Chapitre 69
Mourir. Il voulait mourir. Échapper à ce monde cruel et insensé qui semblait prendre un malin plaisir à se régaler de sa souffrance. Sur ce chemin aux pierres éparses sur lesquelles il ne cessait de buter à force de traîner des pieds. Dans cette nuit tombante dont le simple crépuscule évoquait le plus mauvais présage. Au son de cette cacophonie ambulante qui signait vraisemblablement son arrêt de mort à venir.
Le cœur au bord des lèvres, l’espoir mourant, il s’était trituré les méninges pour trouver une solution à sa situation. N’importe laquelle. Les jours précédents n’avaient été qu’un vaste cauchemar où il était passé par tous les états. Accablement, désespoir, colère, résignation, désespoir à nouveau… Entre crises de pleurs et de panique, il avait cherché et cherché encore, rêvant même de l’impossible, malheureusement toujours impossible au réveil. Puis il avait pensé à la mort, une mort douce et paisible. Salvatrice, bienfaitrice, idéal même de son salut.
Bien entendu, il avait taché d’entretenir un espoir. Un espoir mince et fragile qui ne cessait de s’étioler. À l’image de ses forces qui le quittaient après cette journée de marche et de ses muscles perclus de douleurs cuisantes.
Et puis, il y avait l’odeur. Une odeur que lui-même ne pouvait supporter alors qu’il s’agissait de la sienne. Vêtu pourtant proprement, le visage débarbouillé et présentable si l’on oubliait l’absence de sa splendide mèche. Il régnait au-dessous de cette apparente netteté une crasse des plus abominables, un mélange de sueur rance, de peur folle et de défections incontrôlées, le tout marinant depuis son premier jour de captivité.
Bien que s’y étant habitué, l’odeur de propreté qu’il humait de ses « gardes » lui rappelait crûment sa condition décrépite. De même que le vide, bien au-dessus du front, soigneusement mis en évidence par les arrangements de ses ravisseurs.
Le fou rire de ce Rolf retentit dans son esprit mais il n’avait plus la force de serrer les dents.
Quelques jours auparavant, il chevauchait un magnifique destrier, inspirant respect, admiration et obéissance. Il était l’incarnation même de la puissance et représentait les plus hautes institutions des Hauts Royaumes. Quelques jours auparavant, il était tel un dieu parmi les mortels.
Quelle image devait-il donc donner à présent ? Encadré de ses « gardes » imposteurs qui soufflaient dans leurs instruments à plein poumons. Jouant si bruyamment que les Architectes, eux-mêmes, devaient s’en boucher les oreilles ! Le blond au mauvais regard se permettait même quelques fantaisies. Improvisant quelques airs rythmés bien loin de ce dont avaient été capables ses vrais gardes qui devaient en ce moment trottiner nus jusqu’à Nabar…
Boursin Crieur s’aperçut qu’il avait encore la force de serrer les dents alors que, dans son esprit, s’imposait la vision de ces deux imbéciles pendus hauts et courts. Aux côtés de leurs cadavres se rajoutaient ceux de ses ravisseurs, des deux imposteurs musiciens, en passant par ce Rolf ricanant et ces traîtres de Petitpieds !
Il n’oubliait pas leur jeune chef, oh que non ! Pour celui-ci, il imaginait déjà les pires tortures accompagnées d’une longue agonie.
En dépit de ces pensées réconfortantes, il ne put s’empêcher de frissonner en évoquant ce jeune homme aux cheveux aussi gris ainsi que son regard intimidant. À son sourire tranquille qui laissait une impression de malaise palpable. Boursin Crieur ignorait tout de ses motivations et de ses plans. Une chose était certaine, le héraut était, malgré lui, le pion d’une machination dont il n’évaluait aucunement la portée.
Qui étaient-ils ? Qu’étaient-ils en train de préparer à l’encontre des Baronnies ? Car une autre chose était certaine, tout cela n’augurait rien de bon. Et contre sa volonté, Boursin allait hériter d’un statut d’ennemi public. Si ce n’était pas déjà fait.
