Chapitre 6
20 janvier
J – 8
Si la Lune avait un visage, elle prendrait celui du fleuve givré recouvert de neige. Elle reproduirait ses zébrures mauves et adopterait son chant lénifiant. Ce soir, elle est précoce dans un ciel couleur lilas. Le temps s’est éclairci à mesure que nous approchions d’Inari, bourgade d’origine sámi au nord de la Laponie, implantée au bord d’un lac du même nom.
Avant même de m’installer dans la chambre que je partage avec Maja et Laura, je suis sortie, seule, me balader sur la rive enneigée. J’ai croisé un vieillard qui promenait son chien, un husky au poil dru blanc et noir. Il m’a adressé un signe de la tête et je lui ai souri. Plus loin, alors que je laissais le village s’éloigner derrière moi, une femme m’a dit quelques mots en finnois. Je n’ai pas eu la foi de lui avouer que je n’ai rien compris. Alors j’ai répondu « No niin ! », expression qui ne veut rien dire et tout dire en même temps, parfaite répartie pour ne décevoir personne. Elle a ajouté quelque chose et s’est éloignée, marchant lentement, les mains jointes dans son dos. Puis des enfants qui dévalaient une pente avec leurs luges, riant à gorges déployées, leurs courses se terminant sur la glace recouverte de ce fameux tapis blanc qui a ici tout envahi : les routes, les toits, les jardins. Je me demande à quoi cet endroit ressemble l’été, ce qu’il y a sous mes pas. De la terre, de l’herbe ou du bitume ? Je ne discerne pas la limite entre la rue et le chemin. Y a-t-il même un chemin ?
Le paysage que je traverse ma paraît si éthéré que j’ai le réflexe de vouloir le prendre en photo. Dans ma poche, je ne sens pas cet objet si caractéristique dont j’aurais besoin. Je suis prise d’une panique soudaine avant de me rappeler qu’il gît désormais sur le bord d’une route laponne, quelque part entre ici et Rovaniemi. À quoi bon photographier ce que je vois ? Pour quelle postérité ? Je peux me contenter de le mémoriser. Maja a raison, nous devons vivre que pour maintenant. Alors, les yeux grands ouverts, je reviens sur mes pas pour rejoindre la maisonnette qu’un type du coin a accepté de nous laisser pour quelques nuits, le temps de découvrir les environs.
Rovaniemi me semblait déjà bien froide, mais Inari est toute autre. La nature y est omniprésente et le climat est maître des lieux. Les habitations sont à moitié ensevelies sous la neige et cela ne semble perturber personne. Ici, chacun s’est adapté à l’adversité de l’hiver. Par la fenêtre de la maison, je ne vois pas d’immeubles ni de voitures, seulement quelques fenêtres qui apparaissent çà et là entre les pins dont les branches alourdies de neige épaisse fléchissent sous son poids. À mesure que nous allons nous approcher du Cap Nord, les bois se raréfieront jusqu’à disparaître et les paysages ne deviendront que de vastes étendues blanches. Je m’y prépare et j’ai hâte. Quand j’étais petite, je me demandais souvent comment les fourmis voyaient le monde. Elles semblaient si organisées dans leur univers : fourmilière, jardin verdoyant, travaux et classes sociales. Je ne pouvais m’empêcher de les comparer à nous. Là, dans le nord, je serai véritablement à leur place : minuscule dans un monde trop vaste pour mes pas, trop sauvage pour ma survie, et sous le joug de forces qui me dépassent.
— Hé, rêveuse, viens donc m’aider.
Maja déballe des saucisses qu’elle dispose sur un plateau. Elle me fait signe de sortir les pains à hotdog qu’on a ramenés de la capitale laponne. Je m’exécute sans un mot. J’entends les garçons qui s’affairent dehors pour démarrer un feu dans l’abri de jardin. Laura prend une douche. Elle chantonne ce qui doit être une berceuse espagnole. Je commence à la connaître, elle l’affectionne tout particulièrement et j’ai remarqué qu’elle la fredonne dès qu’elle se sent mal à l’aise, pour se donner une contenance.
