L'infiltration - Sèntarémio
Au cœur de la zone nord-ouest de Clochalta, en pleine Heure de Noir, un groupe activiste se déplaçait, armé de torches frontales aux maigres faisceaux. L'un deux se distinguait par un ample bonnet et une paire de lunettes de vision nocturne, pour l'instant relevée sur son front. Il signalait ses consignes à grands renforts de gestuelles aussi obscures que les lampadaires à qui en ignorait la signification. Ses camarades comprenaient et répondaient sur le même mode. Ainsi approchèrent-ils de leur cible le plus silencieusement possible.
L'extinction totale des lumières de la ville ne provenait pas d’une panne de distribution de l'électricité, bien au contraire. Expérimentée l'année passée, la mairie avait proclamée une heure sans énergie non vitale par semaine. Si cela excluait les services indispensables, tels que les hôpitaux et la police, cela incluait les éclairages publics. Évidemment, ce soir, cela servait les intérêts du groupe. Car, si la municipalité avait joué l'extrémisme dans sa décision, elle n'avait pas négligé la sécurité de ses citoyens. De même, la corporation Karoni, vers laquelle se dirigeant le groupe, renforçait systématiquement ses patrouilles en ces heures.
Solidement équipé d'un gilet à la fois pare-balle et résistant aux tasers, Sèntarémio prenait en compte cette information. Il avait acquis ses lunettes lors d’une précédente confrontation avec la K.corp.
Prêt-à-tout, le cambrioleur de haut-vol se sentait l'âme écologiste ces derniers temps et prêtait ses talents à un groupe virulent. Certains de ses membres n'hésitaient pas à tomber dans l'activisme, ce qui seyait à son tempérament. D'autant plus lorsqu'il était question de pourrir la K.corp.
Dans la fraîcheur de la nuit, les activistes prirent leurs positions. Leur fer de lance vérifia l'heure, avant de lancer l'opération d'infiltration. Lui-seul pénétrerait l'enceinte gardée par une véritable milice. Son expérience et ses capacités athlétiques lui garantissait une efficacité que ne pourraient suivre ses comparses. Un quart-d'heure après le début du couvre-feu, une odeur de poivre vint perturber l'odorat des chiens de garde et une violente explosion pulvérisa les vitres d'un magasin à un pâté de maison de la corporation, dans un secteur éloigné de celui des intrus.
Profitant de la distraction, Sèntarémio bondit par-dessus le mur de métal et de ciment qui ceignait la zone. Il gardait ses grenades soporifiques pour l'intérieur. Le parfum acre de la fumée commençait à planer sur les bâtiments de la K.corp, porté par le vent du soir.
Il ricana en voyant le banal cadenas qui bloquait la porte. Le vieux Karoni avait joué le jeu de l’Heure de Noir et coupé jusqu’à ses alarmes électriques. Ce qui impliquerait plus de garde à l'intérieur, solution que Sentarémio préférait aux caméras de sécurité. D'un tour de main, il crocheta le cadenas et la porte. Il referma derrière lui par sécurité et ajusta ses lunettes à la noirceur des couloirs.
La visite pouvait commencer.
Un vigile se tenait dans le couloir. Préparé à cette éventualité, le bandit réagit avant que l'autre ne puisse appeler à l'aide et lui envoya un projectile. Quand celui-ci atteignit sa cible, il dégagea une onde électrique aussi brève que mortelle.
Quoique minime, le son combiné de la décharge et du corps chutant attira d'autres gardes. Sentarémio avait de la détente et une vitesse appréciable qu'il mit à disposition pour mettre les gardes hors d'état de nuire. Aucun coup de feu ne résonna qu'il avait assommé les deux premiers. Le troisième pensa plus judicieux d'utiliser sa radio en premier. Ça l'était, effectivement. À condition d'en avoir le temps. L'intrus lui cogna le crâne contre le mur.
Une voix grésilla dans l'émetteur.
– Fausse alerte, répondit Sentarémio.