Il leur avait déjà donné toutes ces informations…
La tour de l’Entonnoir se détachait dans la pénombre environnante. Se révélant au gré des lueurs qui n’avaient pas tardé à poindre à son pied. Ses deux ravisseurs poursuivaient leur tintamarre, achevant de réveiller toute la garnison. Achevant de réveiller un personnage non connu pour sa patience, ou même sa compassion.
Un éclair de rébellion traversa soudainement l’esprit du héraut. Il pouvait courir vers ces lumières, vers sa liberté. La garnison le protègerait lorsqu’il révélerait en hurlant l’identité des brigands qui l’entouraient. Ses agresseurs ne pourraient rien contre lui s’il arrivait à gagner la tour avant qu’ils ne puissent le rattraper. C’était possible.
Le vide sur son front se fit sentir une nouvelle fois et il y porta la main. Éprouvant le fantôme de sa mèche disparue sur un mouvement d’air aussi léger qu’une brise. Une brise qui aurait facilement emporté sa tête avant même qu’il ne s’en rende compte. Il baissa celle-ci tout en la secouant tristement. Non, c’était impossible. C’était même suicidaire. Et Boursin Crieur voulait vivre plus que toute autre chose.
Lorsqu’il releva les yeux, ce fut pour voir deux rangées de gardes qui formaient une allée aux bordures humaines. Ils avaient atteint la tour et au bout de l’allée, au pied de celle-ci, patientait une silhouette à la colère palpable. En effet, les bras croisés, le baron Gaylor tapait frénétiquement du pied à une cadence inquiétante. Son regard assassin se trouvait fixé sur Boursin qui ne tarda pas à trembler de la tête aux pieds.
Ce ne fut qu’à une raisonnable distance, à quelques pas du baronnet cuirassé malgré l’heure tardive, que les musiciens en herbe cessèrent leur boucan. Clôturant sur une note triomphante, qu’ils tinrent sur les dix plus longues secondes que le héraut n’ait jamais vécues.
Et il n’y eut pas une seule de ces secondes où le baron Gaylor ne porta son attention sur une autre personne que Boursin Crieur.
— J’ai souvent eu vent de vos manies…
La voix de Gaylor était aussi coupante qu’un rasoir. Emplie d’une irritation frôlant la haine pure et simple. Son nez, retroussé de dégoût, était agité de tics violents et sa bouche pratiquement retroussée, laissait entrevoir ses dents écartées, en un rictus effrayant.
— Seigneur…, commença Boursin.
— Mais je n’aurais jamais cru que vous puissiez être assez stupide pour m’infliger, à moi, pareille mascarade ! Je devrais vous faire rouer de coups et ce serait faire preuve de clémence.
— Seigneur, je…
Le baron Gaylor leva une main autoritaire. Balayant la tentative de s’exprimer du héraut à la manière dont on chasse un moustique.
— Peut-être devrais-je même donner ce plaisir à vos gardes, parut-il réfléchir en les avisant dans la continuité de son geste. Qu’ils puissent mettre leurs dernières forces dans votre passage à tabac.
Caes et Kappa, déjà au garde à vous, s’en redressèrent d’autant plus. Comme si le baron leur faisait un incroyable honneur. Leurs poitrines se soulevaient avec brusquerie. Cela donnait l’impression qu’ils tentaient de camoufler leur essoufflement.
Un jeu d’acteur pendable, rien de plus. Boursin en était certain. Cependant, la vision de leurs corps pendus ne put rien pour l’apaiser. Il devait se reprendre. Si ces ravisseurs n’étaient pas démasqués maintenant, il était perdu.
— Et je le mériterais amplement, baron Gaylor ! tenta-t-il. De plus, ils ne sont pas si fatigués pour s’exécuter. Si vous y regardiez à mieux…
Il sentit les brigands se raidir et en dépit du danger, Boursin ne put réfréner le sourire qui lui vint aux lèvres. Sans tenir compte des imposteurs, son regard balaya l’assistance. Les gardes les plus proches, bien en rang. Eux, sauraient à coup sûr que leurs faux frères d’arme n’étaient pas ce qu’ils semblaient être.
