Chapitre 66
Clare grimaça et fit mine de faire demi-tour avant de se raviser. Au seuil de la volière, elle hésitait encore sur la marche à suivre et sur la nécessité de se trouver en ce lieu.
Lorain lui avait exprimé son désir de passer l’après-midi en sa compagnie. Un après-midi qu’elle avait finalement enduré avec la baronne. Bien sûr, Clare avait retourné un billet au jeune homme pour annuler leur entrevue. Cependant, pressée par l’urgence, elle ne s’était pas appesantie sur les détails. Un refus poli avait donc été la seule réponse pour le baronnet. Une concision dont la pupille se rendait pleinement compte et qu’elle regrettait amèrement.
Je pense plutôt que vous cherchez à fuir quelque chose…
Grognant presque alors que les paroles de sa dame de parage lui revenaient à l’esprit, elle entra dans le dôme de verre d’un pas décidé. La plupart des grandes baies vitrées étant ouvertes, il y régnait une relative fraîcheur ainsi qu’une brise qui faisait s’agiter les arbustes et autres plantes qu’elle dépassait.
Il était encore tôt, le soleil s’était levé depuis un bon moment déjà et Clare l’avait distraitement observé du balcon de ses appartements. L’esprit empli de questions sans réponses et des multiples moyens d’aller chercher ces dernières. Évidemment, elle se mentirait en pensant que seules ces préoccupations l’accaparaient. Alors que son départ pour les Embruns se faisait imminent, l’idée même de laisser Lorain comme cela lui paraissait de moins en moins concevable.
D’où la raison de sa présence ici. Sa nécessité, par contre…
Elle ralentit, alors qu’elle empruntait une allée bordée de câpriers. Seules quelques fleurs blanches s’épanouissaient encore, laissant jaillir leurs longues étamines rosées. Et malgré l’incompréhensible malaise dans laquelle ces magnifiques boutons la plongeaient, elle s’arrêta pour tendre la main vers l’un d’entre eux.
— Elles ne fleurissent que pour une journée.
Clare sursauta avant de se retourner brusquement vers Lorain qui, portant un arrosoir de l’une de ses mains pleines de terre, venait d’apparaître dans son dos.
— Bonjour, vôtre Altesse, s’inclina-t-il malgré son encombrement. Je vous prie de m’excuser, je ne voulais pas vous effrayer.
Gênée sans trop savoir pourquoi, la pupille toussota avant de répondre. Chassant l’image fugace du jeune homme torse nu qu’elle avait surpris la veille et soulagée qu’il soit entièrement vêtu présentement.
— Il n’y a pas de mal, répondit-elle d’une voix qu’elle trouva bien éraillée. Je vous ai infligé la même chose, il y a peu… Ce n’est que justice.
Il pencha la tête et ses beaux yeux se teintèrent d’incompréhension.
— Le cloître, tenta-t-elle d’éclaircir. L’épée… Vous n’aviez pas de…
Elle allait pointer son tricot bleu du doigt avant de se raviser une nouvelle fois.
— Elles ne fleurissent qu’une journée, c’est ça ? bifurqua-t-elle en se retournant soudainement vers le câprier et tournant ainsi le dos au jeune homme.
Il mit un certain temps avant de répondre, augmentant le malaise de Clare.
— Euh… oui, vôtre Altesse, elles comptent parmi les fleurs les plus éphémères qui soient. Bien qu’elles soient capables de s’épanouir dans des environnements difficiles.
La pupille entendit qu’il posait l’arrosoir pour venir la rejoindre. Se plaçant à ses côtés à une raisonnable distance, il tendit lui aussi une main vers l’une des fleurs et l’effleura comme s’il ne voulait pas la salir de ses paumes maculées. Ses manches étaient relevées et laissaient voir ses avant-bras volumineux aux muscles saillants.
L’image de son torse dénudé refit surface.
— Il est étrange pour un capitaine d’aimer les fleurs, plaça-t-elle soudain tout en sachant pertinemment que ses propos étaient d’une bêtise incommensurable. Une passion que vous partagez avec votre mère ?
Contre toute attente, il rit. Un rire franc et sincère qui résonna dans le dôme.
— Mère aime les belles choses. Mais comme certaines idées, vous avez pu le constater, ces fleurs n’en font pas partie.
