Chapitre 70
C’était une belle journée. Une journée qui allait marquer son avènement. Gaylor de Nabar n’avait pas fermé l’œil de la nuit et prit la route quelques heures avant que le soleil ne se lève. Accompagné d’une garde réduite, chevauchant à quelques mètres derrière lui, il cheminait dans son armure rutilante, symbole même de sa puissance montante. Il avait traversé les royaumes qu’il détenait déjà. Ces villages qui, réunis, formaient déjà le socle de ce qui allait devenir la plus grande force des Baronnies. Il avait humé les odeurs du bétail, celles des poissons étalés, du pain dans les fours et des viandes en train de sécher. Il avait imaginé le reste de la Bande Centrale, travaillant pour lui et lui donnant un monopole défiant celui des autres barons, y compris son oncle. La Bande Centrale était pauvre, certes ! Mais nul n’ignorait qu’elle restait le grenier alimentaire des Baronnies. Sans cesse sous-estimée et exploitée au moindre coût, elle deviendrait, sous son règne, un royaume avec lequel tous devraient compter.
Il avait imaginé Lorain, ses principes moraux et l’admiration que tous lui témoignaient. Sans rien avoir à prouver, Lorain avait toujours tout eu de droit, laissant son cousin éternellement à la seconde place. Lorain et sa fausse modestie à qui l’on réservait jusqu’à la pupille, la Cité d’Irile et ses duchés, juste parce qu’il était le fils du baron de Nabar.
Oui, il l’avait imaginé en pantin de son propre père qui contrôlerait les Contrées Marchandes par son entremise. Ce ne serait pas son cas à lui, Gaylor. François de Nabar lui avait donné l’Entonnoir et exigé de lui un contrôle de la Bande Centrale des Baronnies. Dépassant toute attente, Gaylor avait commencé à la conquérir.
François de Nabar espérait contrôler la Bande Centrale comme il espérait contrôler les Contrées Marchandes. C’était un homme intelligent et ambitieux qui finirait jusqu’à même prendre possession du Croissant des Baronnies, la plaque tournante de leur économie.
À moins que Gaylor ne le fasse avant lui…
Les vignes s’étiraient aux alentours à perte de vue. Le panorama était splendide et lui renvoyait l’image glorieuse de sa domination dans les mois qui suivraient. Le fief des Petitpieds se permettait un dernier baroud d’honneur. Ils étaient désespérés et il allait savourer mettre à bas ces fermiers qui ne connaissaient pas leur place. Gaylor se remémorait la défiance de Gravis Petitpieds et comptait bien la lui faire ravaler jusqu’à ce qu’il s’en étouffe.
Les Bas Royaumes étaient de véritables petites entreprises individuelles qui, regroupées, formeraient un incroyable appareil à profit. Si Lorain n’était qu’un pantin en devenir, Gaylor, lui, était bien le digne neveu de son oncle. Un homme qui voyait loin. Une fois les Petitpieds annihilés, le reste de la Bande Centrale suivrait sans discuter. Autrement dit, Gaylor serait l’artisan d’une conquête éclair. À ce rythme, il ne faudrait que peu de temps au Croissant pour plier à son tour. Les barons des Douze savaient où étaient leurs intérêts. Avec le mariage de Lorain unissant les Contrées Marchandes, ils rentreraient dans le rang et soutiendraient le royaume le plus puissant et le plus grand. Celui de Gaylor. Le monde allait être témoin de l’émergence d’un bloc, capable de tenir tête aux Contrées Chantantes, aux Rolfs, ainsi qu’aux Royaumes Francs.
Sa tante bien aimée, Artance, allait être si fière de lui.
Le fief des Petitpieds était en vue depuis un bon moment, bien que ses vignes soient vides. Beaucoup avaient dû déserté et fui le village comme les rats quittent le navire. Gaylor avait entendu parler de la façon dont Bret Petitpieds gérait ses affaires. Son écœurante générosité, ses largesses et son cruel manque d’ambition. Son désir obsolète de perpétuer un fonctionnement déjà voué à la médiocrité des générations auparavant.
Cela changerait sous son règne. Il ne perpétuerait pas le moindre assistanat ni ne ferait dans la commisération. La Bande Centrale détenait un potentiel pratiquement illimité et il comptait bien l’optimiser, quitte à raser des villages entiers pour plus de terres.
Gaylor entra dans le village bien avant l’heure qu’il avait indiquée à cet insupportable héraut. Il avait compté attendre sur sa propre place ce nouveau baron du domaine des Vignes où ce dernier, encore abruti par le vin de la veille, aurait eu la vision d’un héros de légende. Car c’est ce que Gaylor avait compté inspirer dans son armure flamboyante et son épée plantée dans le sol, les deux mains sur le pommeau. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’il découvrit la place presque pleine à craquer. Il y avait des gens aux fenêtres ainsi que sur les balcons. Le village était décoré et il dut même baisser la tête pour éviter quelques guirlandes. Cette plaisanterie allait jusqu’à l’entreposage d’une vingtaine de fûts devant lesquels il s’attarda avec circonspection. Bien davantage se trouvait en évidence à l’autre bout de l’esplanade au grand air bordée de gens.