Son sourire disparut alors qu’il balayait cette assistance une nouvelle fois. N’y rencontrant que des regards de compassion à l’encontre de ses ravisseurs.
Il sentit que ces deux-là soufflaient un peu plus fort.
— Peut-être que si vous les observiez plus attentiv…
Ce fut au tour de sa voix de se briser. Son regard croisant une fois de plus celui d’un baron au visage figé en un masque de colère suprême.
— Vous moqueriez-vous de moi, héraut ? gronda Gaylor de sa voix haut perchée qui contrastait véritablement avec son cou de taureau.
— Non, seigneur, jamais je ne…
— Devrais-je vous couper la langue moi-même ou la marquer au fer rouge ? poursuivit-il en s’avançant vers lui, la main sur le pommeau de son épée. Ou devrais-je…
Il interrompit son avancée en effectuant brusquement un pas en arrière. Sa main quitta son arme pour se plaquer sur sa bouche.
— Par les Architectes, vous puez ! Qu’est-ce donc que cette horreur ? Comment un être vivant peut-il colporter une odeur pareille ?!
— J’ai beaucoup marché, seigneur…
— Je me moque de vos excuses, taisez-vous ! Je vous frapperais, moi-même, si je n’avais pas la crainte d’attraper une maladie inconnue par votre simple contact ! Gardes ?
Kappa retourna Boursin Crieur face à lui pour lui asséner une gifle mémorable qui raisonna dans la petite place boueuse. Le héraut échappa un cri sous la douleur cuisante et l’indignation monta vivement en lui alors qu’il projetait sur le baron Gaylor une mine scandalisée.
— Seigneur, je…
Il fut stoppé dans sa diatribe par Caes qui l’empoigna à son tour pour lui faire face. La gifle qu’il lui appliqua résonna encore plus fort que la précédente, clouant Boursin sur place.
Les deux criminels avaient repris leur garde-à-vous avant même que le héraut ne se soit complètement remis. Et c’est avec une consternation désorientée qu’il se retrouva face au sourire réjoui du baron Gaylor.
— Eh bien ! s’exclama-t-il. On peut dire que ces deux-là sont prompts à s’exécuter pour leur baron. Voilà ce que j’aime chez mes hommes ! Une prise d’initiative couplée à une obéissance totale. Il dévisagea Boursin. N’est-ce pas une attitude à féliciter ?
Les larmes montèrent aux yeux du héraut sans qu’un mot ne puisse sortir de sa bouche.
Le regard de Gaylor s’étrécit.
— N’est-ce pas une attitude à féliciter ? répéta-t-il dangereusement.
Les lèvres de Boursin Crieur tremblèrent et il acquiesça frénétiquement, allant jusqu’à esquisser un sourire grimaçant.
— Ils sont merveilleux…, déglutit-il péniblement d’une toute petite voix.
L’air toujours réjoui, le baron Gaylor considéra le héraut encore un instant avant d’afficher un contentement resplendissant. Certainement convaincu d’avoir suffisamment et convenablement humilié le pauvre effronté.
— Quelles nouvelles du royaume des Vignes ? enchaîna-t-il.
— Pardon, seigneur… ?
Le changement avait été si brusque que Boursin n’avait pas eu le temps de digérer la tournure de l’échange, encore sonné par ses gifles reçues et accaparé à trouver un moyen de démasquer ses ravisseurs.
Le baron Gaylor se rembrunit. Son visage juvénile se teintant à nouveau de son habituel mépris.
— Les nouvelles des Vignes, manant ! Je t’y ai envoyé pour une bonne raison, n’est-ce pas ? Cesse de me faire perdre mon temps.
— Oui…. Oui seigneur ! s’empressa Boursin qui poursuivit. En ma qualité de héraut mandaté par les…
— Ne t’ai-je pas demandé de ne pas me faire perdre mon temps ? grinça le baronnet. Tu mériterais…
Il n’eut pas le temps de finir que Kappa avait déjà distribué une nouvelle claque au pauvre Boursin.
