En route vers le fleuve (Corr Anne)
Année 2760 du troisième calendrier de l’Ecclésiaste
J’avais quitté la lisière de la forêt, pour m’engager dans les Marais Bouseux, qui étaient heureusement moins étendus et moins dangereux que les Bois Étranges ou le Centre Rien. Je devais juste éviter les trabuks* affamés, les essaims de mouches-harpon, les massifs d’herbes d’embrouille*et surtout les mahvislums* en vadrouille. Mes drones, pour cette rapide traversée, m’avaient été d’une grande aide.
Derrière moi, j’avais laissé mes dernières provisions de bouche, ainsi qu’une guerre qui m’avait pour une fois enrichi tout en me donnant la possibilité de réintégrer mon statut.
C’était la fin de la matinée, devant moi se dessinait une large vallée. En son mitan, un grand fleuve, bordé de mon côté, de denses futaies. L'autre rive se perdait à l'horizon. On ne voyait qu'une étendue d'eau verdâtre et une chaîne de montagnes couronnées de neiges éternelles. Sur ma rive, des grenadiers, inoffensifs ceux-là et des saules tristes, effeuillaient dans le courant tourbillonnant leurs fleurs de corail et leurs feuilles argentées. Les tamarins y trempaient leurs têtes duveteuses, les figuiers y plongeaient leurs pâles racines cendrées. Des acacias, aux rameaux couverts de dards en fleurs embaumaient. Sous ces arbres, des clématites tendaient leurs branches en lourdes grappes et sur l'herbe grasse, des liserons couraient, embrassant le clapotis de ce fleuve dont j'avais oublié le nom. Des libellules aux ailes multicolores voletaient entre des joncs balançant leurs toupets au gré du vent. Les acanthes épineuses déployaient leurs feuilles découpées, leurs fleurs se dressaient de toute leur provocante blancheur.
J’avais bien besoin de cette tranquillité, de toute cette luxuriance apaisante, pour effacer de ma mémoire mes aventures récentes. Il me fallait aussi trouver un passeur, une auberge, des filles à trousser, la vie quoi…
L’ordre m’importait peu.
Par de petits cris aigus mon roojas m’annonçait qu’il était heureux lui aussi.
Une heure plus tard, nous étions tous les deux sur la rive du fleuve.
J’avais trouvé un endroit dont la berge dégagée m’offrait un large champ de vision. Au loin, je devinais une bande de noutres* batifolant dans l’eau, elles étaient sûrement à la recherche d’un banc de truites à têtes blanches. Des noutres, cela signifiait qu’il n’y avait aucun danger à se baigner. J’en avais bien besoin.
Je libérai What, mon roojas. C’était la première fois depuis longtemps, que je me permettais de le dételer et de lui retirer tout son harnachement. Il était bien assez grand pour chasser pour deux. Il me ramènerait un chevreuil ou un Tajassou*.
Je me déshabillai pour entrer dans l’eau quand un couple de tatous écailleux croisa mon chemin. Une de ces sous-espèces côtières dont la couleur est plus claire que celle des forêts, on les voyait fréquemment patrouillant le littoral à la recherche de charognes nautiques.
Les saligators représentaient rarement une menace pour eux, le tatou étant extrêmement agile et capable de grandes pointes de vitesse. Cela m’indiquait que j’avais de grandes chances d’être à proximité d’un village ou d’un caravansérail, car ces petits animaux recherchent la présence humaine, qui les considère un peu comme des chats. Après la boue des marais, un bain ne serait pas du luxe.
J’avais repéré un bouquet d’acacias, cela ferait un endroit parfait pour un bivouac. Les serpents n’aiment pas ces arbres. Il me faudrait aussi m’entourer d’une haie faite de ces branches basses. Je comptais rester ici deux ou trois jours, le temps de reposer ma monture. Si j’avais le courage, je ferais même une lessive en guettant le retour de What.
J’avais à peine pensé cela qu’il s’en revenait avec un pécari dans le bec. Je connaissais bien mon animal. Il serait fier de sa prise qu’il jetterait à mes pieds, à la suite de quoi, il exécuterait une petite danse, baisserait son long cou pour que je gratouille son crâne volumineux et que je lisse ses grandes plumes crâniennes.
What était à ses heures un gourmet. Il attendrait le soir avec impatience, je lui ferais les entrailles et la cervelle en court-bouillon, je savais qu’il affectionnait mes recettes. C’était vraiment un sacré bon camarade.