Maja affiche un air taquin. Elle me toise d’une demi-tête. Se longs cheveux d’un blond cendré tombent en cascade lisse dans son dos. Elle a les yeux transperçants et la bouche en cœur. Je peux comprendre ce que Vassili lui trouve, même si elle n’est pas mon genre.
— Tu sais, dit-elle, il serait peut-être temps que tu t’actives.
Confuse, j’examine les pains que j’ai disposés aux côtés des saucisses, songeant à ce que j’ai pu oublier. Ah ! Les sauces ! Je me dépêche de les sortir du sac-cabas qui traîne sur le sol carrelé de la cuisine.
— Mathilde !
Sa manière de prononcer mon nom m’amuse toujours. Ici, seuls les Français y parviennent. Tous les autres se sentent obligés d’ajouter un son qui oscille entre le E et le A à la fin de mon prénom, comme s’il ne pouvait pas se terminer si gauchement sur le son d’une consonne.
— Ne fait pas l’ignare, reprend Maja. Ça fait des semaines que je te voie tourner autour de Laura.
— C’est ma meilleure amie, ici.
Elle éclate de rire et je crains que Laura nous entende à travers la porte de la salle de bain. J’adresse un regard inquiet dans cette direction.
— Tu vois, si j’avais tort, tu ne ferais pas cette tête.
J’admets d’un haussement d’épaules. Je n’ajoute rien. Si j’essayais, ma voix tremblerait et cela m’embarrasserait encore plus. Je préfère m’abstenir, comme avec à peu près tout ce qui m’intimide dans le monde. C’est-à-dire beaucoup de choses.
Maja enfile sa doudoune et sort avec le plateau pour aller faire cuire les saucisses au feu de bois, dehors. Je me retrouve seule, sans rien à faire, dans la maison. Laura ne chante plus. Elle est sortie de la douche et je l’entends brosser ses cheveux. J’imagine le mouvement de ses mèches qui retombent dans son dos nu, et sa main qui défait les nœuds les plus grossiers avant d’y passer la brosse.
Je m’assieds dans le canapé et je l’attends, immobile. Je médite les mots de Maja. Rien que d’y penser, j’ai le cœur qui bat à mille à l’heure et les mains moites. Je n’ai jamais avoué à une fille que je l’aimais. Je ne peux imaginer l’humiliation d’un râteau. Je préfère laisser mes sentiments s’estomper dans la douleur du manque. Ou attendre qu’elle vienne à moi. Je suis si lâche, surtout quand il s’agit de mes sentiments. Les autres ne peuvent pas l’être autant. Alors je n’ai qu’à patienter. Jusqu’à maintenant, ça ne me semblait pas problématique. J’ai tout mon temps. J’avais tout mon temps.
Quand Laura sort de la salle de bain, son corps encore humide est enveloppé d’une serviette bleue. Ses cheveux ondulés déferlent sur ses épaules comme ceux de Méduse. Je ne peux détacher mon regard d’elle. Elle parcourt la pièce des yeux, m’aperçoit et me sourit.
— Les autres sont déjà dehors ?
J’acquiesce. Elle va dans la chambre et repousse la porte, mais pas complètement. Je l’entends poser la serviette sur le lit et fourrager dans sa valise. Je pourrais regarder. L’interstice est juste assez large pour que je discerne ses hanches et son dos, peut-être plus. Mais je m’y refuse par respect. Cette vue ne m’appartient pas. Elle n’a pas fait exprès de laisser la porte entrouverte. Ou l’a-t-elle fait ? Souhaite-t-elle que je regarde ? Attend-elle que je m’approche, que je dise quelque chose, que je fasse quelque chose ? Ressent-elle la moindre pudeur à mon égard ? Accepte-t-elle de se dénuder en ma presque-présence parce que je l’intéresse ou parce que je suis une femme moi aussi ? Ou bien les deux ? Les questions s’enchaînent dans ma tête que je sens bourdonner. Je me remets à trop penser. Ma respiration s’accélère, je ne peux le supporter. Je me lève, j’enfile mon manteau, mes après-skis, et je me précipite dehors ou un fumet s’échappe de l’abri en tôle. Les flammes sont déjà hautes. Elles lèchent les saucisses et crépitent, laissant des lucioles rougeaudes s’élever dans les airs et s’échapper par le conduit de l’abri. Vassili, Arthur et Maja sont emmitouflés dans des plaids, assis sur des bancs de bois autour du foyer. Ils ont chacun une cannette de bière à la main et sirotent en s’échangeant quelques mots, les yeux fixés sur les flammes, seule source de chaleur à plusieurs mètres à la ronde. Je les rejoints, les joues déjà roses et Arthur me tend une cannette que j’empoigne avec fermeté. Je m’installe entre Maja et Arthur. Il reste tout juste assez de place entre le Canadien et moi pour que Laura s’y asseye. Je le redoute comme je le souhaite.