Délaissant son embarras, Clare tourna vers le jeune homme un regard intrigué.
— Pourquoi cela ? Elles sont magnifiques.
— Elles le sont, acquiesça Lorain avec un léger sourire. Cependant, elles restent trop éphémères, justement, à son goût. Et elle ne peut aimer ce qui ne dure pas.
La jeune femme acquiesça pour elle-même à ces paroles, repensant au tableau d’Artance immortalisant sa beauté et à l’importance que l’apparence avait pour cette femme. À Couliour qu’elle avait transformé en un invraisemblable musée. Tout cela était en accord avec le personnage, dans une authenticité et une futilité qui le rendait pourtant entier.
Artance était quelqu’un que l’on pouvait difficilement détester, et ceci malgré ses nombreux défauts.
— Et puis, reprit Lorain avec un air gêné. Je ne suis capitaine que par le titre. N’ayant pas encore fait mes preuves sur un champ de bataille que j’espère ne jamais avoir à connaître. Pour le moment, je m’en tiens à réguler les bagarres des tavernes de Nabar comme vous avez pu l’entendre.
— Ces bagarres ne doivent pas être légion, pour que vous passiez autant de temps à jardiner…
Une pique volontaire car elle l’avait vu s’entraîner et plaignait d’avance un éventuel adversaire. Cependant, au lieu de se rebiffer et tenter de se faire valoir aux yeux de la pupille, il la surprit encore en éclatant d’un nouveau rire.
– Je souhaiterais en avoir plus, confia-t-il avec malice.
Le regard de Clare se troubla alors qu’il plongeait dans ces grands yeux noirs à la franchise désarmante. S’installa un confortable silence.
— Lorain, où préfères-tu que je…
Le « moment » passa tandis que la pupille avisait, déconcertée, leur nouvel arrivant. L’infortuné Mikel, chargé d’une brouette où s’entassaient sacs et petits pots, se décomposa à la vue de la jeune femme blonde.
— Je… Vôtre Altesse ! se brisa-t-il. Je suis navré… Je ne savais pas. Je devais prendre mon service mais dame Lamia m’a dit qu’elle n’avait pas besoin de moi et que je pouvais décamper… Je…
— Cela lui ressemble bien, grimaça Clare alors que son malaise revenait au galop. Il n’y a pas de mal…, Mikel.
Celui-ci en tomba la mâchoire. C’était la première fois que la pupille s’adressait à lui directement et avec gentillesse, en prime. La jeune femme serra les dents sans oser regarder Lorain. Lamia et elle avaient été de véritables pestes avec le personnel, lui infligeant mille tourments. La mine ébahie de l’infortuné Mikel en témoignait et dans son esprit devait se rejouer cet infernal après-midi, en compagnie de Purée qui ne tarda pas à jaillir du dos du domestique. Tout frétillant, le chien se précipita sur Clare qui ne fut que trop heureuse de lui accorder son attention, échappant ainsi à la mine interdite de son souffre-douleur.
— On dirait qu’il vous adore, sourit Lorain.
— Nous l’avons pris avec nous un après-midi, répondit mécaniquement Clare sur un ton monocorde. Tout en espérant que son maître ne nous en voudrait pas.
Au point où elle en était, les choses pouvaient difficilement être pires. Jamais le rôle de la pupille ne lui avait paru aussi lourd à porter. C’était risible. En tant que tourmenteur, elle n’avait cessé de faire perdurer la Pérennité Maritale en Irile. Faisant face à des situations où Lamia et elle auraient pu provoquer de véritables incidents diplomatiques, rien que ça !
Et maintenant, elle se sentait terriblement embarrassée pour avoir fait du tort à de simples domestiques dans le cadre d’une mission cruciale pour la Main, et aussi pour avoir emprunté un chien sans permission.
Tout cela parce que ça touchait…
— Il ne vous en voudrait pour rien au monde, répondit le jeune homme. Purée est mon chien.
— Merveilleux…
— Tu peux déposer la brouette près des cerisiers, Mikel, poursuivit Lorain. Je te rejoins bientôt.
Le domestique s’inclina après hésitation.
— Hum, bien…, comme mon seigneur le demande !
Sur ce, il s’en fut. De même que Purée qui, s’extirpant des caresses de Clare, le dépassa comme une flèche. Le petit chien avait l’air de bien connaître le chemin.
