse et il espérait bien qu’ils soient pendus haut et court pour leurs actes !
— Boursin…, hoqueta le Rolf en tirant l’interpellé de sa vengeance imaginaire.
— Oui ? répondit le héraut, méfiant.
Quel toupet ! Voilà que cet animal se permettait ce genre de familiarité envers lui en l’interpellant de cette manière !
— Boursin… ! répéta le colosse qui ne pouvait apparemment plus se contrôler.
Le héraut tiqua en s’apercevant que le Rolf s’adressait à lui-même. Cet animal trouvait son prénom très drôle… et il n’était pas le seul.
Derrière lui, le troisième ravisseur pouffait tout en tentant visiblement de se réfréner.
— C’est ridicule ! explosa le Rolf en partant d’un grand rire bien trop aigüe pour sa corpulence.
Boursin, rouge de colère, fixait l’insolent d’un regard meurtrier. Comment osait-il ? L’hilarité monta d’un cran et le jeune chef fut obligé de se tourner pour conserver une certaine constance. Bien que ses épaules soient parcourues de tremblements… Le héraut serra les dents. Imaginant, d’ores et déjà, ces voyous face à la potence.
Le leader ramena le calme dans la pièce et les rires se turent. S’approchant de Boursin, il expliqua de sa voix musicale:
— Comme vous l’a expliqué mon ami, ici présent… Il désigna le Rolf d’un signe de tête… vos gardes vous ont laissé ici, persuadés que vous aviez fait de même plusieurs heures auparavant. Comme vous pouvez l’imaginer, ils ont été terrifiés par la nouvelle… Il sourit. Ils vous attendront sur le pont de Nabar dans huit jours, le temps que vous terminiez vos affaires ici, car vous ne voulez plus voir leurs têtes d’ivrognes inutiles avant longtemps. Rendez-vous que vous ne serez pas capable de tenir, bien entendu. Cela nous laissera, néanmoins, le temps de terminer nos affaires ici.
Le regard de Boursin se voila. Il ne voulait pas y croire mais revoyait les deux hommes souffler dans leurs instruments et tressaillant à chaque œillade sévère de sa part.
— Que me voulez-vous, murmura-t-il. Pourquoi le pont ? Comment…
Nombre de questions se bousculaient dans son crâne et la peur gagnait à nouveau du terrain mais il la repoussa.
— Pourquoi le pont ? répondit-il. Parce que nous n’avons pas osé stipuler que vous possédiez vos propres appartements à Nabar et avons opté pour un lieu commun et connu. Comment ? Nous vous avons drogués, vous et vos gardes.
— Le vin…, souffla Boursin en baissant les yeux.
Le jeune homme acquiesça et reprit :
— Évidemment, nous en arrivons au « pourquoi » et donc, ce que nous voulons de vous… Il expira profondément. Il n’est nullement question de rançon, comme vous avez pu le penser. À vrai dire, nous ne désirons que des informations…, pour commencer.
— Pour commencer…, répéta doucement le héraut.
— Pour commencer.
Des informations ? Ces jeunes gens désiraient des informations ? Mais qui étaient-ils ? Ce qu’il avait cru être un déguisement n’en était donc pas un… Était-il en présence des terribles hémaïdes ? Ces redoutables assassins qui ne connaissaient pas l’échec…
Une terreur plus grande encore l’envahit mais il se reprit très vite. Non, ils voulaient des informations. S’il s’était agi d’assassins, il serait mort depuis longtemps. De plus, il n’y avait aucune raison pour que quelqu’un veuille sa mort. Peut-être quelques barons dont il avait bien profité mais sûrement pas un royaume étranger. Mais si lui, Boursin Crieur, donnait des informations sur les Hauts Royaumes à des espions étrangers, cela ferait de lui un traître. Si cela se savait, il serait jugé et condamné à mort.
Il sourit tristement et secoua la tête. Soutenant le regard du jeune chef, il déclara:
— J’ai bien peur de ne pas pouvoir vous être utile. Je ne pense pas avoir d’informations qui puissent mériter votre intérêt. Ma loyauté et mon sens du devoir sont mes remparts contre tout ce que vous pourrez me faire ! Pour le peu, voire le rien, que vous allez en tirez, vous feriez mieux de me laisser m’en aller. De votre côté, je vous suggère de partir le plus loin possible car, même en m’engageant à vous laisser un jour d’avance, vous serez vite rattrapés.
