Samaël au fond de la fosse. [corr Anne.]
Année 2760 du troisième calendrier de l’Ecclésiaste, quelque part aux portes de la Mer de Sable.
À présent, l’air vibrait. Sur les hautes dunes alentour, c’était un miroitement d’or et d’argent. Devant elles, se dressait un dérisoire barrage de rochers ourlés d’un sel rosé, avec dans le lointain, la vision blanche, grise et violette d’escarpements désolés tremblants de chaleur. Ce paysage offrait une débauche de couleur et de lumière crue. Puis au premier plan de cette scène… telle une mer de diamants, un chott, scintillait au soleil. Dernier reste, d’un lac asséché aux rives fantômes parsemées d'une hargneuse végétation rabougrie, qui marquaient la frontière entre l’ondulation du sable, et la platitude du sel. Et dans ce ciel d’un blanc laiteux… Des urubus à têtes rouges, des marabouts aux ailes noires, des griffons aux plumes fauves volaient en cercles silencieux. D’abord haute, la lente spirale glissait insensiblement vers le sol, se resserrant au mitant d’un aven ou d’une large excavation. Le fond de cette profonde fosse était sombre, sec, assurément un ancien puits d’une oasis morte de soif. L’odeur y était écœurante, avec des relents de charogne et d’urine mêlés.
Celui qui n’avait pas de nom, que l’on appelait simplement le monstre, se traina vers la paroi pour la lécher de sa râpeuse longue langue indigo. Il avait soif, il avait mal. En temps normal, l’obscurité ne le gênait pas, d’ailleurs peu de choses l’importunaient ou alors pas longtemps. Malgré tout, les hommes du désert avaient réussi à le capturer, à le larder de leurs lances, de leurs flèches. Cependant, malgré le redoublement des coups, il ne consentait pas à mourir ; aussi en désespoir de cause, ils l’avaient jeté au fond de ce dépotoir où ils l’avaient enchaîné. Il finirait bien par crever, pensaient-ils. Mais c'est bien connu, les gens du désert ont pour habitude de parier sur tout, alors pourquoi pas sur son trépas. Aussi, les mises allaient bon train pour connaître le nombre de jours qu’il agoniserait dans ce trou abject. or voilà, il ne mourait pas. Pire, il semblait vouloir s’accrocher à la vie.
Lui qui n’était que plaies sur lesquelles festoyaient des myriades de mouches, s’en voulait amèrement de s’être laissé prendre. C’était la faute de ce vin, de ce maudit vin qui faisait à la fois son bonheur et son malheur. Face à une cruche de ce divin breuvage, il n’arrivait pas à se contrôler. L’alcool avait sur lui des effets bienfaisants et, surtout, l’apaisait, endormait ses douloureux souvenirs. Sans cela, il pouvait rester éveillé des jours entiers, voire des semaines. Alors il se déchaînait, brisant tout sur son passage comme fétus de paille. Il n’était alors qu’un monstre dévastateur dont le seul but était de trouver de l’alcool. Il avait compris que le vin lui était autant nécessaire que l’eau aux poissons.
Natif d’un autre continent, il avait franchi les récifs de la Mer de Silex. N'était-il pas le fruit de deux monstrueuses expériences ratées ?
Néanmoins, il avait réussi à s'enfuir dans le désert profond, loin de la méchanceté des hommes de Ligéris, gracieuse ville-mont, où le sable fondu, devenu verroi, était le principal matériau de construction. Ligéris, ville de cristal, joyau du désert, patrie de ses tourmenteurs, Augiares et Servicis. Mais tout cela était flou, comme des souvenirs fugaces, reste d’un puzzle aux nombreuses pièces perdues.
Cependant, il lui fallait son vin, aussi rôdait-il en bordure des oasis, traquant les caravanes. Il se nourrissait surtout des fruits des pommiers du désert et des figues de barbarie. Sa simple apparition effrayait les nomades, tant sa férocité, tant ses hurlements de dément semaient le trouble auprès d’une caravane.