— Il vous a tutoyé, n’est-ce-pas ? ne put s’empêcher de demander la pupille en se relevant.
Bien que l’infortuné Mikel se soit repris, elle n’avait pas manqué de remarquer la camaraderie exprimée à son entrée. Il ne s’agissait pas là d’une relation de maître à serviteur. De plus, Clare avait encore le souvenir de la discussion silencieuse entre le jeune homme et ses domestiques lors du dîner, quelques jours plus tôt.
Lorain pinça les lèvres en poussant un soupir.
— Est-ce trop espérer que de vous demander de garder ça pour vous, vôtre Altesse ? Une si petite chose pourrait prendre une telle ampleur dans le cas où ma mère, la baronne, en aurait vent. Dans le pire des cas, elle ferait fouetter Mikel et dans le moindre, perdrait le peu d’estime qu’il lui reste à mon égard.
Il sourit, tristement cette fois-ci alors que, dans le même temps, il allait récupérer son arrosoir.
— Il n’était pas dans mon intention de le rapporter à qui que ce soit, assura Clare. C’est juste que… Ce n’est pas commun.
Il pencha encore la tête, ses grands yeux se teintant une nouvelle fois d’incrédulité.
— Vous semblez pourtant partager une certaine complicité avec votre dame de parage, s’étonna-t-il. Bien plus que cela, à vrai dire. Lorsque je vous vois toutes deux, cela me donne plus l’impression de deux amies de longue date plutôt que simplement la pupille et son sujet.
— C’est différent… La jeune femme grimaça. Lamia est la plus brillante couturière d’Irile et son statut est aussi important que celui d’une noble dame, si ce n’est plus. Elle a choisi de m’infliger sa présence tout au long de mes journées.
Elle leva les yeux au ciel alors que ses lèvres frémissaient imperceptiblement avant de terminer.
— D’autres pourraient se charger de ses tâches mais elle s’y refuse, montre les dents et n’hésite pas à menacer avec violence, toutes griffes dehors.
— On croirait entendre parler de Purée…
Clare se plia en deux sous l’effet du rire qui la prit. Sous la forme d’une exclamation brève et incontrôlée qu’elle cessa presque aussitôt.
— Vôtre Altesse ! s’inquiéta Lorain en lâchant son arrosoir pour tendre une main vers elle. Vous sentez vous mal ?
— Une douleur au ventre, mentit-elle encore sous le coup de la comparaison entre Lamia et Purée avant de rajouter devant l’air concerné du jeune homme. Rien de grave…
— Oh…, je vois, acquiesça-t-il tout en tentant de cacher son scepticisme évident.
Ses yeux ne permettaient définitivement pas le mensonge.
C’est ce que se disait la pupille tout en le voyant ramasser l’arrosoir une nouvelle fois. Cela et, chose plus incroyable encore, ce qu’il venait juste d’arriver. Elle ne se souvenait plus de la dernière fois qu’elle avait ri, comme le témoignait cette véritable douleur cernée par ses côtes. Tout compte fait, son mensonge n’était pas si loin de la vérité.
Elle se souvint de sa venue ici.
— Je suis désolée de n’avoir pu honorer notre après-midi. Votre mère m’a…
Elle s’interrompit avant de projeter toute la faute sur Artance. Cela n’aurait pas été honnête envers Lorain qui lui offrit son sourire timide.
— On ne peut refuser grand-chose à la baronne, dit-il doucement avant que son sourire timide ne devienne quelque peu malicieux. Mais si vous désirez vraiment faire amende honorable, vous pouvez me suivre. J’ai quelque chose à vous montrer.
— Bien entendu ! s’exclama Clare. Ce qu’il faudra pour…
Elle s’interrompit. Se sentant une fois de plus dans la peau de la pire des idiotes.
— Je plaisantais, crut-il bon de préciser alors que l’embarras rongeait encore la jeune femme. Il n’y a rien à pardonner. Il s’inclina. Si vous voulez bien ?