Il attendit que la radio se taise avant de la casser. Il lui resta à achever les gardes d'une torsion du cou. Il s'avisa alors que leurs lunettes de vision nocturnes étaient légèrement différentes de la sienne. Le voleur s'empressa de vérifier à quel point et un grand sourire satisfait s'étala sur son visage en constatant l'amélioration de précision. Il jubila en voyant que les ingénieurs avaient ajouté un détecteur de mouvement et l'expérimenta. Ce gadget manquait de finesse encore car il ne repérait pas les infime tremblements que le bandit fit faire à sa main. Et il ne fonctionnait pas à travers les murs. Ça, c'était une information utile à posséder.
Sentarémio passa rapidement les locaux techniques ; bien que saboter les équipements lui aurait plu, son objectif requérait tout son temps. Il croisa plusieurs gardes, à chaque fois sa vitesse les prenait de court et il s'en débarrassait avant qu'un coup de feu ne retentisse.
Son cheminement le mena à travers plusieurs portes qui manquaient cruellement d'indications claires. Le voleur ignorait que signifiaient les abréviations et codes placardés sur les murs.
Il découvrit avec surprise qu'il était arrivé dans une sorte de prison. Affichant un sourire narquois, il s'empressa de faire quelques clichés des lieux avec un petit appareil multifonctions. Le flash indispensable tira des plaintes des prisonniers, tandis que Sentarémio fermait les yeux à chaque fois. Il s'intéressa de plus près aux geôles, se doutant que la K.corp n'aurait pas gardé autant de prisonnier dans son bâtiment de recherche juste pour les enfermer.
Devant chaque porte, le panneau indiquait un nom, un numéro, des indications de mesures diverses. Les types – que des hommes – étaient tous attachés par des sangles et reliés à de multiples câbles et tubes. C'étaient des sujet d'expérimentation.
– Voilà ce qui m'arrivera si vous me capturez ? Va crever, Karoni, murmura Sentarémio pour lui-même.
L'infiltré considéra alors qu'il pourrait trouver un allié appréciable là-dedans. Il fit le tour des geôles et ne vit pas grand monde de folichon, jusqu'à…
Un nom, célèbre.
Caïn.
Sèntarémio s'approcha de la vitre en plexiglas pour examiner l'homme retenu à l'intérieur. Il vit un colosse aux cheveux d'un blanc cotonneux si long qu'ils lui masquaient le visage. Sa musculature s'était forgée par la pratique martiale et son calme tranchait avec celui des autres résidents.
– Caïn, Caïn, Caïn, susurra Sèntarémio.
L'homme redressa la tête et une mèche dégagea son regard de braise. L'infiltré frissonna d'excitation face à tant de passion.
– L'ancien héros de la reconquête, te voilà tombé aux rangs des prisonniers. Dis-moi, il se dit que tu n'as rien d'humain, qu'en est-il ?
Le militaire déchu rugit de rage. Sèntarémio eut un sursaut de recul. Heureusement, en plus de la vitre renforcée, de solides chaînes maintenaient les bras du colosse. Un léger son d'écoulement provint des tubes infiltrés sous la peau de Caïn. Quoi que ce fut, cela assomma le prisonnier quelques secondes.
– Je possède la haine des humains, leur fureur de vivre et leur résolution, grogna le militaire d'une voix rauque.
– Tant de qualités que partagent l'ensemble des animaux, rétorqua Sèntarémio avec malice. Mais, tu parais exempté de vieillesse. Explique-moi ton secret, cela m'intéresse !
– L'immortalité est un poison, répondit le prisonnier. Je ne demande qu'à te le transmettre.
– Plutôt que de me promettre l'impossible, que dis-tu de me rendre un service en échange de ta liberté ? J'ai idée que tu n'es pas ici pour avoir juste renversé son café sur les genoux de Karoni père.
Il planta ses iris bruns dans les gris du militaire.
– Qui es-tu ? demanda enfin le prisonnier.
– Oh, personne de si important. Juste un membre du Cœur de Gaïa qui œuvre pour le bien de sa planète.
Caïn répéta le nom du mouvement écologiste. Lors des premiers faits d'armes du militaire, il n'était encore qu'à ses balbutiements. Cela devait faire une trentaine d'année, à peine l'âge que le colosse paraissait.
– Des anti-technologies, conclut le militaire. J'ai élimé pas mal de tes confrères sur l'archipel des Urses.
Cette information ébranla l'infiltré.
