Chapitre 7
21 janvier
J – 7
— Debout là-dedans ! Il est neuf heures. Si on veut profiter de la lumière du jour, il faut partir au plus vite.
— Tais-toi, Arthur, maugrée Maja le visage enfoncé dans son oreiller.
Mes yeux sont déjà ouverts depuis une heure. J’ai la sensation de n’avoir pas dormi de la nuit, pourtant je sais que c’est faux. J’étais préoccupée par les mots de mon amie Danoise sans parvenir à m’apaiser. Des rêves étranges dont j’ai déjà perdu tous souvenirs se sont mélangés avec mes pensées conscientes et je me suis réveillée avec un étau qui enserrait ma tête au niveau du front. À côté de moi, Laura dort encore profondément, imperturbable malgré les exclamations d’Arthur déjà habillé et chaussé pour la randonnée qu’il a planifiée.
Je me redresse avec peine et retrouve Vassili, parfaitement réveillé mais toujours en pyjama, en train de préparer du thé dans la cuisine. Il me sert une tasse que je sirote dans le fauteuil. Je n’ai pas d’appétit mais je sens l’odeur de pancakes en train de cuire tandis qu’Arthur sifflote. Pendant quelques instants, j’oublie l’état du monde et mes problèmes semblent se résumer à mes sentiments trop forts pour Laura, à la fatigue et la flemme grandissante de mettre un pied dehors.
— À table ! déclare Arthur.
Une assiette recouverte de pancakes parfaitement cuits nous attend. Maja nous rejoint l’air grognon et Vassili s’installe à côté d’elle. Il ne faut pas compter sur Laura, elle se lèvera cinq minutes avant le départ comme si de rien n’était, avalera un morceau de pain et sera prête à partir. En attendant, c’est un petit déjeuner presque familial que nous dégustons en parlant de la journée qui nous attend.
— J’espère que le chemin sera suffisamment dégagé. Il a neigé toute la nuit. Avec un peu de chance, nous ne serons pas les seuls à partir se balader et les locaux auront peut-être déjà laissé quelques traces. L’avantage, c’est que j’ai trouvé dans le garage cinq paires de raquettes. J’en fais souvent, chez moi au Canada. Vous allez voir, c’est très amusant.
Le garçon ivre et abattu que j’ai vu hier a disparu.
— Tu n’as pas peur qu’on se perde ? demande Vassili. Avec toute cette neige, il sera difficile de se repérer.
— Mais non, ne t’inquiète pas. Les randonnées dans les forêts enneigées, ça me connait. Et puis on ne s’éloignera pas trop du village. On se contentera de longer la rivière puis de contourner la commune avant de revenir ici. Ça risque d’être un peu sportif si vous n’avez pas l’habitude de marcher, mais rien de bien méchant.
J’échange un regard inquiet avec Maja. Elle fait de gros yeux et je pouffe derrière ma main. Dans la chambre des filles, j’entends les couvertures remuer, puis un bâillement.
Le soleil n’est pas bien haut mais le ciel est pur, simplement zébré de quelques nuages très fins, quasiment translucides. Une aura violacée borde l’horizon. La neige fraîche reflète ces teintes pastelles. L’air est froid mais sec. Bien couverte, je n’en souffre pas.
Nous croisons quelques habitants au début du chemin. La plupart nous toise d’un air curieux. Quel étrange moment pour visiter la minuscule bourgade d’Inari. Arthur nous apprend que l’on peut trouver ici le parlement saami de Finlande qu’il aurait beaucoup aimé visiter s’il avait été ouvert. Le peuple saami, dernier peuple autochtone d’Europe, vit en Laponie, de la Norvège jusqu’à la Russie. Il a longtemps été persécuté par les différents gouvernements de chacun des quatre pays que la Laponie traverse. Encore aujourd’hui, les saamis poursuivent leur lutte pour pouvoir pratiquer leur mode de vie et respecter leurs traditions ancestrales sans être empêchés.
Lourd lieu d’histoire à laquelle nous nous empressons de réfléchir pour fuir la réalité de notre mort imminente. Je ne reviens pas du calme avec lequel nous gérons la situation. Depuis que nous avons lâché nos téléphones, il m’arrive parfois d’oublier notre destin. Puisque je suis toujours entourée, je ne pense plus à ma famille. Je me surprends à faire preuve d’un irrationnel optimisme en imaginant que l’astéroïde nous manquera de peu. Et en même temps, je n’ai pas tellement peur. Je trouve un réconfort dans l’idée que je n’ai plus d’avenir. Le choix qui m’incombait m’angoissait à un tel point que je suis soulagée de ne plus avoir à choisir. Je fais part de mes réflexions à Laura qui acquiesce de manière pensive pendant toute la durée de ma tirade. Puis elle me prend par les épaules en marchant et soupire d’un air de dire « Je vois très bien ce que tu veux dire. ».
— Je t’envie. Tu es en train de trouver la paix. La plupart des gens qui s’apprêtent à mourir la cherchent sans parvenir à la trouver. Moi, je ne suis pas sûre d’y arriver.