Le roojas est, comme je l’ai dit, un carnassier puissant et rapide. C’est une sorte d’autruche ou d’émeu. L’évolution ultime d’un moa géant, un animal retors, un coureur véloce, infatigable, terriblement dangereux tant pour celui qui le monte que pour celui qui croise sa route. Il a l’intelligence des prédateurs vivant en meute, avec la même hiérarchie que les loups. Tenter de monter une femelle ou un mâle alpha tient lieu du suicide ou de l’inconscience, voire des deux. En posséder un et le dompter est la marque des chefs, des grands guerriers. Cela implique des années de dressage, ainsi que la création d’un lien presque télépathique entre l’animal et l’homme. Le roojas ne supporte qu’un unique maître et ce volatile est d’une jalousie maladive. Cet étrange oiseau court aussi vite, voire plus rapidement qu’un palefroi. Il est capable d'effectuer des bonds de quinze mètres sans aucune difficulté. Son bec énorme, capable de déchiqueter n’importe quoi, ressemble à celui d’un aigle, sauf qu’il mesure plus de trente centimètres. C'est une arme redoutable, au même titre que ses ergots. Et j’avais la chance d’en posséder un, un grand mâle qui devait coûter une véritable fortune, si cher que lorsque nous allions au combat, tout comme moi, il revêtait une armure, des jambières et un casque. Je ne connaissais rien de plus dévastateur que la charge d’un escadron de roojas.
Après mon bain et l’édification du bivouac, je commençai à affûter mes armes. Leur acier ainsi que celui de mon armure était d'une rareté et d'une qualité exceptionnelle. Forgé par les maîtres forgerons de Cimmérie*, il avait un tranchant et une résistance inégalés. Mes vêtements en soie d’araignée, doux, chatoyants, aussi résistants qu'une cuirasse sortaient des manufactures du Koushite*. Même mon couchage venait directement des territoires des Naburmans*.
Je pensais que pour le reste de mon voyage, il me faudrait bien me résoudre à acheter, une, voire deux esclaves. Je n’avais envie ni de cuisiner, ni de faire ma lessive, ni de dresser mon camp, ni de porter sur mon dos une partie des bagages du harnachement de What.
Après nos durs combats il avait bien mérité que je le soulage du surplus de poids que je lui avais imposé. Car ce qui fatigue les roojas ce ne sont pas les distances parcourues, ni leur vitesse de déplacement, mais la charge qu’ils portent.
Entre moi, mon armure, la sienne, le butin, les provisions et les bagages, nous devions être à plus de 250 kg. Alors même si le plus souvent, je marchais à ses côtés afin de le soulager ce n’était pas une solution pérenne, il nous faudrait de l’aide.
C’est vrai, je pouvais aussi acheter un kurt*, c'était un animal ayant évolué à partir d'une espèce hybride de pachydermes et de tapir. Il était utilisé pour tous types de travaux, pour être monté, tracter des chariots, ou porter des charges, c'était une bête du genre placide. Certains avaient été essayés dans l'art de la guerre, mais ils étaient décidément trop lents, trop peureux. En cas de panique, ils se regroupaient et trompes en l’air, ils émettaient un son insupportable. Sa robe était généralement grise ou beige, sa peau glabre facilitait son toilettage, son cuir était très apprécié, car épais et souple. Le mors était possible, mais mal supporté par l'animal, de plus sa dentition était capable de tout broyer, mors compris. En revanche, il supportait le joug et répondait facilement à la voix, donc aux ordres de son conducteur. La viande du kurt était insipide avec un arrière-goût de rance qui n’en faisait pas un met de choix. Elle était à peine digne de nourrir les chiens ou les esclaves.
De plus les roojas et les kurts, c’était un peu comme chien et chat, valait mieux oublier… Un cheval ou une mule, cela aurait été envisageable. Mais sur cette étrange planète, un animal de bât coûtait plus cher qu’un esclave et encore beaucoup plus cher qu’une esclave.
Dans mes souvenirs sur terre, à l’époque où j’y étais, il n’y avait pas d’équivalent. Rien qu’on puisse acheter, utiliser et revendre aussi facilement qu’une esclave. Vu ma profession et ma longévité, j’avais pris l’habitude d’en acheter souvent. De les revendre plus souvent encore et surtout de ne pas m’y attacher. Je devais les considérer comme des outils et rien de plus.
J’étais allé à la rude école d’Exo et j’en avais retenu toutes les leçons.