Vassili et Maja sont blottis l’un contre l’autre. Arthur est prostré dans son coin, les narines humides. Nous sommes couverts de la tête aux pieds. Seuls nos visages dépassent de nos accoutrements molletonnés. Quand Laura nous rejoint, la peau des saucisses éclate, laissant entrevoir leur chair rose. Chacun se sert. J’inonde mon hot-dog d’un mélange de mayonnaise et de ketchup. Je prends une première bouchée, la saucisse a une texture de plastique. Ce n’est pas le goût qui compte, c’est le moment. C’est ce que j’ai compris en découvrant la gastronomie finlandaise.
— À la fin du monde ! s’écrie Arthur en levant sa cannette de bière, renversant la moitié du contenu dans la neige à ses pieds.
Nous trinquons et buvons goulument jusqu’à ce que nos têtes se mettent à tourner. Laura se penche contre moi en rigolant. Je sens la chaleur de son corps sur mon épaule, elle exhale son haleine contre ma joue. Elle porte l’odeur du gel douche à la noix de coco. Son visage est nu, dépourvu de son habituel maquillage qui lui recouvre le teint et les paupières. Sa beauté naturelle ressort. Chacun des petits défauts qu’elle essaie de gommer sont comme des petits bijoux au-dessus de ses sourcils, sur son menton et dans le creux de ses yeux. J’aimerais lui dire mais les mots ne quitteront jamais mes lèvres, comme toutes ses pensées qui me traversent sans jamais sortir.
— Non mais vous avez vu ce ciel ? s’exclama Maja. On crève dans huit jours et même pas moyen d’avoir une vue dégagée pour apercevoir les aurores boréales !
La voûte sombre est chargée de nuages gris que les lampadaires du village éclairent par en-dessous. Depuis la nuit d’il y a cinq jours, je suis partagée entre le désir ardent de revoir d’aussi somptueuses aurores, et le contentement repu d’avoir ces souvenirs gravés sur ma rétine.
— Ne t’inquiète pas, Maja. D’ici quelques jours, tu verras un spectacle qui n’aura rien à envier à celui des aurores boréales, lâche Arthur dans un gloussement.
Si je n’étais pas directement concernée par ma mort prochaine, c’est bien le genre de blague qui m’aurait fait rire. Arthur a les yeux dans le vague, la main crispée sur sa cannette. Vassili a Maja. J’ai Laura, dans une certaine mesure. Mais lui n’est que le détenteur de la voiture dont nous avions besoin. Si notre cercle ne s’ouvre pas véritablement à lui, il risque de mourir seul. Alors, je glousse, moi aussi, lui arrachant un regard reconnaissant. Laura m’imite, puis les autres. Arthur lance une nouvelle bûche dans le foyer, une gerbe d’étincelles s’envole sous l’impact. Le crépitement retentit de plus en plus fort dans le silence de la nuit. La neige se met à tomber en gros flocons. Le rideau enveloppe le cabanon. Nous voilà dans une bulle que ni les lumières, ni les sons, ne peuvent atteindre.
— Jusqu’à maintenant, la question qui m’effrayait le plus, c’était celle de mon avenir. Qu’allais-je devenir ? Qui serais-je ? Quand j’essayais de m’imaginer plus vieille, je ne voyais qu’un trou béant. Peut-être était-ce prémonitoire. Mais aujourd’hui, bizarrement, ces questions trouvent des réponses et je peux me voir, à trente, quarante, ou même soixante-dix ans, comme je pourrais me voir dans un miroir.