— On a encore le temps. Je peux la perdre, et tu peux te surprendre.
Elle ricane.
— Ouais, on va dire ça…
Nous évoluons avec difficulté dans la neige fraîche et molle. Les raquettes accrochées à nos chaussures nous permettent au moins de ne pas nous enfoncer plus de dix à vingt centimètres, mais nous sommes tout de même obligés de lever les genoux à chaque pas. Je suis essoufflée au bout de vingt minutes et les conversations deviennent rapidement contre-productives. Arthur mène la marche d’un pas hargneux sans même vérifier que nous le suivons. Vient ensuite Vassili qui converse avec lui, puis Maja. Laura et moi fermons la marche une dizaine de mètres derrière eux. La forêt me fait penser au monde de Narnia, tout de blanc vêtu. Les branches des sapins ploient sous le poids de la neige, leur donnant une allure abattue. Plus aucune aiguille verte ne dépasse des amas cotonneux. Les buissons et les rochers, complètement recouverts, n’existent que par supposition.
Après avoir longé le ruisseau, nous avons commencé à nous en éloigner. La forêt s’est épaissie et il faut maintenant se battre avec les branches qui bloquent notre passage en plus du reste. Cela n’a rien d’une promenade de santé mais tout d’un parcours du combattant. Cela ne nous empêche pas de nous tordre de rire à chacune de nos chute, Laura et moi. Plus petite, elle doit redoubler d’efforts à chaque pas. Tous les quinze mètres, elle perd l’équilibre et se retrouve engoncée dans la neige, peinant à se relever par ses propres moyens tant la poudreuse est onctueuse. Je ris à gorge déployée en la voyant se débattre comme un girafon qui vient de naître et qui doit déjà tenir sur ses échasses. Elle finit par m’implorer de l’aider et je lui tends un de mes bâtons de marche. Je la tire, elle se hisse debout, et nous hâtons notre pas pour rejoindre les autres. Cinq minutes après, elle dégringole à nouveau et le manège reprend.
Quand Arthur décide enfin de faire une halte pour avaler nos piteux sandwichs qui nous servent de déjeuner, la jeune Espagnole est à bout de force. Elle s’effondre par terre et ne bouge plus pendant quelques instants, nous contemplant manger avant d’extirper son propre repas de son sac à dos.
Si l’on s’intéresse aux contenus de nos sandwichs respectifs, nous assistons à une mosaïque de cultures. J’ai opté pour du beurre, du jambon blanc et des morceaux d’emmental, tandis que Laura a garni le sien de chorizo. Maja a opté pour de la dinde pâlotte, Arthur pour du beurre de cacahuète, et Vassili a préféré des crudités. Le repas se fait dans un certain silence.
Nous reprenons la marche quand le froid commence à nous mordre. Nous nous suivons comme des loups, les uns marchant dans les empreintes de ceux qui les précèdent. Nous ne croisons plus personne. Toute trace humaine est si lointaine que nous ne percevons que le bruit de nos pas dans la neige et nos halètements essoufflés.
Un lac gelé recouvert de neige se révèle. Derrière lui, le bois toujours plus sombre s’étend. Le soleil a repris sa descente, le ciel s’est chargé de nuage. Les nuances oscillent entre le blanc et le gris. Le lac n’est pas immense mais il est vierge de toute trace de pas ou de motoneige, à l’instar du chemin que nous empruntons. Ici, l’humanité a déjà disparu.
Une procession de rennes traverse l’étendue glacée d’un pas décidé. C’est un petit troupeau, à peine une trentaine d’individus qui doivent appartenir à un éleveur. Les bêtes vivent en semi-liberté. Mais pour les jours qui leur reste, elles échapperont à l’abattoir. À ma droite, j’entends Arthur renifler aussi discrètement que possible. Le bout de son nez est rose et ses yeux sont ruisselants. Je m’approche et entoure ses épaules de mon bras d’une manière peu adroite. Ses sanglots trouvent écho en chacun d’entre nous.
Nous pourrions nous précipiter sur le disque blanc, le joncher de traces de raquettes, construire un bonhomme de neige, nous rouler par terre et rire aux éclats comme nous l’avons fait hier au village. Mais ce serait blasphématoire. Ici, nous sommes de simples visiteurs. Si le vent pouvait chanter, il émettrait une longue complainte. Nous ne pouvons que l’imaginer, sans aucun mal.
Nous formons une chaîne, nous tenant la main, en silence, les larmes dévalant nos joues. Quelques sanglots viennent ponctuer l’instant. Les rennes, nous reflétant, terminent leur traversée du lac et, sans un mot, nous poursuivons le sentier.