– La tentative de civilisation sans technologie, sur cet archipel, a été étouffée l'éruption d'un volcan.
L'éclat tonitruant du colosse lui glaça l'échine. Il n'aurait jamais soupçonné une telle puissance chez lui, malgré les légendes.
– Jamais le vieux n'aurait toléré le développement d'une telle civilisation si près du continent, se contenta d'expliquer Caïn.
– J'étais enfant à cette époque, dit Sèntarémio, un des rares survivants du cataclysme.
– Quel âge as-tu ?
– Vingt-huit ans.
Le silence suivit.
– Déjà ?
En cet instant, la fatigue de l'âge se tailla sur les traits du colosse immortel. Et dire qu'avec l'énévie, un humain pouvait approcher la quasi-divinité… il fallait ce pouvoir à Sèntarémio.
– Je te rappelle mon offre, ta liberté en échange d'un service.
– Tes intérêts m'importent peu, commença Caïn.
– Fort bien, je ne perdrais pas plus de temps ici, répondit aussitôt Sèntarémio en s'éloignant.
– Attends !
Sèntarémio revint sur ses pas en mimant de la surprise. Il se demanda alors si le prisonnier pouvait la voir.
– Quel est le service que tu exiges ?
– Je veux avoir accès au stock d'énécaps, répondit franchement l'infiltré.
– Tu veux pouvoir faire exploser un volcan ? railla Caïn.
– Je veux approcher l'invulnérabilité, goûter à l'humain augmenté que tu représentes, rayer de la surface de la terre cette technologie qui asservi l'humanité !
– Si tu n'as rien de mieux à espérer… Libère-moi et je t'y mène.
L'accord conclut, Sèntarémio se saisit d'une chaise placée près d'un bureau et la projeta contre la vitre. Bien évidemment qu'un seul coup ne suffisait pas à la briser, la K.corp avait développé une matière transparente proche du verre et hautement résistante. Comme rien ne pouvait se casser avec un peu de volonté, le voleur réitéra jusqu'à arriver à ses fins. Les chaînes se retirèrent d'un coup de crochet aux fixations. Caïn se chargea d'extirper les tubes de ses bras.
Le colosse n'était vêtu que d'un pantalon en toile d'un noir passé. Avec ses larges épaules, il paraissait le double de la largeur de Sèntarémio, pourtant pas fluet avec sa musculature nerveuse. Le militaire le dépassait également d'une tête. Tout en lui le prédisposait à la puissance et la résistance. Sentarémio, plus moulé en élasticité, en prit note.
Caïn s'extirpa laborieusement de son long emprisonnement. Malgré cela, il indiqua à l'infiltré de le suivre et quitta la prison sans un regard aux prisonniers.
« Quel homme insensible », se dit Sèntarémio, sans considérer que lui-même ne pensait pas vraiment à les libérer.
L'obscurité n'affectait pas le colosse dans son avancée à travers les couloirs. Il rebroussa une fois chemin, en sifflant que les lieux avaient été modifiés. Aussi apaisé paraissait Sèntarémio, il se méfiait de la légende qu'il suivait. Si tant est qu'il disait la vérité, sa puissance dépassait la commune mesure et son manque de scrupule pointait.
Il tint cependant parole et, après maintes tribulations, Caïn pénétra dans un entrepôt moyen. Des étagères en métal se serraient en rangées, ne laissant que l'espace de circuler. Chaque caisses remplies appelait les attentions du voleur. Il y avait des lunettes à vision nocturnes, des radios, des grenades de toutes sortes, des équipements comme des brassards et des capsules métalliques.
Sèntarémio ne put retenir un rire devant cette manne inespérée. Il dégagea un sac en toile robuste de sous son gilet, qu'il s'empressa de remplir dans la section la plus récente d'énécaps. Tout le reste pouvait se procurer ailleurs ou se reproduire. Pas les capsules d'énévie. Il avançait méthodiquement, évitant de puiser plus de deux fois dans les mêmes.
Les capsules arboraient différentes formes : la plus grande partie se présentaient comme des petits disques avec des agrafes, une étiquette indiquait « contact direct ».
– Qu’est-ce que cela veut dire ? interrogea-t-il.