— À quoi ressembles-tu, dans cet avenir, Mathilde ?
— Je suis apaisée. Mes épaules ne sont plus crispées (et à ces mots, je détends mes épaules), mes yeux ne sont plus fuyants (mon regard se fixe sur le feu), et mes mots sortent avec aisance de ma bouche. Je suis sage sans être chiante. Je n’ai plus peur du temps qui s’écoule, ni des opinions de celles et ceux qui m’entourent.
— Moi aussi, je me vois plus clairement, reconnais Arthur, la voix rendue pâteuse par l’alcool. Je suis un déchet. ‘Fin, quelqu’un sans intérêt. Un commercial, ou un truc du genre, avec un costume et une cravate trop serrée qui fait ressortir mes bourrelets de cou. J’ai une coiffure chiante, un sourire niais qui ne veut rien dire, et cet air satisfait qu’ont les gens quand ils pensent avoir niqué le système à leur avantage. Sauf que moi, quand je vois ça, j’ai la gerbe. Je veux pas de ce sale type dans mon avenir.
— C’est vraiment ce que tu deviendrais sans tout ça ? demande Laura.
— Je suis bien parti pour. Tu penses souhaiter un truc, puis quand tu te rends compte qu’en fait tu voulais autre chose, c’est trop tard, alors tu continues à avancer. Toi, Mathilde, tu vois cette version idéalisée de toi-même, mais la vérité, c’est que tu deviendrais juste une meuf chiante. Je dis pas ça contre toi. J’ai juste l’impression que c’est le destin d’un peu tout le monde en Occident.
— Et pas qu’en Occident, admet Vassili. Je vois une vision un peu similaire à la tienne. Un type dont la famille entière est très fière. L’enfant dont on parle en premier lors d’un repas entre amis. « Oui, Vassili se porte bien, il a intégré une firme réputée, on est très fiers. » Les autres sont contents pour toi et tu ne vis plus qu’à travers leurs compliments.
— Quel enfer…marmonne Maja sans le contredire.
Elle voit la même chose, une variante féminine et danoise de leurs descriptions. Depuis que je la connais, j’ai été frappée par son désir d’être la meilleure, la plus accomplie, la plus félicitée. Elle m’a toujours semblée en tirer un réel plaisir. Ce soir, certains masques tombent.
— Je ne serais jamais devenue comme ça, conteste Laura. J’ai été une paria toute ma vie, c’est pas pour arrêter maintenant. J’ai fini par l’accepter. Et ça me plait. Alors plus tard, je crois que j’aurais simplement été plus excentrique et lunatique. Le monde ne m’aurait pas inspiré autre chose.
Aucun de ces mots ne me surprennent, et c’est ce que j’aime tant chez elle. C’est une pierre brute que rien dans le monde ne peut tailler.
— Mais nous aurions pu lutter, ajouté-je en repensant aux mots d’Arthur. En ayant connaissance de cette image de nous, nous aurions peut-être pu la modifier. Rester nous-même, comme Laura.
— Nous-mêmes…C’est peut-être bien exactement ce que nous détestons. C’est facile, quand on est jeune, de se sentir libre de devenir n’importe quoi. Mais je ne pense pas que nous aurions pu véritablement y échapper. Du moins, le vouloir n’aurait pas suffi. Mais ce qui m’enrage, c’est que maintenant, on n’aura jamais l’occasion de le découvrir. On va crever en étant des petits merdeux qui seraient sans doute devenus des gens chiants, et on n’a aucun moyen de convaincre l’univers du contraire.
— Je crois que l’univers s’en fiche, précise Vassili. Notre disparition dans huit jours ne va changer strictement rien à l’univers. La vérité, c’est que s’il y a quelque chose, là-haut, qui régit tout, cette chose n’a probablement pas connaissance de notre existence. Et de notre imminente disparition.
— Ah, vous n’en avez pas assez de parler de choses aussi déprimantes, protesté-je. On n’a pas jeté nos téléphones pour continuer à se morfondre comme ça.