Or, pour ces hommes, il n'était qu'un problème. Qu'un avatar supplémentaire mis sur leur route. Tout problème ayant une solution. Ils avaient compris que s'ils abandonnaient dans leur sillage quelques amphores pleines de vin, ils étaient certains qu'il les laisserait tranquilles.
Parfois, il faisait s’enfuir quelques pillards téméraires qui s’aventuraient sur ses terres, sa portion de rien.
Avait-il une conscience ? Pouvait-il réfléchir ? Comment savoir ? Pourtant au fond de lui, oui tout au fond de lui, brillait une petite lumière, peut-être une étincelle d’intelligence, mais cela faisait trop mal de la nourrir. Non juste il avait soif ! il voulait du vin. Pour ajouter à sa déchéance, on lui avait jeté quelques carcasses nauséabondes grouillantes d’asticots. Et là, cela commençait à bien faire… car même s’il était un monstre, il méritait une mort rapide, pas cette torture du sevrage forcé. Il mourrait donc dans ce trou. À quoi bon lutter, sa vie n’avait été que douleur et tueries. Combien de têtes avait-il broyées entre ses mains ? Combien de membres sa queue avait-elle brisés ? Il se recroquevilla en position du fœtus, attendant sa mort prochaine. Il aurait tant aimé boire une dernière fois… Et puis ses yeux virent comme un suintement jaune, là sur une pierre, une espèce de liquide gluant. Sa langue le goûta, et ce fut comme une décharge de foudre qui le subjugua. Dans sa tête passèrent des éclairs. Des visions affluèrent soudain par millions, des mots, des chiffres, des algorithmes. Et cette voix dans son crane qui disait :
N’oublie pas 1+1=1, 1+1+1= toujours 1. N’oublie pas ! Je fais maintenant partie de toi. Tu n’as plus rien à craindre, nous sommes "UN", nous sommes l’UNIQUE ! Sors de ce trou ! la vie t’attend, le monde apprendra à te connaitre.
Une dernière décharge, un tremblement de tout son être, puis il s’évanouit. À son réveil… Il se sentit plus fort, un grand nombre de ses plaies s’étaient refermées. Il ne resterait, pas un jour de plus, pas une nuit de plus dans ce puits pensa-t-il. Mais les chaînes étaient solides et scellées dans la roche. Toujours pas d’alcool, mais cet étrange liquide gluant qu’il avait léché l’appelait à finir de le sucer. Dix jours qu’il était là ! Il le savait car désormais, il avait conscience du temps qui passe, et sa colère montait en même temps qu’il recouvrait ses forces. Tel un torrent furieux, qu'on tenterait d'endiguer par un simple barrage de terre, sa rage allait éclater, comme un volcan trop longtemps assoupi. Il commença à grogner, puis hurla.
En haut, par le trou sommital servant d’entrée, des rires lui répondirent. Alors il gonfla sa poitrine et s'arc-bouta sur l'un des anneaux de fer. Il y en avait trois. À son grand étonnement, l'un après l’autre, et sans effort, il les arracha de la paroi.
Là-haut, on ne riait plus.
Il anticipa la suite. Il avisa la carcasse d’un dromadaire et la prit à deux mains. Dos à la roche, il s’en servit comme d’un bouclier. Il était temps, une grêle de flèches, de sagaies et d’autres projectiles s’enfonçait dans la bête, faisant des bruits mats ou parfois aigus lorsqu’ils touchaient un os. Il se doutait qu’ils n’en resteraient pas là. Bientôt, ils tenteraient de l’enfumer, voire pire.
Mais son ouïe maintenant très fine, son odorat puissant lui disaient que derrière cette maçonnerie, de l’eau coulait. Et pas qu'un peu ! Il se dit que c'était sa chance. On l'avait précipité dans ce qui avait peut-être été un puits artésien. Et vu la hauteur des collines avoisinantes, la pression devait être énorme. Il eut une pensée fugace pour ces hommes qui avaient creusé si profond pour rater ce flux si proche.
Fallait-il être vraiment sot pour jeter un être tel que lui au fond de ce trou, même si on le pensait à sec ?