Caïn renifla :
– Les énécaps en contact direct sont à agrafer sur ta peau, elles puisent directement dans l’énévie qui te traverse. Les autres se clipsent sur des équipements.
– Sur lesquels, pour quel résultat ?
Caïn haussa les épaules :
– Je n’en ai jamais eu besoin. À mon époque elles n’étaient qu’en développement. L’idée était de remplacer les sources d’énergie consommables.
– Et celles que l’on pose sur soi, ont-elles des usages différents ? Elles se ressemblent toutes.
– Evidemment, ricana Caïn. L’énévie est une énergie pure, vitale, au manipulateur de la moduler et la combiner. Qu'importe le pouvoir, si l'imagination de son détenteur ne dépasse pas l'explosion de feu !
Le voleur lui jeta un coup d'œil suspicieux. Il n'aimait pas ses relents de sous-entendu.
L'évadé demeurait dans l'entrée de la pièce, sans manifester le moindre intérêt particulier pour la richesse technologique qui l'entourait. Il étudiait plutôt l'attitude de son libérateur ; ses cheveux dégageaient désormais son visage large au menton arrogant. Comme s'il daignait lui permettre de ses servir ! Confirmant son impression, Caïn ordonna :
– Ne tarde pas, si tu veux repartir avant le retour de la lumière.
– Tu as peur d’être recapturé ? railla Sèntarémio.
Caïn émit une exclamation :
– Tu voulais que je te mène aux énécaps, t’y voilà. Tu trouveras bien la sortie seul.
Sur ce, il tourna les talons et remonta le couloir obscur à grands pas. L'activiste renonça à le retenir d'un reniflement. Son sac bien rempli, il pouvait continuer son exploration. Il vérifia l’heure sur sa montre bracelet et se hâta par un autre chemin qu’à l’aller.
Sèntarémio ne savait pas exactement ce qu’il recherchait. Les locaux de la K.corp pouvaient très bien accueillir des prototypes alléchants ou des expérimentations à surveiller. Un panonceau lui donna raison en indiquant – de manière claire pou rune fois – la direction des laboratoires biotechnologiques. Il y découvrit la première entorse à l’Heure de Noir avec la présence d’un rai lumineux. Le suivre l’amena devant une porte nommée « Incubation ». Le cœur battant et le sourire aux lèvres, Sèntarémio en poussa le battant.
Une scène inattendue se dévoila sous ses yeux. Au milieu de sarcophages de métal et de verre, éclairés par une veilleuse bleue, un adolescent boutonneux et bien habillé faisait la lecture à trois marmots attentifs. Deux d’entre eux avaient une tignasse du même blanc que celle de Caïn et le troisième était brun avec de hautes pommettes – trait peu répandu à Clochalta.
Profitant qu’il ne soit pas découvert, l’activiste observa un peu la pièce. Il vit des ordinateurs dans une coin et trois sarcophages au clapet relevé. L'adolescent était blond-roux avec un visage aux traits droits et aux lèvres fines. Il avait le teint sain de celui qui se nourrit de manière équilibrée et pratique de l'activité physique. Un fils de bonne famille, ici, ne pouvait être que Karoni fils. Les gamins n’étaient vêtus que de fines couvertures de papier. Deux arboraient la chevelure blanche de Caïn, le troisième l'avait noire. Un câble pendait de l’arrière de la tête de l’un d’eux, rattaché à un sarcophage.
Des humains bio-conçus ! Il se disait que Caïn était le fruit d’une telle technologie, jalousement gardée par Marc Karoni. Sèntarémio décida d’embarquer un môme, à défaut d’avoir le temps de piquer des données informatiques. Il s’approcha doucement et finit par reconnaître Karoni fils.
Sèntarémio exultait. Capturer l’adolescent frêle rapporterait gros. Il chercha une énécap pour l’agrafer dans sa paume. Au picotement causé par la piqûre succéda un fourmillement qui circula à travers chaque nerf de sa main. La sensation oscillait entre chatouillis et douleur.
Qu’avait sous-entendu Caïn déjà ? Que le pouvoir de l’énécap dépendant de son utilisateur. Imagination. Puissance, certainement aussi. Contrôle ?
Sèntarémio poussa un gémissement d’excitation.
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