Sur ces mots, je me lève, je tire Laura par le bras et saisit la capuche d’Arthur de ma main libre. Nous contournons le feu et je les entraîne jusqu’qu rideau blanc qui nous dissimule. Je les pousse dans une congère de neige et me met à les enterrer sous le coton blanc en riant à gorge déployée malgré leurs protestations hilares. Nos visages se parsèment de graines blanches qui disparaissent au contact de la peau et dégoulinent le long de nos joues comme des larmes. Vassili et Maja contre-attaquent. Le Kazakh me saisit par la taille et me jette un peu plus loin. Je m’enfonce d’un bon demi-mètre dans la poudreuse et, les côtes endolories par le rire, je peine à me relever. Je parviens à peine à me redresser en position assise que mes quatre compagnons de voyage sont sur moi. Arthur me tartine le visage de neige fraîche tandis que Laura immobilise mes bras pour m’empêcher de me défendre. Je crie au contact du liquide froid dans mon cou et je parviens à repousser l’Espagnole. Je forme une énorme boule que j’enfonce sur le sommet du crâne d’Arthur. Je me relève et me mets à courir à couvert, rejointe par Vassili qui me fait signe qu’il est dans mon camp. S’ensuit une lutte acharnée à coups de boules de neige bien compactes.
Dix minutes plus tard, nous sommes essoufflés et trempés. Le feu, presque éteint, ne diffuse quasiment plus de chaleur. Nous rentrons en prenant soin de nous déchausser dans l’entrée pour éviter de souiller toute l’habitation. Vassili allume un nouveau feu dans le poêle et Maja distribue des serviettes. Chacun prend place dans le canapé et les fauteuils pendant qu’Arthur farfouille dans un placard en quête de jeux de société.
— Pas trop humiliant se faire battre par une équipe en infériorité numérique ? dis-je pour provoquer des étincelles dans le regard de Laura.
Maja tempère en la serrant dans ses bras et lui chuchote à l’oreille quelque chose d’inaudible. Je tressaille quand Laura esquisse un sourire joueur dans ma direction.
Arthur revient, trois boîtes de jeu entre les mains. Un Monopoly de New York, un puissance quatre (autant dire qu’à cinq, ce ne sera pas le plus fun), et un jeu finlandais dont nous ne risquons pas de comprendre les règles. Notre choix se porte sur la première option et nous voilà lancés, à vingt-deux heures, dans une partie endiablée dont je ressortirais ruinée.
Pour clôturer la soirée, nous nous réunissons dans le minuscule sauna de l’habitation, nus. Il m’a fallu un certain temps avant de me faire à cette tradition exempte de pudeur, mais j’ai fini par réaliser que la nudité faisait de ce moment, non quelque chose d’érotique, mais de purement sincère. Vassili préfère garder son maillot de bain, et, pour être honnête, j’aurais voulu qu’Arthur le fasse aussi. Je n’ai pas l’habitude d’aller dans un sauna avec des hommes et de voir leur corps…entier. Mais soit, je n’ai pas envie de me couvrir, alors je dois accepter que les autres fassent également le choix de ne pas le faire.
Au bout d’une vingtaine de minutes, Laura, Vassili puis Artur nous quittent pour aller dormir. Ne restent que Maja et moi. Le silence s’installe. Il n’est pas lourd, ni gênant. C’est un silence de sauna, de ceux qui doivent exister sans quoi le bruit ne serait que du brouhaha. Chacune se promène dans ses pensées. Les miennes m’emmènent au Cap Nord dont je ne sais rien. J’imagine des terres sauvages balayées par des vents glaciaux et là, au bout de la terre, un océan agité, noir et profond, dernier rempart avant les premières glaces. Ou bien la banquise atteint-elle la côte à cette période de l’année ? Je m’apprête à partager ma question avec Maja mais elle me prend de court.
— Depuis combien de temps sais-tu que tu l’aimes ?
— Qui ? balbutié-je pour gagner du temps.
— Jennifer Lopez.
Je ris silencieusement sous son regard insistant.