Au centre se trouvait un guerrier en armure rouge cerné par les murmures et les regards d’admiration. Il avait la posture que s’était imaginée Gaylor et l’observait des profondeurs inquiétantes de son heaumes aux fentes verticales. Sa taille et sa corpulence étaient telles que le baron de l’Entonnoir crut ses perspectives lui faire défaut, et à mesure que Gaylor s’avançait à sa rencontre croissait un sentiment de panique mêlé d’impuissance.
Boursin Crieur se trouvait derrière le mastodonte à l’allure sanguine, encadré de ses deux gardes si prometteurs. Ce n’est que lorsque Gaylor consentit à descendre de cheval pour se tenir sur ses jambes flageolantes que le messager amputé de sa mèche s’avança de quelques pas.
— Ainsi débute le duel pour la revendication du domaine des Vignes. En ce lieu, les barons présents mettront en jeu leurs titres et terres. En ce lieu, s’inscrira l’une des glorieuses pages de l’histoire des Baronnies.
Ce fut tout. Quelques pas en arrière ramenèrent Boursin Crieur à ses gardes sans un regard pour quiconque. Ce héraut qui était connu pour ses grands discours et exagérations venait de faire preuve d’une concision ahurissante. Rien ne se passait comme Gaylor l’avait prévu et il avait le sentiment terrifiant d’être sur un radeau face à une vague scélérate sous la forme d’un colosse écarlate. Sous son armure la transpiration coulait à flot et gênait sa vue. Alors qu’il s’avançait d’une démarche hésitante, l’épée à la main qu’il ne se souvenait pas avoir tirée, le géant souleva sa gigantesque lame pour la pointer dans sa direction et Gaylor s’arrêta. Dans une image floue, au travers de ce qu’il lui parut être un cercueil de fer, lui parvint une voix d’outre-tombe qui annihila tous ses rêves de grandeurs.
— Que notre duel commence, Gaylor de l’Entonnoir !
Il est certain que les chansons sur ce qui s’ensuivit étaient promises à une sérieuse révision pour atteindre ce cachet glorieux de tout chant de légende. Un spectateur objectif et insensible à l’effervescence de la foule soulagée, aurait été témoin de la manière dont le colosse écarlate s’octroya deux longues minutes de moulinets invraisemblables et tours d’adresse sur lesquels on le devinait s’être entraîné des années. Un spectacle devant lequel son adversaire, paralysé par la peur, laissa tout simplement tomber son épée au sol.
Dans le cas où ce duel se serait arrêté à cet instant précis, ce spectateur objectif aurait éprouvé une brûlante admiration envers le fantastique guerrier vêtu de rouge. Malheureusement, la fin n’eût pas un tel panache. Car, non satisfait de cette victoire rapide, celui qui se faisait appeler le Baron Rouge insista lourdement pour que son adversaire ramasse sa lame et poursuive ce duel censé rentrer dans la légende. On fut témoin du refus de celui-ci entre deux crises d’hystérie auxquelles se joignit son opposant cramoisi. Un instant plus tard, le baron de l’Entonnoir, les poings serrés tel un enfant capricieux, tournait le dos à son adversaire dans un rejet catégorique. Ce dernier lui assena alors un mémorable coup de pied dans le derrière qui l’envoya valdinguer dans le public dubitatif. Les secondes qui suivirent virent l’intervention d’un héraut incapable de supporter la tournure de cette mascarade affligeante pour cette page d’histoire des Baronnies. Clamant dans un premier temps la victoire du Baron Rouge, il donna, dans un second, un spectacle tout aussi pendable dans un déchaînement d’injures et d’avertissements.
Pour finir, ce spectateur objectif aurait remarqué ce public désorienté, ne sachant trop de quelle manière féliciter leur champion coléreux. Ce même champion qui délaissa le héraut hystérique pour s’en prendre à un jeune homme aux cheveux gris. Le pointant, à son tour du doigt, il désignait ensuite la forme étendue du baron de l’Entonnoir dans un va-et-vient furieux.
Bien que leur dispute soit sujette à controverses dans les jours qui suivirent, les spectateurs firent état de promesses et de destinés héroïques. Il n’en fallut pas plus pour que naissent des chansons où le Champion au Pied d’Or du domaine des Vignes était venu en aide à ce fief en échange de la seule promesse d’un adversaire valeureux.
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