Toujours gênée, elle s’exécuta. Lui emboitant le pas tout en gardant le regard concentré sur le chemin qu’ils empruntaient ainsi que sur les plantes, arbustes et grands arbres qui défilaient. Au plus haut, la voûte du dôme s’élevait à une bonne quinzaine de mètres, laissant aux végétaux un espace considérable pour s’exprimer et aux visiteurs, une raison de s’en décrocher la nuque pour en apprécier la hauteur. Ce qui laissait imaginer le travail demandé pour une telle entreprise. Sans compter le nombre d’années nécessaires à la pousse des plus vieux arbres.
— Même avec le temps libre d’une vie, c’est considérable, fit remarquer Clare qui balayait les environs avec circonspection. Sans compter les atriums arborés qui embellissent le château. Lorain, feriez-vous travailler tous les domestiques de Couliour à cette architecture florale ?
— L’inverse, vôtre Altesse, répondit-il tout sourire. À vrai dire, ce sont les domestiques qui, génération après génération, ont fait de Couliour ce domaine où la nature coexiste avec le bâti. Quelques deux-cents ans auparavant, beaucoup étaient natifs de la Bande Centrale des Baronnies. Avec l’indépendance de celle-ci, déclarée par un accord tacite avec les Hauts Royaumes dans le bois de Nabar, ils ont émis le désir de symboliser ce traité non reconnu officiellement. Ceci par la décoration du château, sensée rappeler le lieu témoin de cet évènement.
Il soupira avant d’ajouter.
— Et le rappeler aussi de manière subtile à leurs dirigeants…
La pupille acquiesça une nouvelle fois pour elle-même, méditant ces paroles alors qu’ils débouchaient tous deux sur une petite étendue en arc de cercle épousant l’extrémité du dôme.
— Je participe donc à perpétuer cette pratique symbolique et comme eux, sur mon temps libre. Il s’agit là d’un héritage qu’il est important de considérer à sa juste valeur. Il déposa l’arrosoir à l’orée de la petite clairière artificielle puis s’engagea sur un petit chemin bordé de bande de terre retournée tout en pointant l’extrémité du dôme d’une main. Venez-donc, d’ici nous aurons la plus belle des vues.
Clare suivit en s’arrachant à grand peine des bandes de terre encore jonchées des restes des fleurs qui les parsemaient fièrement quelques jours auparavant. Ou plutôt jusqu’à ce qu’Artance juge qu’elles seraient plus à leur place dans les appartements de la pupille. Cette femme mettait un point d’honneur à humilier son fils de toutes les manières possibles. Et malgré elle, Clare en avait été la complice à plusieurs reprises.
Ils traversèrent un panneau vitré coulissant, enjambant un léger parapet pour déboucher sur un balcon étroit qui semblait entourer le dôme. Là, alors qu’elle posait les mains sur une légère balustrade, ses sombres pensées s’envolèrent. Balayées par la vue que lui offrait ce perchoir.
Devant elle s’étalait Nabar, de même que son bois, son gigantesque pont et le commencement de la Bande Centrale encore après. À l’Ouest, on devinait les contreforts du Silat tandis qu’à l’Est se démarquait le Rhondos et ses bastions dominés par le Pic des Coranites, dernière montagne en bout de la chaine des Monts-sciés.
Et bien sûr, le Mur frontière dont le barrage nabarois n’était qu’une infime partie.
Les doigts de Clare firent pression sur la balustrade tandis que les poils de ses bras s’hérissaient sous l’émotion que suscitait le spectacle.
— C’est beau, n’est-ce pas ?
Lorain s’était exprimé sur un ton rêveur et le coup d’œil qu’elle lui lança apprit à Clare qu’il regardait encore au-delà du Mur. Avec cette expression qu’elle lui avait vue lors de son arrivée à Couliour.
— Pourquoi vous êtes-vous enfui ? osa-t-elle.
Le jeune homme tourna vers elle ses yeux noirs, une fois de plus dubitatifs.
— Enfui ? répéta-t-il.
— À l’entrée du château, vous m’aviez révélé avoir fugué étant enfant. Pour les Contrées Chantantes… Je vous en demande la raison, si ce n’est pas indiscret ?
Il mit un instant avant de répondre. Un instant où ses maxillaires se contractèrent alors qu’il se mordillait la lèvre inférieure, hésitant sur la manière de présenter la chose.