— Mathilde ! On meurt dans huit jours. Désolée, je sais que tu détestes qu’on le rappelle, mais ça ne sert à rien de rester avec des non-dits. Admets-le, rien que pour toi.
— Qu’est-ce que ça peut faire ?
— Essaie, et tu verras.
Je rassemble toute l’énergie dont je dispose pour faire sortir des aveux, mais ils restent bloqués au travers de ma gorge. Maja, témoin de ma suffocation, se rapproche de moi. Si nous étions habillées, cette proximité ma rassurerait sans doute, mais j’ai toujours un peu de mal à faire abstraction des corps nus qui peuvent m’entourer. Mes épaules se crispent à nouveau.
— J’aime…
— J’aime…
— Laura.
— L…Laura.
— Depuis ?
— Depuis…
— …
— Un mois ? Deux ? Je ne sais pas, c’est venu petit à petit. Ça ne m’a pas prise un matin comme ça.
— Pourquoi tu ne lui dis pas ?
— Hum, je ne sais pas, réfléchissons…Peut-être parce qu’elle n’a jamais démontré la moindre attirance pour les filles et qu’elle vient de me raconter qu’elle est encore amoureuse de son ex, qui était un tocard, soit dit en passant.
— Elle n’a pas l’air de te fuir comme la peste non plus. Et puis même s’il ne s’agit pas de construire une relation, vous pourriez…je ne sais pas, expérimenter ?
Je vois dans ses yeux la flamme de celle qui se nourrit des expériences d’autrui. Elle veut que je lui dise « oui » car si je l’écoute, j’aurai des choses à lui raconter, elle aura matière à penser, et toute l’énergie qu’elle emploiera pour notre histoire ne sera pas gaspillée pour la sienne. Tant qu’elle s’investira dans ma vie, elle n’aura pas besoin de faire face à Vassili et à ses sentiments. Peu importe, en fait, ce qui se passe entre Laura et moi, tant que cela divertit Maja. Mais je la comprends. Je la jauge sans lui reprocher quoique ce soit.
— Je ne veux pas gâcher nos derniers jours, dis-je. Les choses sont sympathiques comme elles sont.
— Quand as-tu fréquenté une fille pour la dernière fois.
Je fais mine de réfléchir mais Maja n’est pas dupe.
— Jamais ? Mais, Mathilde ! Tu ne peux pas mourir sans avoir connu ça ! Sans avoir goûté les lèvres d’une femme, au moins ! Qu’est-ce que tu attends ?
J’aimerais lui répondre quelque chose de cinglant. Je me sens déjà suffisamment mal adaptée du fait de ce « retard ». Je déteste qu’on me pose ces questions-là. Combien de copines as-tu eues ? À quel âge as-tu embrassé quelqu’un pour la première fois ? Et le sexe ? Ta relation la plus longue ? Combien d’ex ? Et la pire de toutes : comment sais-tu que tu aimes les femmes si tu n’as jamais été en couple avec l’une d’entre elles ? Quoi que je réponde, ces questions mènent toujours à une forme de jugement. Même si je me suis toujours dit que je préfère que ces choses-là arrivent tard et bien, que tôt et mal, je me sens terriblement immature sur ces sujets. Je les fuis comme la peste. Et voilà que, nue dans un sauna, je ne trouve aucune échappatoire. Je pourrais sortir, faire couler de l’eau glacée sur mon corps bouillant puis m’envelopper dans une serviette avant d’aller dormir dix heures d’affilée. Mais quelque chose, sans doute ces derniers jours avant la fin du monde, me pousse à affronter les remarques de Maja.
— Et si je meurs sans avoir connu ça, qu’est-ce que ça fait ?
Elle reste muette, rigole gauchement, puis retrouve son sérieux. Elle hausse les épaules et s’appuie contre la paroi de bois du sauna. L’aiguille du thermomètre descend tout doucement. Cela fait un moment que nous n’avons pas fait couler d’eau sur les pierres chaudes. La vapeur s’échappe. Nous n’y faisons rien.
Il n’y a plus un bruit dans la maison, hormis le moteur du sauna et nos respirations.
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