— Eh bien ! siffla Gaylor dont le nouvel accès de fureur s’était déjà envolé avec cette autre gifle. On peut dire que vous anticipez jusqu’à mes désirs. Je ne me souviens pas d’avoir bénéficié de telles attentions de la part de mes hommes…
Il laissa sa phrase en suspens alors que son regard s’attardait pour la première fois sur Kappa, puis Caes sur lequel il bloqua un instant. Tentant visiblement de se remémorer ce visage que Boursin devina familier.
Le héraut sentit ses ravisseurs se raidir une fois de plus et il sut que c’était là sa dernière chance de les faire percer à jour.
— Ce n’est peut-être pas la seule chose qui ait changé…, commença-t-il en sentant gonfler cet espoir qu’il croyait perdre à jamais. Je suis certain, seigneur, que derrière ces attentions, vous ne manquerez pas de remarquer…
— Cette horrible coupe de cheveux que tu arbores, héraut ? coupa son interlocuteur.
Après une dernière œillade débarrassée de tout soupçon à l’encontre de Caes, le baron reporta son attention sur Boursin avec une moue dégoûtée.
— C’est infect ! reprit-il. Je n’aurais jamais cru penser que cette vilaine mèche puisse te faire défaut par son absence.
— C’est… c’est que…, balbutia le héraut.
— Suffit ! Quelles nouvelles des Vignes. En clair et concis, ou c’est une autre gifle qui t’attends !
Entouré de Caes et de Kappa qui levaient chacun une main menaçante, Boursin Crieur parut se dégonfler. Quelque chose se brisa en lui, ôtant toute combativité.
— Le baron du domaine des Vignes accepte les termes, annonça-t-il avec toute la dignité dont il était capable.
Un interlocuteur plus observateur que Gaylor aurait sans doute remarqué les yeux curieusement vides du héraut. Son expression résignée, tel le condamné en route vers le billot. Mais de la part de ce baronnet, rien de tout cela.
— Les termes ? s’étonna-t-il, agacé. Explique-toi ! Il me lègue ses terres ?
— Il relève le défi lancé, seigneur.
— Tiens donc ! s’exclama Gaylor, de plus en plus étonné. Un duel ? Je n’aurais pas imaginé ce gros homme aviné taillé, ne serait-ce que pour accepter ce genre d’exercice.
— Ce ne sera pas lui, seigneur.
— Que veux-tu dire ?
— Il a légué ses terres, seigneur.
— À qui ? À son ridicule neveu ?!
— Non, seigneur.
Gaylor tourna vers Boursin un nouveau regard assassin.
— Te moquerais-tu de moi encore une fois, héraut ? Cesse de tourner autour du pot, tu m’agaces !
— Ce n’était pas mon intention, sei…
Une nouvelle claque vint interrompre Boursin Crieur.
— Excellent, soldat ! s’exclama le baron Gaylor à l’attention de Caes qui soufflait sur ses doigts. Continuez comme cela et je vous élèverai, moi-même, à un grade de loin supérieur. Il se tourna vers Kappa qui commençait à lever la main à son tour. Voyons, n’exagérons rien. Vous êtes déjà dans mes bonnes grâces !
Il laissa échapper un rire ravi avant de se détourner d’eux, en pleine réflexion.
— Bien ! poursuivit-il. Les Petitpieds auront cédé leurs terres à quelqu’un de plus apte au combat. Un autre paysan très certainement. Meilleur à la bagarre de taverne !
Gaylor chercha le regard de Boursin Crieur qui, la lèvre toujours tremblante, acquiesça nerveusement. Sans même un coup d’œil à ses ravisseurs qu’il sentait à deux doigts d’agir, ce qui aurait marqué sa fin prématurée.
À cet assentiment, le baron Gaylor rit une nouvelle fois. Avec le plus grand des mépris.
— Excellent ! Je m’en irai donc lui montrer ce qu’est la pratique des armes. Cela fait trop longtemps que je n’ai eu pareille occasion. De plus, lorsque j’aurai tué ce laboureur armé, les autres royaumes de la Bande Centrale me laisseront leurs terres sans même y réfléchir à deux fois. Moi, Gaylor, neveu du baron François de Nabar, vais écraser ce début de rébellion dans l’œuf !
— Je… je n’en doute pas, seigneur, s’étrangla presque Boursin.