— Je voulais voir ce royaume qui avait accueilli un Rolf en son sein de mes propres yeux. Je voulais aussi le rencontrer, lui et voir si nous étions si différents. Ou si ce n’était qu’un enfant comme moi. Un enfant avec qui j’aurais pu jouer, partager mes joies et mes peines. Je voulais le réconforter…
— Le réconforter ? s’écria presque la pupille qui pensait avoir mal entendu.
Lorain sourit sans quitter le Mur des yeux.
— Je ne trouve pas cela si étrange, vous savez. Enfant, il a été confié à un autre peuple, loin des siens. Condamné à subir sa différence en un lieu où beaucoup avaient perdu les leurs lors de la Guerre de la Chair. Il n’était qu’un enfant, et donc aussi innocent que nous-mêmes ne l’étions. Aussi victime de cette guerre que nous n’avions pourtant jamais connue. Pouvez-vous imaginer, ne serait-ce qu’un instant, ce qu’il a pu ressentir ?
Clare allait répondre mais les mots restèrent bloqués au fond de sa gorge. Jamais elle n’avait vu les choses sous cet angle.
Si seulement Orikh avait accepté de t’envoyer quelques temps dans les Royaumes Francs… Tu aurais rencontré un Rolf qui t’aurait fait changer d’avis sur la question.
— Que lui auriez-vous dit ? demanda-t-elle doucement.
— Je ne sais pas, admit le jeune homme en soupirant. Mon esprit d’enfant n’allait pas jusque-là. Je ne pensais qu’à m’en faire un ami…
Clare serra les dents, se haïssant déjà pour ce qu’elle allait dire.
— Ce n’est pas en se faisant des amis avec un esprit d’enfant que l’on dirige un royaume…
Elle laissa sa voix en suspens, appréhendant une réaction violente de la part du baronnet mais il n’en fut rien. Au lieu de cela, il tendit le bras en direction de l’Est.
— Vous voyez ce mur, vôtre Altesse. Depuis que je suis enfant, on m’encourage à avoir peur de ce qu’il se trouve de l’autre côté. Ce mur-même est le symbole de cette peur que tous ici sont sensés partager. Il nous garde en sécurité du mal que l’on croit habiter les Contrées Chantantes. La peur ne permet pas de réfléchir proprement et éloigne la logique. La peur nous fait oublier qu’il existe des enfants Rolfs qui ont été aussi terrifiés que nous par les évènements.
— Ce sont pourtant les Rolfs qui ont déclaré la Guerre de la Chair, rappela la jeune femme d’une voix sévère. Et au vu des derniers évènements, ils ne semblent pas loin de réitérer.
Un nouveau silence s’installa avant que Lorain ne reprenne la parole.
— Je n’imagine pas une guerre opposant le bien contre le mal, vôtre Altesse. Je vois plutôt des responsables et des victimes des deux côtés. J’y vois aussi des instruments.
Clare se figea à cette dernière phrase alors qu’il poursuivait.
— Il y a bien des choses que nous ne savons pas. Vous et moi sommes enfermés dans des rôles que d’autres tiennent à nous voir tenir. Ceci pour pérenniser un système où les victimes seront de plus en plus nombreuses au cours du temps. Ma plus grande crainte reste un ensemble de questions qui me hante depuis fort longtemps. Combien de temps avant que je ne m’enferme dans ce rôle et que j’en vienne à juger ce système nécessaire. Que je ne m’éloigne suffisamment de mon peuple ainsi que des peuples voisins pour ne plus voir que des masses à contrôler en fonction de mes intérêts. Que j’en oublie l’existence des enfants innocents chez nos alliés et ennemis.
La pupille avait baissé la tête, sachant que Lorain n’était pas si loin de la vérité. Du moins, en ce qui le concernait. Elle-même n’était pas seulement la pupille d’Orikh mais également un tourmenteur. Un agent dont le rôle avait été de sauvegarder la Pérennité Maritale et de conforter la domination de la Cité d’Irile sur les duchés.
Le prix à payer pour une paix durable.
Elle leva les yeux en direction de l’Ouest, vers les Embruns, pour ensuite descendre vers le Sud.
Elle était ici pour une raison.
— Je dois partir pour les Embruns, dit-elle enfin.
— Je le sais, acquiesça-t-il bien que son regard prouve qu’il n’avait pas manqué de noter la distance que Clare venait de mettre entre eux. La baronne est venue me l’annoncer, de même que nos fiançailles programmées.