Et voilà, jubila-t-il intérieurement. D’abord, bien faire comprendre que je leur serai inutile mais que je pourrai leur poser bien des soucis. Puis souligner le fait qu’ils ne s’en sortiront pas comme ça…
Revigoré, il tenta de nouveau, mais toujours sans succès, de repousser sa mèche. Qui que soient ces délinquants, ils allaient…
— Bien ! s’exclama le Rolf en frappant sèchement dans ses mains, ce qui fit sursauter le héraut. Ezéquiel, je t’avais bien dit que celui-ci était un dur à cuire ! Caes t’avait également prévenu…
— Oui, j’avais prévenu, confirma le dénommé Caes qui se trouvait toujours dans le dos de Boursin.
Le jeune chef… Ezéquiel se massa les tempes en poussant un long soupir tragique. Il gratifia, tour à tour, ses acolytes d’un regard sévère et… douloureux.
— Vous n’êtes vraiment pas nets, tous les deux ! répliqua-t-il. Pas de prénoms ! Combien de fois devrais-je vous le répéter ? Vous le faites exprès ! Vous savez très bien que nul ne doit savoir…
Boursin se figea lorsqu’Ezéquiel le dévisagea intensément avant de fermer les yeux. Une boule se forma dans la gorge du héraut et ses entrailles se serrèrent.
— Mais avant toute chose, poursuivit-il tristement. Ce pauvre homme doit parler. Tu as raison Cormack, il m’a l’air d’un dur. Caes, j’ai échoué, à ton tour.
— Mais attendez…, commença Boursin.
— Bien sûr, affirma le dénommé Caes sans même faire attention au pauvre héraut. Je vous promets de faire de mon mieux même si ça prendra du temps…, assurément. J’ai déjà vu ce genre d’homme, auparavant. Ils ne plient que rarement et les infos qu’ils vous donnent…, comment dire…, elles paraissent tangibles et sont criantes de vérité. Il pourrait même pleurer ! Mais vous feriez erreur en y croyant. Vous devez séparer le bon grain de l’ivraie et cela nécessite d’abord une certaine préparation.
Il lâcha un petit rire alors que ses deux compères se précipitaient pour le rejoindre sans même un dernier regard pour leur prisonnier désemparé.
— Je veux voir ça ! s’écria le Rolf.
— Je n’en espérais pas moins de toi, Caes ! renchérit son compère.
— Mais qu’est-ce que vous faites ? balbutia le héraut.
Il tenta de se tourner pour voir de quoi il en retournait mais ses liens étaient trop solidement serrés et ne lui permettaient que d’apercevoir les coins d’une imposante table devant laquelle s’étaient regroupés ses ravisseurs. De plus, il faisait bien trop sombre car la lampe n’éclairait pas cette partie de la pièce.
De grosses gouttes de transpiration inondaient son visage et il ne pouvait contrôler ses tremblements alors que ces tortionnaires en puissance s’extasiaient sur le « matériel » et les « explications » du dénommé Caes. Le geôlier dont il n’avait encore pu discerner les traits.
Cela le rendait plus terrifiant encore…
— Voyez, continuait celui-ci. Notre but principal est de briser cet homme afin qu’il ne nous dise que la vérité et rien que la vérité.
— Briser ? répéta le Rolf. J’aime comment ça sonne !
— Le terme paraît brut, je sais, admit Caes. Je connais certains maîtres dans l’art, capables de briser un homme rien qu’avec des mots… sa voix prit des airs de regret. Hélas, je n’ai pas tant de maîtrise en la matière. Nous userons donc d’une approche beaucoup plus physique…, voyez-vous ?
Les bruits d’objets métalliques divers cognant contre la table alors qu’on les manipulait résonnèrent jusque dans la moelle des os du pauvre héraut qui sentit une larme lui couler sur la joue, se mêlant à son abondante sudation.