Au retour à Inari, nous empruntons un chemin en bordure de la route. Nous pourrions marcher directement dessus, aucune voiture ne passe, mais Maja préfère ne prendre aucun risque, même si cela nous oblige à peiner dans la neige trop épaisse. Nos efforts finissent par payer. Nous tombons sur une église en bois entourée de pins. Elle trône là comme si la forêt lui appartenait. La porte est entrouverte et Arthur s’y engouffre sans réfléchir. À l’intérieur, nous découvrons un frappant contraste avec son apparence extérieure sobre. Les murs sont pourpres et liserés de frises représentant des branchages jaunes dans un style géométrique. Le plafond, bleu royal, est percé d’étoiles à quatre branches, toutes de tailles égales et peintes à intervalle régulier, comme si le peintre avait voulu ordonner le ciel. Le mobilier est neutre : des chaises en rang et, sur une petite estrade, un pupitre en bois de chêne, un autel en acier sans aucun signe particulier, et derrière, une croix blanche. Je n’ai pas l’habitude de visiter des églises mais cela m’est parfois arrivé, dans mon enfance, sous la curiosité de mes parents. À leur pensée, mon cœur se serre à nouveau.
Arthur s’agenouille devant l’estrade et joint ses mains contre sa poitrine. J’ignorais qu’il était pieux. Peut-être ne l’était-il pas jusqu’à aujourd’hui. Je suis tentée de l’imiter. Sait-on jamais, sur un malentendu…Je ne crois pas en Dieu, mais à l’aube de la mort, j’imagine qu’on y croit tous un peu, au cas où, et quel que soit le dieu.
Il y a quelques jours – avant que je jette mon téléphone sur le bord d’une route – j’ai lu un article au sujet de certains mouvements religieux qui avaient soudainement attiré des centaines de personnes dans leurs communautés, certains par espoir d’être épargnés par la catastrophe qui nous guette, d’autres pour chercher l’absolution. Quand je vois Arthur, à genoux, en train de marmonner une prière improvisée, je n’ai aucun jugement. Si je ne manquais pas tant de foi, je me joindrais à lui. C’est ce que fait Laura, assise un peu plus loin, les yeux fermés. Je me contente de déambuler entre les allées en faisant mine d’admirer la peinture.
Comme c’est curieux, une église vide. À l’heure actuelle, toutes les mosquées, les synagogues, les temples et les églises du monde doivent être assaillis, mais il semble que personne n’a mis les pieds ici depuis plusieurs jours. Il n’y a ni trace de pas sur le parquet, ni poussière sur les meubles. Quelqu’un entretient ce lieu avec minutie. Je me sens comme une intruse. Mes bottes dégoulinent et souillent le sol sacré. Mes pensées, toujours plus envahissantes, n’honorent rien.
Nous sortons dans la nuit noire. Au loin, nous discernons les ondulations timides d’une légère aurore boréale. Aucun de nous n’exulte. Nous l’observons avec sagesse, profitant du spectacle gratuit que la nature nous offre une fois de plus. La vérité me percute enfin. Tout va bientôt disparaître. Les églises et leur pesanteur, les phénomènes célestes et leurs danses, les forêts, les lacs et les océans, leur énormité et leurs profondeurs, et ça. Ça. Ces pensées qui se succèdent et qui s’enchaînent les unes aux autres, qui font de moi un être intelligent. Cette conscience qui m’habite depuis vingt ans, que j’ai tissée au fil du temps pour en faire une toile composée de nœuds inextricables. Il en existe huit milliards de semblables sur Terre, et tout va disparaître en même temps dans une semaine.
Une semaine. Cette unité de temps ne vaudra bientôt plus rien. Le temps implique un passé, un présent et un futur. Ce monde n’a plus de futur. Le temps va s’arrêter, la pendule cessera son balancier. Je regarde cette aurore boréale dans le ciel, derrière les pins qui vont bientôt s’embraser et je comprends que ces derniers instants d’innocence que nous essayons de grapiller à la vie ne valent déjà plus rien. À quoi servent les bons moments s’ils ne s’immortalisent pas en souvenirs ? Cette randonnée n’existe déjà quasiment plus. Elle sera dans nos esprits encore quelque jour avant de se désintégrer, elle aussi. J’ai l’impression d’être déjà morte.
Mon cœur se serre, je retiens mes larmes. Pleurer ne changera rien. Faut-il une raison pour pleurer ? Ne puis-je donc pas le faire gratuitement, pour alléger ma conscience ? Qu’est-ce qui m’empêche de me mettre à crier dans le froid, d’insulter notre sort et de laisser mes larmes jaillirent par les fontaines que sont mes yeux ?
Je sais, j’ai toujours eu peur de la vie, de ce qu’elle impliquait, de ce qu’elle mijotait pour ou contre moi. Quelle ingrate je fais désormais. Le soulagement que j’ai ressenti ces derniers temps s’est atténué pour laisser place à une profonde colère, celle de ne même pas avoir la chance d’essayer. Pourquoi a-t-il fallu que je sois face à ma mort pour prendre conscience de la richesse de ma vie ?
Je l’avoue enfin : je ne veux pas que cela se termine. Bien sûr que non. Je veux que tout s’arrête, retourner en arrière, secouer celle que j’étais pour qu’elle comprenne que ses jours sont comptés, qu’elle ne peut plus les gâcher.
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