Alors rapidement d’une main agile, il descella la maçonnerie, arracha des pierres. Derrière, il sentit une roche plus dense, sans nul doute une canalisation en basalte. On l'avait laissé se perdre ou se boucher. Ils l'avaient jeté juste là où il ne fallait pas ! Malgré le danger qui le pressait de toute part, il prit un instant pour lécher la roche, il en reconnue la saveur. Il se souvint, il se souvint... Comment avait il put oublier ! Le temps passé auprès des Gn'eiss ! Maintenant il le savait, cela n'avait pas été vain. Être Gn’eiss, c’était vivre sous terre. Mais surtout, c’était appartenir à un peuple qui vouait une passion au monde minéral. C'était, être capable de lire les strates. C'était avoir une couleur de peau semblable à la roche qu'il léchait à présent.
Un sourire se dessina sur son abominable trogne. Il grogna de contentement, comme l'amant qui de sa langue vient titiller la fente humide d'une compagne chérie.
Avec ses poings, il frappa juste là où il fallait. Et quand ceux d’en haut se décidèrent à lui envoyer des fagots enflammés, ils atterrirent dans un demi-pied d’eau, chuintant très fort, avant de s’éteindre et de produire beaucoup de vapeur. Alors que son rire à faire trembler les montagnes retentissait, qu'il couvrait le son du bouillonnement, de l'exurgence de cette eau jaillie du fond des ténèbres… tandis qu'elle montait aussi vite qu'un oued en crue, là-haut, c’était la panique. Sa queue battait l’air, frappait l’eau, ses poings martelaient la roche. Maintenant, ses geôliers cherchaient des madriers, des pierres, enfin toute sorte de choses, avec le vain espoir d'ensevelir le monstre. mais la fosse avait un diamètre trop important. De toute façon, tout allait très vite, trop vite pour eux. Tout comme le jaillissement de cette eau. Lui, comme un bouchon de liège, montait hurlant sa fureur. De toute façon même sans l'aide de ce flot, il avait l’agilité d’un singe. Il se servit de ses chaînes comme d’une corde, de ses anneaux comme d’un grappin, qui s’enroulèrent autour d’une des poutres qui devait lui barrer la sortie. Il fut bientôt parmi eux et ce fut un massacre. Ses poings écrasaient les têtes comme des figues mûres, sa queue fauchait les corps comme du blé. Pour la première fois de cette vie, il parla. Car dans son cerveau un voile noir s'était déchiré. Sa voix calme, mais encore tremblante de colère, emplit tout l’espace et retentit comme le tonnerre des après-midis d’été.
- Louange à moi l’unique ! Ce que je vais dire est vrai ! Écoutez-moi, car mes paroles ne seront amoindries par personne. Aucun ne pourra atténuer la puissance de mes mots. Je peux tous vous massacrer, sur cette terre aride. Aucun ne pourrait échapper à ma colère. Vous avez réveillé mon juste courroux, alors prosternez-vous devant l’innommable, devant celui que vous avez éveillé à la lumière. Prosternez-vous et tremblez, car maintenant, vous êtes miens. Je possède tout ce que je peux détruire et je peux vous anéantir, aussi, je veux désormais que l’on m’appelle Samaël le Saigneur. Car je suis l’Annonciateur. Car je suis le Gardien du Seuil. Car mon torse porte la marque du Serpent Géant aux Sept Têtes ! Que ceux qui veulent mourir restent debout ! Les autres, prosternez-vous, et embrassez ce sable que vous fouliez sans savoir que là était votre salut et votre fortune future !
Tous se couchèrent face contre terre, tous, femmes, enfants et hommes. Ils n’étaient pas encore nombreux, une tribu ; mais bientôt, ils seraient des milliers, puis des millions et on les appellerait multitude. Ce seraient alors les chacals du désert, les enfants du feu du ciel. Un empire, ainsi qu'une nouvelle religion naissaient. Pour la première fois, Samaël avait parlé. Et tout comme moi, Teixó, il avait connu l'Eucharistie sous terre et dans un état proche de la mort.
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