— Je crois que je commence à saisir, murmura leur chef qui semblait admiratif.
— Mais qu’est-ce que vous faites, à la fin ?! s’écria Boursin d’une voix qui frisait dangereusement les aigus.
La bonde à sa terreur était lâchée et irrécupérable. Il sentit peser sur lui les regards des tortionnaires.
— C’est impressionnant, souffla le Rolf.
— Qu’est-ce que je vous avais dit, reprit Caes. Voyez son jeu d’acteur, on y croirait sans mal. Ces gens contrôlent leurs corps comme personne. J’espère que vous vous rendez compte de la difficulté de la tâche à venir. Nous ne devons pas le sous-estimer.
Le héraut crut manquer un battement de cœur. La tâche à venir… Il lâcha un gémissement semblable à un râle d’agonie.
— Caes, tu avais vu juste, murmura Ezéquiel. Ce gars-là est incroyable ! Combien de temps cela va-t-il nous prendre pour le tortu… euh, briser ?
Nouveau gémissement d’effroi.
— Aucune idée, admit son acolyte. Cela pourrait prendre des heures comme des jours. La difficulté principale sera de le garder en vie…
— Des jours ?! intervint le colosse. Mais comment allons-nous tenir un tel rythme ?
— Nous nous relaierons, le rassura Caes. Infliger la tortu… pardon, briser un homme n’est pas chose aisée.
— S’il vous plaît, gémit Boursin. S’il vous plaît…
Mais ils ne firent guère attention à ses plaintes et un sanglot lui échappa, ainsi qu’un filet de bave. La peur était telle qu’elle lui faisait perdre le contrôle de ses muscles.
— Splendide ! s’exclama le Rolf. Maintenant que ce problème-là est réglé, si nous passions à autre chose. Je meurs d’envie de savoir comment marche cette merveille ! Pourquoi cette manivelle alors que…, oh!
— Je vois que tu as compris, Cormack. Il s’agit d’un écart…
Boursin crut défaillir alors qu’ils les entendaient continuer à s’extasier en manipulant ces objets de mort.
— … de telle manière à faciliter l’insertion, continuait le bourreau. Ensuite, il n’y a plus qu’à tourner. J’ai moi-même graissé le mécanisme pour que…
L’espace d’un moment, la pénombre de la pièce laissa place au néant pour Boursin qui vit ceci comme une libération.
Suis-je mort de trop de frayeur et d’angoisse ? Bénis soient les Architectes de m’avoir accordé telle clémence ! Je suis votre débiteur dans cette après vie…
Il rouvrit les yeux sur la pièce mal éclairée et se rendit compte avec horreur qu’il s’était simplement évanoui.
— Non, non, non…, pleura-t-il, totalement désemparé.
Un liquide chaud coula le long de ses cuisses mais Boursin Crieur ne pensa même pas à en avoir honte. Sa mèche le collait telle une algue et lui descendait jusqu’au menton mais il n’en avait plus conscience.
Un bruit de cisaille se fit entendre.
— Cormack, voyons, c’est bien trop expéditif ! le morigéna Ezéquiel. Nous avons besoin d’informations, n’oublie pas !
— Mais, protesta l’interpellé. C’est juste que… il actionna sèchement les cisailles… « Boursin » …, ben, que c’était assez approprié…
Il finit par lâcher un rire gras, suivi pas ses deux collègues.
Ils sont malades… Je suis tombé sur des grands malades !
— Je vais tout vous dire ! croassa subitement le héraut mi pleurant, mi crachant. Je vais vous dire tout ce que je sais. Je… je sais des choses ! Je…, s’il vous plaît…, je sais des choses…
Ils se tournèrent vers lui de nouveau, il le sentit, mais restèrent silencieux un moment. Boursin comprit qu’il devait se concerter du regard.
— Non, pas déjà ! râla Cormack. On n’a même pas eu le temps de commencer. Souviens-toi ce qu’a dit Caes sur ce genre de personne…
— Qu’en penses-tu, Caes ? demanda Ezéquiel.
Ce dernier prit le temps de la réflexion.