Les noutres s’étaient rapprochées, faisant la planche, chacune d’entre elles dévoraient une truite à tête blanche, justement en commençant par celle-ci. J’aimais bien les noutres, elles étaient semblables aux loutres terriennes, aussi bonnes nageuses, aussi joueuses, peut-être trop. Les noutres de rivières formaient une niche similaire aux crocodiliens dans des environnements trop froids, ou comme ici trop exposés pour les reptiles et les méga-batraciens. Leur corps était plus long que celui de la loutre, avec des postérieurs courts et palmés. Mais avec des antérieurs plus longs. Leur queue ressemblait à celle du castor, quoique plus longue, plus étroite et surtout avec le côté plat non pas à l’horizontale comme pour le castor, mais à la verticale comme un gouvernail. La tête était très expressive, avec une mâchoire puissante et des crocs pouvant mesurer quatre centimètres. Leurs oreilles étaient petites et mobiles, elles pouvaient être entièrement fermées. La queue était recouverte d'une peau épaisse et écailleuse, alors que le reste du corps était une fourrure semblable à celle de la loutre. Ces animaux intelligents et grégaires aimaient à vivre en clan et ne craignaient pas l'homme. Elles ne l'attaquaient que pour se défendre. Il faut savoir qu’un individu pouvait peser plus de 40 kg de muscles, d’agilité, avec une intelligence supérieure à celle d'un singe. Les femelles présentaient la particularité de s’accoupler avec plusieurs mâles qui leur étaient tous dévoués. Il y avait tellement d’histoires de légendes à leur sujet qu’on pourrait en parler toute une nuit, tout un jour et même plus.
En tous cas, je savais qu’il fallait que je retourne à l’eau… sans quoi elles viendraient sur la rive et commenceraient à japper de plus en plus fort, jusqu’à ce que je vienne ou que je déménage hors de leur vue.
Même un roojas ne pourrait venir à bout d’une meute de noutres.
Heureusement l’eau n’était pas froide. Le soir était venu, les noutres s’en étaient allé nager plus au nord. La lune Major* annonçait sa venue, ses anneaux se dessinaient sur l’horizon, plus précisément au-dessus de la chaîne de montagnes qui se dressait au-delà du fleuve.
J’avais depuis longtemps préparé le bivouac, le feu crépitait, j’y avais posé ma rondache en cimarium*, un métal mystérieux que les Cimmériens étaient les seuls à extraire et à pouvoir travailler.
Il avait entre autres particularités, d’être beaucoup plus léger que l’aluminium, plus résistant que le meilleur acier et il supportait les hautes températures.
Depuis longtemps, il me servait aussi de grande poêle dans laquelle je faisais cuire mes repas ainsi que ceux de What, ce qui présentement était le cas.
_ What, tu la veux comment ta cervelle, simplement bouillie ou avec de l’estragon ? Bon, fais pas cette tête, je vais ajouter une rasade de whisky, ça te va, là ?
Tous deux, on se comprenait. Je savais aussi qu’il la préférait avec des fines herbes, et qu’il ne crachait pas sur l’alcool. Pour les entrailles du pécari, j’avais tout déversé dans la rondache, tout sauf le cœur et le foie, que je ferais en brochettes. On se les partagerait plus tard.
Il est vrai, que, c’était notre premier véritable repas depuis que j’avais quitté ma troupe de mercenaires, je ne pouvais pas dire que les anguilles des sables, qu’elles soient grillées ou boucanées soient des mets délicats.
Mon cuissot de pécari grillait maintenant sur la braise.
Je comptais l’accompagner avec des feuilles de baobab bouillies, elles ont comme on le sait le même goût que les épinards.
What avait mangé et il s’était creusé une sorte de nid près du feu. Je suis sûr que s’il avait pu ronronner, il l’aurait fait.
La viande était à point, ainsi que mes feuilles de baobab.
J’en étais à penser : « Enfin un moment de paix. » Mais c’était sans compter la venue inopinée de deux intrus.
Mes tatous écailleux* s’en revenaient non pas de guerre, mais de leur promenade, et ils comptaient bien obtenir une part de mon repas.
Un vieux dicton Koushite* disait : « Il est plus facile de faire entendre raison à ses femmes que de se débarrasser d’un tatou. » (Et chacun sait, que les koushites, pour leur plus grand malheur possèdent des harems bien trop fournis). Alors deux…
Je balançai par-dessus la haie la tête ainsi que divers morceaux, que je trouvais impropre à ma consommation. J’aurai la paix pour un temps, la paix, mais pas le silence, je savais que mes deux tatous se chamailleraient bruyamment pour cette nourriture.
Il était trop tard pour que je fasse boucaner la viande qui me restait. Je voulais un peu de repos, alors j’emballai la carcasse dans un linge et la suspendis à une branche de l’acacia.
Une chose me manquait réellement, la présence d'une fille entre mes jambes. Heureusement, il y avait dans ma besace du tabac et de l’alcool. Il me restait encore six cigares et le quart d’une gourde de whisky cimmérien. Il n’y a pas à dire, cela avait beau être un petit pays montagneux… Ils avaient de bien jolies filles, le meilleur des aciers, une boisson pour les hommes et ils fournissaient les meilleurs bataillons de mercenaires. Je jetai une bûche dans le feu et j’allumai mon cigare.
Dans le ciel la lune Major était presque entièrement visible, elle avait la grosseur d'un pamplemousse. Entourée de ses anneaux, elle nous éclairait déjà d’une lueur bleutée, comme argentée.
What roucoulait, sa lourde tête sur mes genoux.
Enfin la paix.
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