À ces mots, Clare hocha simplement la tête. Tout en tentant de faire abstraction de l’air résigné du jeune homme. Elle savait qu’il aurait voulu qu’il en soit autrement. Un autre et pesant silence prit place. Un silence qui n’avait plus rien de confortable. Quel qu’ait été le moment qu’ils avaient pu partager, il était terminé.
— Je suis désolée, finit-elle par souffler.
Elle fit demi-tour pour pénétrer dans le dôme, s’arrachant ainsi à la vue des Baronnies, ainsi qu’aux yeux du jeune homme. Au loin, sur sa gauche, l’infortuné Mikel débarrassait la brouette de ses pots et sacs tandis que Purée grattait furieusement les parterres déjà saccagés.
Sans ralentir, la pupille s’engouffra dans le bois artificiel tout en faisant taire les reproches dont elle s’accablait déjà.
— Clare, c’est moi qui suis désolé.
Elle n’avait pas encore atteint la sortie qu’elle s’arrêta net alors que surgissait de son dos la voix sincère et légèrement essoufflée de Lorain de Nabar. Se mordant la lèvre inférieure, elle se fit violence pour ne pas poursuivre son chemin. Cependant, quelque chose la retint. C’était la première fois qu’il osait l’appeler par son prénom. Clare pencha la tête tout en se retournant pour enfin relever vers lui son regard de loup.
Les mains derrière le dos, dans un repos des plus militaires, le jeune homme lui faisait face, bordé par les câpriers et leurs quelques fleurs épanouies.
Alors qu’il s’inclinait, elle le sentit prendre une grande inspiration.
— Pour la personne de devoir que vous êtes, je dois sembler bien candide. Rempli d’idées idéalistes et naïves.
Il releva lui aussi la tête pour affronter son regard de prédateur comme si peu en étaient capables.
— Mais je reste un soldat. Tout aussi idéaliste que je sois, je ne suis pas un dirigeant. Rien de plus qu’un instrument que mes parents comptent bien utiliser à leur avantage.
J’ai un pouvoir latent que je me sais incapable d’utiliser à bon escient, à l’avenir. Vous, par contre, êtes différente. Je le vois bien. Vous possédez cette force si singulière, cette volonté propre aux personnes de pouvoir. De notre union, vous serez la véritable souveraine et moi, celui qui vous protègera corps et âme.
Il marqua une pause à cette tirade qu’il semblait ne jamais avoir eu l’intention de déclamer. Encore une fois, ce n’était pas le discours préparé.
Tu as du pouvoir, un pouvoir incommensurable que tu ne soupçonnes même pas. Et tu as le choix. Soit de déléguer ce pouvoir à une personne que l’on t’aura imposé, soit en prendre possession et bâtir, toi-même, un idéal.
Même l’oncle Jo ne se serait jamais attendu à ça.
— Je tiens juste à ce que vous sachiez qui je suis et ce que je ressens. Et peut-être plus tard, m’aimerez-vous assez pour en tenir compte…
Et jamais elle ne se serait attendue à ça !
Les yeux du jeune homme s’écarquillèrent d’effroi un infime instant comme s’il n’osait croire ce qu’il avait eu l’audace d’avouer. Un sentiment de honte évident pris le relais alors qu’il baissait la tête et malgré la surprise que lui procurait cette révélation, Clare ne tarda pas à avancer à son encontre. Il aurait été exagéré de dire que ces paroles l’avaient plongée dans un parfait moment de romantisme. Plus juste, par contre, qu’elle ne pouvait se résoudre à laisser Lorain comme cela après cette révélation. Elle voulait le réconforter comme lui-même avait eu l’intention de le faire à l’égard d’un petit Rolf dans le passé. C’est lorsqu’il dévoila ce qu’il gardait derrière son dos qu’elle s’arrêta. Pétrifiée par la fleur blanche aux longues étamines rosées qu’il lui tendait de sa main droite.
Lors d’un court instant, ce n’est plus Lorain qui lui fait face mais un petit garçon dans la même posture. Elle sent son visage, à elle, baignée de larmes ainsi que du soleil levant dont les rayons l’enveloppent aussi sûrement que le plus déchirant des chagrins. Elle souffre tant que son cœur semble hurler dans la brise matinale, tentant en vain d’expulser sa douleur et l’horreur d’une période de cauchemars…
— Vôtre Altesse, est-ce que tout va bien ?