Bien que son esprit soit si brisé qu’il doutait pouvoir un jour recouvrer sa pleine intégrité, Boursin Crieur se rendait compte que le baron Gaylor était en train de tomber dans un piège aux conséquences terribles. Ce jeune baronnet était loin de se douter que l’adversaire en question se trouvait être un Rolf ! Et non un habitué des bagarres de taverne !
Et lui, héraut mandaté par les plus grandes institutions des Baronnies, ne pouvait rien dire. Absolument rien ! Pour cause, car dans un premier temps, Gaylor n’y aurait jamais cru. Un Rolf baron du domaine des Vignes… Boursin n’aurait pas accordé le moindre crédit à cette rumeur à sa place. Dans un deuxième temps, et non des moindres, la menace l’entourant était bien trop présente. Ses deux « gardes » étaient sur le qui-vive et ne le louperaient pas au moindre faux pas. Les gifles étaient d’ailleurs encore trop présentes. De parfaits rappels à l’ordre qui ravissaient Gaylor, lui-même.
Non, le jeu n’en valait plus la chandelle. Le baron de l’Entonnoir l’avait abandonné, s’était ri de lui en plus de l’humilier. Allant jusqu’à donner des félicitations aux horribles criminels qui l’avaient séquestré. De plus, ces gardes imposteurs ne lui paraissaient plus si horribles, à présent. En dépit de leurs mauvais traitements à son égard. Sans trop savoir pourquoi, il tendait même à se ranger de leur côté et à espérer que leurs plans, quels qu’ils soient, se réalisent.
Dans le cas contraire, il était fichu ! Son instinct le lui disait clairement. Voilà à quoi il en était réduit…
— Et quel est le nom de ce vaillant fermier ?
Gaylor jubilait. Savourant d’ores et déjà son triomphe à venir.
— Je ne connais pas son nom, seigneur.
— Tu ne connais pas son nom ? Une nouvelle moquerie de ta part ?
Nulle colère dans cette remarque de la part du baron de l’Entonnoir, juste un amusement palpable. Son regard passait de Kappa à Caes alors qu’il leur indiquait d’une main de se tenir prêt.
Mais Boursin se trouvait au-delà de ça. Brisé comme il l’était, cela ne l’atteignait même plus.
— Il se désigne autrement, seigneur.
L’une des consignes du jeune chef des brigands. Ne divulguer que le pseudonyme qu’il avait choisi pour le Rolf, Cormack. Une plaisanterie de très mauvais goût, selon Boursin qui expira avec lassitude.
— Il se fait appeler le Baron Rouge, seigneur.
Gaylor en écarquilla les yeux de surprise tandis que des chuchotements se faisaient entendre dans les rangs des gardes. Cependant, l’étonnement ne dura pas chez le baronnet et laissa très vite place à une incrédulité teintée d’amusement.
Gaylor passait un excellent moment.
— Tiens donc ! Le Baron Rouge ?! s’exclama-t-il avant d’interpeller l’assistance avec un grand sourire. En voilà qui ont tout misé sur l’intimidation et de manière originale, je dois l’avouer !
Les quelques rires qui lui parvinrent étaient, pour la plupart, forcés. À part, bien sûr, celui de Kappa qui arracha un dernier gloussement à Gaylor. Le baronnet passait un excellent moment.
— Cela mérite une nouvelle gifle ! clama-t-il en adressant un clin d’œil au jeune homme blond.
Celui-ci, tout sourire, s’exécuta sur un Boursin qui ne fit pas le moindre geste pour l’en empêcher. Bien que son bourreau prenne tout son temps, s’autorisant même quelques étirements du poignet avant action, ceci sous le regard presque blasé du héraut.
Apparemment satisfait, Gaylor frappa dans ses mains.
— Bien ! Vous irez dire à ce Baron Rouge que notre duel aura lieu sur ses terres. Vous partez sur le champ. Je vous talonnerai à près d’une demi-journée d’intervalle et le duel aura lieu lorsque le soleil sera au plus haut. Rien de tel que la victoire pour me mettre en appétit. Je suis impatient de me mesurer à ce baron de légende !
