L’ouragan. [corr Anne]
Année 2760 du troisième calendrier de l’Ecclésiaste.
Le Plateau de Ponces Écarlates était, comme je l’ai dit, une hamada*, c’est-à-dire une haute table, désespérément plate. Hormis çà et là, quelques très gros blocs de grès rouge, arrondis par des vents incessants. Le sol était parsemé de dalles du même grès, saupoudrant une mer de poussière de ponces brunes. J’avais choisi cette direction pour quatre raisons :
Premièrement, c’était un raccourci. Deuxièmement, cette infinie platitude, me permettrait de savoir si j’étais véritablement suivi. Troisièmement, mon Oracle* m’avait prévenu que dans peu de temps un ouragan s’abattrait sur la hamada. Il balaierait toute vie n’ayant pas trouvé un abri. Et quatrièmement, cela me permettrait de faire le point sur l’inventaire de mon butin ainsi que sur mon itinéraire.
Je m’étais donc dirigé à bride abattue vers un de ces rares ilots de gros blocs susceptibles de me cacher et de me protéger. Pour ce qui était de mes traces, je faisais confiance aux bourrasques pour les effacer.
En fin d’après-midi, j’avais trouvé ce que je cherchais. J’y établis un solide bivouac au sein d’un invraisemblable chaos ressemblant à une concentration de dolmens en rut. Sous la plus imposante dalle, l'érosion avait creusé une dépression semblable à une caverne. Mon refuge avait donc un toit solide, c’était une sorte de tumulus large et profonde. De malingres buissons, rabougris et pointus en dos de porc-épic, croissaient tout autour de ces masses de rochers. J’y serais en sécurité pour les quatre ou cinq jours à venir.
Question bouffe, je me rabattrai sur mes provisions, sur les anguilles des sables, ainsi que sur les serpents abondants sur le plateau. Pour ce qui était de l’eau, je n’avais qu’à creuser une demi-dizaine de trous pour recueillir la pluie, ils me procureraient ainsi une bonne centaine de litres.
J’étais fin prêt, j’avais monté un solide muret à l’entrée et nettoyé mon abri. Ainsi What, mon roojas et moi pourrions attendre dans un confort relatif que l’ouragan nous dépasse. J’avais pris au collet une anguille des sables, aussi grosse qu’un congre. Une fois vidée et dépouillée de sa peau, elle me ferait bien quatre bons repas. Encore faudrait-il que je fasse cuire sa chair au-dessus d’un feu, car bouillie, sa graisse la rendrait immangeable.
Le soir fut troublé par une affreuse tramontane. J’écoutais le vent rugir. Sortir me semblait dangereux. La tempête serait bientôt là et j’observais mon compagnon inquiet. Il allongeait son long cou vers le sol, il geignait. Il humait l'air, grattait de son bec le sol pour y enfuir sa grosse tête.
Le Plateau de Ponces Écarlates se couvrait à l’horizon de nuages hâtifs, tout d’abord diaphanes, puis roux, avant de prendre une teinte rouge sang. Ils balayaient le zénith d’un ciel au bleu profond. Les lourds nuages se massaient à l’ouest, avant-garde d’une charge qui serait dévastatrice.
Déjà le sable voltigeait, piquait comme des aiguilles. J’avais l’impression que les rochers qui me protégeaient s'arc-boutaient pour mieux résister.
L'air était dense, chargé de courant électrique, ayant ce goût amer d'âcreté phosphorique.
Soudain dans le lointain, j'entendis un grondement sourd. C'était comme le tumulte confus d’une forte houle, d’un immense troupeau affolé qui fuyait au-devant de moi. L’ouragan lançait son avant-garde à l’assaut du plateau. La lutte commençait, furieuse, implacable !
Orage dru, pluie battante, frisson du sol détrempé, crépitement liquide, plaintes lugubres des rafales.
Sur la hamada que les éléments voulaient mettre en lambeaux, le vent soulevait déjà des tourbillons de boue, la tempête s’avançait tambour battant. Les échos tumultueux dans ces vastes solitudes semblaient rouler vers moi, hurlant des sons inhumains.