La voix de Lorain la ramena à la réalité. L’arrachant à ce… souvenir.
Elle s’aperçut que ses propres mains se trouvaient plaquées contre sa poitrine, à l’endroit de son cœur. Comme si, durant ces quelques instants, son inconscient avait craint que ce dernier n’en jaillisse.
Clare secoua la tête en avisant la fleur de câprier qui pendait aussi tristement que le bras du baronnet le long de son flanc.
— Je… Veuillez me pardonnez, finit-elle par articuler. En effet, je ne me sens pas très bien.
Évidemment, les grands yeux noirs de son interlocuteur restaient bien trop expressifs et elle comprit aussitôt qu’il n’était pas dupe. Pourtant, lorsqu’il ouvrit la bouche, son regard n’exprimait qu’une sincère inquiétude et c’est alors qu’une voix retentit dans le dos de Clare.
— Cela m’attriste, dame Clare. Désirez-vous que je vous fasse quérir un médecin ?
Onctueuse, suave et aux intonations dénuées de tout accent. Elias Creed venait de faire son apparition tout en pourpoint et dentelles. Ravivant le souvenir de vieilles modes des Hauts Royaumes des Baronnies dans un style qui lui allait à merveille. À se demander ce qu’il ne pouvait porter.
— Il a raison, vôtre Altesse, intervint Lorain sans même se préoccuper des raisons de la présence du nouvel arrivant. Si vous ne vous sentez pas…
— Nul besoin, coupa-t-elle en levant la main. Je vous remercie.
Sans compter l’expérience qu’elle venait de vivre, être cernée par Lorain de Nabar et Elias Creed n’arrangeait guère les choses. Cela lui donnait l’impression d’être coincée dans un jeu piégé dans lequel elle n’avait jamais eu l’intention d’entrer, bien que les deux hommes ne soient pas à mettre dans le même panier.
Clare se tourna vers le duc des Tisseuses.
— Duc Creed…
— Je vous en prie, appelez-moi Elias.
Elle serra les dents.
— Elias…, si vous désiriez me voir, j’en suis navrée. J’allais me retirer à l’instant.
— Vous vous méprenez, dame Clare, la reprit jeune duc en souriant. Je cherchais Lorain que je savais trouver ici-même.
— Auriez-vous un problème, Elias ? s’inquiéta le baronnet alors que Clare hochait simplement de la tête.
— Absolument pas ! s’exclama son interlocuteur, toujours sourire. Suite au dîner d’il y a quelques jours, il me reste encore quelques points à éclaircir. Strictement liés à mes activités, j’entends bien, si ce n’est une sombre histoire de fantôme. J’espérais que vous puissiez m’éclairer.
— Dans le domaine du possible, oui…
— Je vous laisse donc à vos affaires, messieurs, plaça subitement Clare, trop heureuse de profiter de cette occasion.
Elle se tourna vers Lorain dont le visage semblait gravé à même le marbre, hésitante devant sa peine. Puis son regard se porta sur la fleur qu’il tenait encore.
— Je vous verrai à mon retour, lui accorda-t-elle de manière formelle.
Trop formelle.
— Mes pensées vous accompagnent, vôtre Altesse, lui rendit-il avec sincérité.
Avant de faire demi-tour, elle le dévisagea. S’attardant sur ces traits harmonieux et ses grands yeux noirs. Sur cette aura de vie dont il débordait…
— Prenez soin de vous, Lorain.
Sur ce, elle partit. Saluant prudemment le duc des Tisseuses alors qu’elle le dépassait. Les laissant tous deux à leurs affaires de fantôme, quelles qu’elles soient. Essayant par-dessus tout de refouler cette question qui n’allait pas manquer de la tirailler.
Pourquoi elle, un tourmenteur, n’avait-elle pas pris le parti de soutirer des informations à Lorain de Nabar ?
Une question qui la poursuivit jusqu’à ses appartements dont elle ouvrit brusquement les portes, pour trouver sa dame de parage dont l’aura ténébreuse semblait atténuer jusqu’aux flots lumineux se déversant par les grandes portes vitrées.
Le regard qu’elles échangèrent fut bref mais entendus.
— Lamia, nous partons.
— Oui…, ma dame.
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