Il délaissa Boursin, qui hochait lentement de la tête, pour Kappa et Caes.
— Si vous le souhaitez, messieurs, je vous autorise à vous reposer et à vous faire remplacer. Vous l’avez bien mérité !
Les deux messieurs en question échangèrent un regard explicite.
— Seigneur Gaylor, répondit Caes. L’incommensurable honneur réside à vous servir et non dans le repos. Nous insistons pour escorter ce héraut à bon port et à s’assurer qu’il s’en tienne à ses devoirs envers vous…
Il laissa sa phrase en suspens, de même que sa main et le sourire du baron de l’Entonnoir s’élargit. Dans le même temps, la mine de Boursin s’assombrit plus encore.
— Nous discuterons après la victoire, messieurs ! s’exclama Gaylor, ravi. J’aurai besoin d’intendants comme vous pour contrôler mon immense royaume à venir ! En attendant, bonne route. Et gardez-moi ce héraut en laisse, je n’en ai pas fini avec lui…
— Comme il vous plaira, baron Gaylor ! renchérit Kappa.
Après un dernier salut, ils reprirent la route. Dépassant les rangées de soldats qui affichaient tous des sourires aux lèvres à l’intention des ravisseurs, et des regards méprisants en ce qui concernait Boursin.
Celui-ci ne disait mot. Ayant encore du mal croire ce qu’il venait de se passer. Après lui avoir infligé pareils traitements, les criminels s’en tiraient avec les honneurs, des sourires et des promesses de titres. C’était un cauchemar. Sans compter la permission de le frapper dès que l’envie leur en prenait. Bien qu’ils n’en n’aient aucunement besoin.
Lorsqu’ils furent à bonne distance de la tour de l’Entonnoir, le dénommé Kappa se trouva pris d’un fou rire incontrôlé. Haussant un sourcil, son compère esquissa un sourire éclatant.
— Tu t’es bien amusé, Kappa ?
— Oh oui ! s’exclama celui-ci en pleurant presque. Mais ce n’est pas tout… Cet Ezéquiel est vraiment quelqu’un !
— Sur ce coup-là, tu n’as pas tort, lui accorda le brun avec prudence.
Malgré lui, Boursin ne put s’empêcher de grogner.
— Vous n’avez besoin de personne ! Vous vous débrouillez très bien tous les deux et ma vie est fichue…
Il était prêt à affronter une nouvelle gifle mais, contre toute attente, il ne s’attira que des sourires amusés.
— Ta vie ne nous intéresse guère, héraut ! lui assura Caes. Et sois bien conscient que la tâche nous a été grandement facilitée. Les costumes des gardes, les trompettes, ton odeur…
— Sans oublier la mèche, glissa Kappa.
Le brun acquiesça avec un sourire en coin.
— Moi qui pensais que c’était juste pour museler notre prisonnier. Il était évident que ça n’aurait pas suffi. Ezéquiel n’a pas sous-estimé les tentatives de ce dernier pour nous démasquer.
Il secoua la tête, l’air visiblement incrédule avant de poursuivre en avisant Boursin.
— De plus, Gaylor nous avait déjà vus. Peut-être nous aurait-il prêté une plus grande attention s’il n’avait pas été si choqué par ta nouvelle coiffure.
Le héraut ouvrit la bouche mais aucun son n’en sortit. Kappa lui asséna alors une grande claque amicale dans le dos.
— Et je n’aurais jamais cru penser non plus que l’absence de ta mèche puisse te faire si cruellement défaut. Cette coupe est vraiment horrible !
Boursin ne répondit pas à cette énième insulte. Il était bien au-delà de ça. Brisé comme il l’était, il se rendait tout de même compte de la dangerosité de ses ravisseurs, justifiant le malaise ressenti à l’évocation du jeune chef aux curieux yeux gris. Boursin Crieur avait définitivement le sentiment d’être, malgré lui, le pion d’une machination colossale. Car le lendemain, ses ravisseurs seraient les maîtres de la moitié de la Bande Centrale.
Ils n’étaient que des gamins. Et pourtant, dans deux jours, ils auraient en leur possession le plus vaste royaume des Baronnies.
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