Soudain, comme un lutteur qui retient son coup et se concentre pour son suprême effort, la tempête se tut, le silence régna, un silence terrible seulement troublé par le goutte-à-goutte de l’eau qui suintait de mon plafond de pierre.
What, effaré, creusait plus encore la terre. Moi assis, tout contre lui, j’essayais de le tranquilliser. Je sentais mon cœur battre à tout rompre. Le calme qui venait de s'installer était oppressant.
Alors lentement, je sortis. La pluie avait cessé pour un temps. J'escaladai le rocher glissant et m’assis sur la pierre détrempée. J’étais perdu dans mes pensées. Je fermai les yeux et me mis à écouter les sons alentour, amplifiant ma capacité auditive. Alors j’entendis seulement le vent souffler faiblement, ainsi que le bruit des gouttes tombant sur le sol. Je me sentais apaisé, réalisant que la paix pouvait être trouvée même dans ces moments-là. Je me surpris à sourire, remerciant la vie pour cet instant de calme. Cela aurait pu être merveilleux, mais des sons attirèrent mon attention bien plus à l’Est.
Je me levai et je sortis de ma besace ma longue vue. Je la réglai sur le plus fort grossissement ainsi que sur la vision nocturne. Là-bas, tout là-bas six bahweins*, montés chacun par trois soldats du Grand Argentier étaient sans nul doute sur ma trace. J’étais tout de même surpris, non pas qu’ils aient retrouvé ma piste, car la langue de ces varans géants était un organe olfactif très sensible. Ils avaient un odorat en "stéréo", c'est-à-dire que chaque fourche de leur langue détectait les odeurs indépendamment l’une de l’autre, de la même manière que nous pouvons déterminer la direction d'un son grâce à nos deux oreilles, les bahweins pouvaient connaître la direction d'une odeur avec une grande précision. Mais tout de même, me suivre après tant de parasanges* parcourus… Il fallait vraiment que Théodore Argrigent en veuille à ma pauvre tête. Mais, avec cet ouragan c’était bien le diable s’ils pourraient parvenir jusqu’à moi.
Je rentrai dans mon abri et j’allumai un feu, car comme on dit : « les émotions, ça creuse l’appétit. » Il était temps de griller mon anguille. Si What était terrorisé par l’orage, il n’en était pas moins affamé. Aussi dévora-t-il les deux tiers de l’anguille. Dans ma petite grotte, mon feu crépitait, tout comme les grêlons, qui gros comme des balles de fronde recouvriraient ce plateau presque désert. Une délicieuse odeur de viande grillée nous enveloppait. Les flammes dansaient, sur les parois et sur le sol, les ombres prenaient vie. La viande était juteuse et savoureuse. Puis je préparai mon couchage. J’allumai un cigare et sortis ma flasque de bourbon Cimmérien*. Ici, il faisait bon, j’étais au sec et à l’abri de l’ouragan. Le temps passa lentement, et je me retrouvai à écouter le crépitement du feu et le tumulte de la tempête qui avait repris de plus belle. L'invincible ouragan, chevauché par la Mort, serait certainement fatal à mes poursuivants. Sans l’ombre d’un doute, il ravagerait la hamada. Il reviendrait en tourbillons sur les varans et leurs écuyers, encore et encore ... Tel un dieu, dans un poing il aurait la foudre et dans l’autre qui se tord, il saisirait brusquement et broierait comme des fétus de paille, les bahweins paniqués. Puis il passerait, dédaigneux laissant des corps mutilés...
C’était sur cette certitude que je trouvai enfin le sommeil.
Les heures s'écoulèrent et l’ouragan peu à peu s’estompa. La nuit s’en allait doucement, laissant place à un petit matin frais. Quelques taches d'azur vinrent trouer le rideau de pluie presque opaque qui mangeait encore l’autre bout de l’horizon. Dans mon abri, les cendres étaient froides. Je sortis de ma cachette et j’escaladai le plus haut rocher. Du sommet, je pris un grand bol d’air pur avant de faire le point. Les bahweins avaient disparu.
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