— C’est difficile à dire, finit-il par affirmer. Avec ce genre de type… Ils sont entraînés vous savez…
— Mais de quoi êtes-vous en train de parler ?! hurla Boursin, hystérique. Vous vous trompez ! Je ne suis personne…, je ne suis personne…
La fin de sa phrase se perdit dans un flot de sanglots incontrôlables, ses épaules tressautant alors que son visage baigné de larmes affichait une moue suppliante en direction de la porte qui lui faisait face.
Un autre silence accueillit ses dernières paroles. Le dénommé Ezéquiel prit de nouveau la parole.
— Aurait-on fait une erreur ? Il ne sait peut-être vraiment rien.
— Je n’en serais pas si sûr à ta place, Ezéquiel, argua Caes.
— Quoi qu’il en soit, grommela le Rolf. Même s’il ne nous sert à rien, il connaît nos noms et nos visages… Nous ne pouvons pas le laisser partir comme ça.
— Non… ! Attendez, je ne dirai rien ! supplia le héraut. Je ne dirai rien je vous le jure…, je vous le jure… Je… je peux vous être utile ! Un héraut sait des choses…, je sais des choses!
— Peut-être…, commença leur chef.
— Non, Ezéquiel ! coupa le Rolf. Si nous nous sommes trompés, cela veut dire que nous n’avons ici qu’un simple messager qui fait les courses pour tel ou tel baron. Que veux-tu qu’il nous apprenne ? Ce n’est qu’un larbin…
— Non ! hurla Boursin. Vous devez me croire ! Je sais…, je connais des secrets sur les Hauts Royaumes ! Je pourrai vous révéler les infidélités des femmes de grands barons ! Je porte leurs courriers à leurs amants ! Je les connais ! Je peux vous donner des noms ! Je sais qui bénéficie de pots de vin…, je connais les corrompus… je vous dirai tout ! Tout ce que je sais ! S’il vous plaît… vous devez me croire !
Toujours sanglotant, Boursin Crieur attendit avec angoisse le verdict de ses geôliers qui se lancèrent dans un concert de murmures. Le héraut ne comprenait pas ce qu’ils disaient et cela rendit son attente plus insupportable encore alors que, tremblant, il ne pouvait fixer que la porte lui faisant face.
— C’est bien beau, mais je ne vois pas en quoi deux ou trois infidélités vont bien pouvoir nous intéresser, maugréa le Rolf en élevant de nouveau la voix.
— J’ai bien peur que tu aies raison, Cormack, renchérit Caes. Ce ne sont que des miettes qui nous embarrasseront plus qu’autre chose…
— Il est vrai que même si cela pique ma curiosité, leur accorda Ezéquiel. Ce n’est guère assez, j’en ai bien peur…
Les espoirs du héraut fondirent comme neige au soleil. Le désespoir l’englobant comme l’obscurité envahit le monde au crépuscule. Sous le coup de la panique, quant à ce qu’il allait advenir de lui, il cria sans réfléchir :
— Il se prépare quelque chose ! Le Mur, le… les barons destitués ! Il se prépare quelque chose ! Le Mur frontière…je…
Ses sanglots reprirent de plus belle. Il ne voulait pas être torturé, il ne voulait pas mourir. Ici, rien ne le protégeait. Pas même les institutions dont il était la voix depuis tant d’années. Il était à la merci de ces tortionnaires et ils n’avaient aucune conscience. Pire, ils étaient malades…, sadiques !
En ce jour, Boursin Crieur nageait en plein cauchemar…
Il redressa soudain la tête. Ces bourreaux s’étaient faits silencieux.
— Et si tu nous en disais plus sur ce quelque chose, demanda Ezéquiel.
Boursin en écarquilla les yeux de surprise et de soulagement. Il y avait peut-être un espoir de sortie…, peut-être.
S’adressant toujours à la porte en face de lui, il s’apprêta à déballer tout ce qu’il savait. Tout ! Que ce soit un secret d’état n’avait aucune importance, Boursin Crieur voulait vivre. Alors qu’il s’exécutait, il ne discerna pas les trois sourires qui s’esquissèrent dans son dos et ne vit pas non plus les outils de vignes que ces tortionnaires en herbes recouvrirent d’une simple couverture.
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